RECHERCHES SUR LA XIVe DYNASTIE DE MANÉTHON

 

XV. — Époque et durée du séjour des Israélites en Égypte. — Textes de la Vulgate et des 70, et leurs variantes. — Probabilités pour un séjour de 300 ans.

 

 

Cette idée c’est que le roi nouveau qui ne connaissait pas Joseph, doit appartenir à la 18e dynastie et le ministère de Joseph à l’époque des Pasteurs. Nous nous trouvons tel en face de la grande question encore aujourd’hui obscure du temps que la famille d’Israël passa en Égypte, question que je ne prétends point résoudre d’une manière absolue et définitive, mais que j’espère simplifier beaucoup dans ses conséquences, si l’on veut bien admettre avec moi, d’une part que l’Exode a eu lieu avant les troubles de la fin du 16e siècle, d’autre part qu’un royaume national subsista dans la basse Égypte, au temps des Hyksos. De ce double fait résulteront en effet des conséquences qui pourront écarter, sinon tout embarras sur les chiffres, du moins toute grave difficulté sur les événements. On voudra bien se rappeler que j’ai établi sut des considérations tout à fait indépendantes de l’époque de Joseph les faits que j’invoque maintenant pour éclaircir les difficultés de cette histoire : le lecteur, si cet éclaircissement le satisfait, devra donc y voir, non un cercle vicieux, mais une nouvelle vérification.

Quand on veut fixer la durée du séjour des Hébreux en Égypte, on se trouve en présence d’un double texte, correspondant au 4e verset du XIIe chapitre de l’Exode. Dans la Vulgate, conforme d’ailleurs au texte hébreu[1], on lit : Habitatio autem filiorum Israël, qua manserunt in Ægyto, fuit quadringentorum triginta annorum. Le texte des St plainte, tel qu’il était lu, cela est visible, par saint Paul ou par les Galates à qui son épître est adressée[2] ; tel qu’il était connu de saint Augustin, qui ne mentionne pas d’autre leçon[3] que la traduction latine de ce qu’on va lire ; tel qu’il est compris par D. Calmet[4] ; tel qu’il est cité par Petau[5] et Pezron[6], porte ces mots : Ή δέ κατοίκησις τών Ίσραήλ, ήν κατίρκησαν έν γή Αίγύπτω καί έν γή Χαναάν, αύτοί καί οί πατέρες αύτών, έτη τετρακόσια τριάκοντα. Le samaritain est d’accord avec cette leçon, mais elle-même n’est pas constante ; car M. de Rougé, dans la même page où il fait connaître cette dernière concordance[7], cite en français le sens des Septante, en supprimant les mots καί οί πατέρες αύτών, ne croyant pas qu’ils appartiennent aux auteurs de cette version, bien qu’il incline à les croire conformes au véritable texte originaire. Ils ne se trouvent point dans l’édition Didot (1839), préparée par M. l’abbé Jager, conformément au texte publié par Sixte V ; ils ne sont pas adoptés non plus par la Polyglotte de Wallon (Londres, 1657), qui ne les donne que comme variante, et qui ajoute : Καί έγένετο μετά τά τετρακόσια τριάκοντα έτη, έξήλθε πάσα ή δύναμις Κυρίου έκ γής Αίγύπτου νυκτός. La même Polyglotte nous apprend aussi que le sens de la Vulgate est donné par le Targum d’Onkélos, ainsi que par les versions syriaque et arabe. D’autre part, non seulement D. Calmet[8] présente la glose du samaritain comme une interprétation exacte du passage, mais Josèphe[9], qui ne pouvait se régler sur les schismatiques de Samarie, compte aussi les 430 années depuis le séjour d’Abraham dans la terre de Chanaan ; c’est encore ce qu’a plusieurs fois attesté la tradition de la synagogue[10].

Si l’on compte de son arrivée, comme il vient en Palestine à l’âge de 75 ans[11], et y reçoit la promesse rappelée par saint Paul, environ 15 ou 20 ans avant la naissance d’Isaac[12], né lorsque Abraham avait déjà 100 ans[13] ; comme Isaac lui-même devient père à 60 ans[14], et que Jacob en avait 130[15] lors de son arrivée en Égypte, ce dernier événement sépare en deux portions égales ou à peu près la durée des 430 ans. En plaçant l’Exode à la 20e année de Horus, on trouvera, d’après les calculs établis plus haut, que Jacob est arrivé en Égypte 89 ans avant la prise d’Avaris, et que la mort de Joseph a précédé de 19 années ce dernier événement, puisqu’il vécut encore environ 70 ans après l’arrivée de sa famille[16]. Si l’on compte les 430 ans seulement depuis la promesse, ces dernières dates devront être reculées d’une dizaine d’années. Mais si, conservant le texte des Septante, on n’y lit pas les mots καί οί πατέρες αύτών, on pourrait adopter pour point de départ la naissance de Jacob, en prenant les mots τών ύιών Ίσραήλ dans le sens d’Israël et sa postérité, à peu près comme on aurait pu dire τών άμφί τόν Ίσραήλ, tandis qu’il me paraît difficile d’entendre cette expression d’Abraham et d’Isaac. En ce cas, le séjour des Hébreux sur la terre des Pharaons, serait de trois siècles, et leur arrivée précéderait d’environ 470 ans l’expulsion des Pasteurs.

Je n’ai pas dessein de m’arrêter bien longtemps sur la comparaison de ces textes. On invoque en faveur de la chronologie la plus restreinte en ce passage, outre l’interprétation trouvée dans saint Paul et saint Augustin, la généalogie de Moïse, qui, dans les divers endroits où elle est rappelée[17], ne compte jamais que deux générations (Caath et Amram) entre Lévi et lui. Peut-être est-il permis de croire que, dans son Épître aux Galates, l’apôtre rappelait seulement à ceux-ci la leçon qu’ils étaient accoutumés à lire dans leur texte, sans engager à l’exactitude des chiffres la responsabilité de l’enseignement qu’il leur adressait sur l’insuffisance de la loi ancienne ; d’autant plus que, dans l’édition grecque de Didot, comme dans la Vulgate, le langage tenu par saint Paul à la synagogue d’Antioche de Pisidie[18] (langage auquel on a parfois donné un autre sens, en lui donnant une autre forme), semble compter environ quatre siècles et demi entre l’arrivée en Égypte et le partage de la terre promise. Et en ce qui touche la généalogie de Moïse, il est certain, pour tous ceux qui ont fait des questions bibliques l’étude même la plus élémentaire, que la langue sainte est beaucoup moins précise que la nôtre dans l’ex-pression des degrés de parenté et, par suite, du nombre des générations[19]. Si l’on ne se résout pas à admettre ici une ou deux générations de plus, si l’on croit devoir conclure du XLVIe chapitre de la Genèse (6-11), que Caath était déjà né lorsque Lévi vint habiter l’Égypte, on remarquera du moins que sa vie, celle d’Amram et celle de Moïse avant l’Exode forment environ trois siècles et demi ; or la paternité tardive que ces langues vies permettent de supposer s’accorderait à la rigueur voit avec le texte samaritain, mais avec celui des Septante.

D’autre part, la leçon de la Vulgate semble garantie par le passage de la Genèse où le Seigneur dit à Abraham : Scito prænoscene quod peregrinum futurum sit semen tuum in terra non sua, et subjicient eos servituti, et affligent quadringentis annis. — Verumtamen gentem, cui servituri sunt, ego judicabo : et post hœc egredientur cum magna substantia (XV, 13-14). Mais saint Augustin[20], pour l’accorder avec la leçon des Septante, croit devoir faire rapporter quadringentis annis au mot peregrinum seulement, ayant fait observer déjà que, du vivant de Joseph, les Hébreux n’étaient pas esclaves : Moïse dit même que la persécution ne commença qu’après la mort de tous les enfants de Jacob[21], et Josèphe, qui devait avoir en à sa disposition des manuscrits de choix et dit même avoir reçu de Titus les exemplaires trouvés dans le temple[22] a entendait le passage de l’Exode comme saint Augustin. D’ailleurs comme la chronologie des Septante, qui était celle des Hébreux aux temps évangéliques[23], a généralement trouvé faveur dans l’Église chrétienne, non seulement en Orient, mais à Rome[24], comme, pour certaines époques de l’histoire, elle est seule compatible avec les progrès de l’archéologie, je ne repousserai point le texte grec, tout en avouant mon penchant pour la leçon et le sens qui ne s’accordent pas avec la glose samaritaine. 11 me semble en effet, malgré l’avis produit par M. de Rougé[25], que trois siècles de séjour en Égypte, laissent mieux comprendre que deux l’extrême multiplication de ce peuple, dont il est difficile de croire que les générations se renouvelèrent alors tous les 25 ans. Au contraire, admettons que chaque famille donne en moyenne, de 40 à 50 ans, naissance à cinq enfants de chaque sexe qui arrivent à I’âge d’homme[26], sauf une génération, celle qui fut victime d’une persécution homicide et pour laquelle on n’admettrait que 2 à 3 couples par famille ; et l’on aura, après un intervalle de 3 siècles, en partant des 50 couples des petits-fils de Jacob[27], environ 800.000 âmes, pour la dernière génération seulement et sans compter les enfants, ce qui s’accorde fort bien avec le texte de l’Exode[28].

Evidemment la prophétie de la Genèse, touchant le retour dans la terre promise à la quatrième génération[29], ne s’applique pas à la masse du peuple, mais à des longévités privilégiées, analogues d’ailleurs à celles du temps où la prédiction est faite ; mais il faut remarquer que la longue vie de Caath et d’Amram, et la vie patriarcale que les Hébreux durent mener longtemps dans la terre de Gessen, supposent chez eux, du moins pendant le 1er siècle, le maintien d’une longévité relative. Enfin, comme dernier argument en faveur d’un séjour de trois siècles, rien ne nous montre, dans les dernières années de Joseph, le renouvellement de la lutte contre les Pasteurs, qui devrait en être contemporaine, si les Hébreux n’avaient passé que 215 ans en Égypte.

 

 

 



[1] De Rougé, Ann. de phil. chrét., juin 1846, t. XIII, p. 453. Cf. Petau, Doctr. temporum, IX-25 ; Pezron, Antiquité des temps, VII ; Vossius, de vera æte mundi, VIII.

[2] III, 16-17. — La Vulgate donne ici le même chiffre que le grec : 130 ans de la promesse à la loi.

[3] Quæst. in Exod.

[4] Hist. de l’anc. et du nouv. Test., l. I.

[5] Doctr. temp., ubi supra ; Rationarium temp., Part. LL, l. II, cap. IV, p. 78.

[6] Ant. des temps, ubi supra.

[7] Ann. de phil. chrét., ubi supra.

[8] Commentaire littéral (sur l’Exode), dans le cours complet d’Écriture sainte de Migne, où j’ai trouvé aussi les dissertations sur les Septante dont je parlerai tout à l’heure et le commentaire de Cornélius à Lapide.

[9] Antiquités judaïques, I, 15. — V. infra, sa conformité avec la chronologie des Septante.

[10] De Rougé, ubi supra.

[11] Gen., III, 4-5.

[12] D. Calmet, Hist. de l’anc. et du nouv. Test., l. I. — V. Gen., XII, 4 ; XV, 3 ; XVI, 16 ; XVII, 1-16.

[13] Gen., III, 5.

[14] Gen., XXV, 26.

[15] Gen., XLVII, 9.

[16] Il avait 30 ans quand il fut présenté au roi (Gen., XLI, 46) ; les années d’abondance commencèrent peu après (ibid. 32), et il mourut à 110 ans (L, 22).

[17] Ex., VI, 16, 18, 20 ; Num., III, 17, 19 ; I Paral., VI, 1-3.

[18] Actes, XIII, 14-20.

[19] On a pensé avec raison que les Septante ont dû ajouter pour les Grecs (et l’interprète samaritain pour les colons asiatiques), la centaine d’année omise, suivant l’ancien génie de la langue hébraïque, dans l’époque de la paternité des patriarches, de Sem au père d’Abraham. (Chronographie, LXX Interp. Defensia, sub fin.).

[20] Ubi supra.

[21] Exode, I, 5-10. Cf. Carrières ad vers. 10.

[22] Chronogr., LXX Int. def. Tome IIIe du cours d’Ecriture sainte, col. 1504.

[23] Ibid, col. 1494.

[24] V. Pezron (l’Antiquité des temps, I). Il assure que, durant les premiers siècles de notre ère, les Juifs ont volontairement altéré leurs chiffres pour déranger le temps, où, selon certaines traditions, devait naître le Messie, et se dérober ainsi à l’autorité de J.-C. (III-IV). — Lequien (Défense du texte hébreu contre l’Antiquité des temps, ch. I-III), rejette ce dernier fait, mais l’existence d’altérations postérieures à J.-C. n’est pas douteuse, surtout pour un passage du paume XXI, où l’on a substitué un non sens à un texte relatif à la passion de N. S. (V. Pezron, III). Les auteurs de la dissertation font d’ailleurs observer qua ces altérations s’ont pu s’opérer que sur quelques textes renfermés dans les synagogues, écrits dans une langue morte déjà et non sur une version écrite dans une langue alors vivante et qui était aux mains des étrangers et des juifs. Cette dissertation résout d’une façon très lucide (col. 1498-99), les objections de détail, fait ressortir (1501-3) l’appui que prête à la chronologie des Septante le texte samaritain dont elle est manifestement Indépendante et montre arec une grande vigueur de critique (col. 1504-7) que, malgré un désordre apparent (dont Lequien avait voulu profiter : ch. V.), Josèphe est bien positivement favorable à la chronologie du texte grec. — Rome n’avait pas attendu les progrès ni même la naissance de l’archéologie égyptienne et assyrienne pour affirmer (1637) qu’il est licite de s’en tenir aux dates des Septante (ab. col. 1516), et le martyrologe romain l’avait admise (col. 1519) ou plutôt en avait conservé la tradition (V. Pezron, tit. III). Aussi, à l’exemple des Pères de l’Église et de S. Jérôme en particulier, qui enseignaient que ces différentes de chiffres n’intéressent pas la foi (col. 1510), on a vu les plus savants théologiens et les plus orthodoxes, un Baronius, un Bellarmin assurer que le décret du concile de Trente relatif à la Vulgate décide seulement qu’elle est conforme à la morale et au dogme catholique (col. 1510). La théologie est donc ici désintéressée et les inquiétudes manifestées au 16e siècle, à ce qu’il paraît, par la congrégation de l’Index (V. Lequien, VIII) ne pouvaient avoir pour cause que les attaques des protestants contre la Vulgate : c’était un acte de prudence temporaire.

[25] Ann. de phil. chrét., juin 1846.

[26] Ce qui n’est certainement pas une supposition exagérée. V. Exode, I, 7.14.

[27] Genèse, XLVI, 8-27.

[28] Profectique sunt filii Israel de Ramesse in Socoth sexcenta ferè millia peditum virorum, absque parvulis (Ex. XII, 37). En prenant le multiplicateur 5, Il faut le doubler au dernier calcul, où il ne s’agit plus de couples mais d’âmes, et, et l’on fait la correction inverse pour le temps où les enfants mâles furent jetés dans le Nil, on peut conserver ce même multiplicateur. La 6e génération (8e après Jacob) s’arrêtera en moyenne 270 ans après l’entrée en Égypte, si l’on adopte 46 ans pour chacune.

[29] Genèse, IV, 16.