RECHERCHES SUR LA XIVe DYNASTIE DE MANÉTHON

 

VII. — Recherches sur l’époque de la 14e dynastie. — Point de départ.

 

 

Ce long examen de monuments, dont aucun n’a pu me fournir de conclusion positive pour le sujet spécial de ces recherches, pourra sembler inutile et fastidieux ; cependant, outre que je devais, avant de les abandonner, me prémunir contre-le blâme d’avoir négligé des éclaircissements possibles, le résultat principal de cet examen, c’est-à-dire la reconnaissance d’un,certain nombre de points de repère dans la succession des princes thébains, pourra n’être pas tout à fait infructueux pour le point si délicat et si obscur que je dois traiter maintenant : la chronologie de cette dynastie disparue. Avant de m’y engager, je dois protester formellement contre l’intention que l’on pourrait m’attribuer, en contradiction avec le début de mots travail, de chercher ici des chiffres certains et précis, un enchaînement de faits incontestables. Non, encore une fois, la chronologie de ces temps est impossible, si l’on prend le mot dans le sens rigoureux que la science lui donne, quand il s’agit des époques dont l’histoire est continue et appuyée sur des témoignages contemporains. Nous n’avons ici ni manuscrits ni inscriptions de cette époque qui puissent nous fournir, avec certitude, même les principaux linéaments de cette histoire ; mais est-il défendu pour cela de chercher quelque approximation, quelque probabilité qui puisse mettre sur la voie de la saine interprétation de découvertes ultérieures, Si l’archéologie, et même celle de l’Égypte, est, sur beaucoup de points déjà, une science positive et non plus conjecturale, .cela ne veut pas dire que, pour les progrès énormes qui lui restent à accomplir ; elle n’ait pas, à chaque instant, besoin d’examiner une hypothèse, de procéder par induction, de supposer le problème résolu, comme on dit en mathématiques, de poser une loi pour la vérifier ensuite, comme le font les physiciens. L’archéologie égyptienne ne doit-elle pas sa naissance à l’emploi habile, mais hardi, d’une hypothèse qui s’est trouvée quelque peu inexacte : l’identité du copte ecclésiastique avec la langue des Sésostris. Ai-je besoin de dire d’ailleurs que je ne m’attribue point la vérification définitive de mes essais ! Le seul rôle que je réclame, c’est de résumer, dans les étroites limites de mes connaissances, les conditions du problème et d’indiquer comment il me semble qu’on peut faire converger vers la solution les conséquences qu’il est permis d’entrevoir. Si je réussis à y appeler l’attention des maîtres de la science, j’aurai du moins rempli le rôle du critique dont parle Horace :

Vice cotis, acutum

Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi.

C’est ce que je vais essayer de faire, en me servant de quatre sources différentes : 1° les points de repère connus dans l’histoire postérieure de l’Égypte ; 2° les données chronologiques fournies surtout par Josèphe, pour les temps qui suivent de plus près l’expulsion des Hyksos ; 3° la succession des rois thébains ; 4° et les renseignements que nous offre l’histoire d’un autre peuple. J’examinerai enfin si l’on ne pourrait pas étendre à une question plus intéressante que celle des chiffres les résultats de cette information.

On le sait, l’astronomie a déterminé aujourd’hui quelques dates absolues dans l’histoire de l’antique Égypte : elle a reconnu la place qu’il faut donner, dans la chronologie universelle, à trois règnes de la 20e dynastie et spécialement au plus fameux, à celui de Ramsès III Hik-pen. On le sait parle beau mémoire[1], où M. Biot a interprété des tableaux égyptiens d’observations astronomiques ; tableaux traduits par M. de Rougé, et qui contiennent les heures du lever de différentes étoiles, avec leur dates, selon le Calendrier égyptien. Les études de M. Biot sur ce sujet ne doivent être analysées ici que dans la mesure indispensable pour comprendre la valeur du calcul de dates que j’appuierai sur elles ; mais, comme elles se trouvent dans un recueil qui n’est pas sous la main de tout le monde, il peut être utile d’en exposer brièvement la nature et les résultats.

Dans un précédent mémoire, lu à l’Institut, du vivant de Champollion le jeune[2], M. Biot avait déterminé, d’après les données de l’illustre archéologue, la forme du calendrier égyptien, divisé en trois tétraménies, celles de la végétation, de la récolte et de l’inondation. Chacun des douze mois était composé de 30 jours, et l’on ajoutait à la fin de l’année 5 jours supplémentaires ou épagomènes, pour arriver au nombre de 365. Cette année était donc trop courte d’un quart de jour, si on la compare au calendrier Julien, et de 0,2425 de jour environ, si on la compare à l’année véritable. Il en résultait que cette année égyptienne, réglée sur les phénomènes naturels propres à ce pays, où l’inondation du Nil commence constamment à l’époque du solstice d’été, devait retarder progressivement sur l’année solaire, de manière à perdre un jour environ en quatre années et à ne se retrouver en coïncidence rigoureuse avec l’état de choses sur lequel on l’avait calquée, qu’après 1460 années juliennes, ou 1505 années vraies. Il en résulte que, la date égyptienne ou vague d’un fait astronomique étant conclue, on peut toujours, par le calcul, en retrouver l’époque véritable : on sait alors en effet à quel jour de l’année égyptienne correspondait un jour connu de l’année solaire, et par conséquent à quel point de la période de 1505 ans le cycle se trouvait parvenu. Or, comme l’année des Égyptiens fut fixée par Auguste, qui leur imposa le Calendrier Julien, à l’an 25 avant l’ère chrétienne ; comme le 1er jour du mois de thot se trouvait alors porté au 29 août ; comme le solstice d’été, date du 1er pachon aux années de coïncidence, précède alors le 1er thot suivant de 125 jours, et qu’en l’an 25 il le précédait de 64 seulement, l’année qui reportera le 1er pachon au solstice sera l’an 275, le solstice devant être au 26 juin de l’année julienne, 25 ans avant J.-C., et les 61 jours de différence devant être divisés par 0,2425, pour trouver le nombre d’années que l’on doit compter en remontant à partir de cette année-là. En remontant une période de 1505 années, on trouvera la coïncidence précédente. Ajoutons que ces résultats ont été mis dans un jour encore plus éclatant, s’il est possible, par les articles de M. Biot dans le Journal des Savants, de 1857.

Voici maintenant quel usage il a fait de ces principes pour déterminer quelques dates de la 20e dynastie de Manéthon (20e d’Africain, 19e d’Eusèbe). Champollion avait rapporté d’Égypte un catalogue de lever d’étoiles, dont la copie de M. Lepsius a vérifié la parfaite exactitude. Ce catalogue, inscrit sur le tombeau de Ramsès VI, l’un des fils de Ramsès Hik pen, et reproduit presque identiquement sur celui de Ramsès IX, en sorte que les lacunes de l’un puissent être, en grande partie, comblées par l’autre, comprenait 24 colonnes représentant les 1re et 16e nuits de chacun des 12 mois de l’année vague. Chaque colonne était partagée en 13 lignes correspondant au commencement de la nuit et aux 12 heures temporaires entre lesquelles on la partageait ; dans le tableau dit de Ramsès IX, la fin de la 1re heure était réunie, sur la même ligne, au commencement de la nuit. A chaque heure, correspond un astérisme dont le lever appartenait, pour cette année, à la division indiquée dans le tableau ; le lever et non le coucher, car la première apparition de chaque astérisme figure à la 12e heure de la nuit ; et il remonte d’une ligne à chaque colonne jusqu’à ce qu’il disparaisse, après en avoir parcouru 10 (en lui faisant deux fois franchir un double intervalle, afin de conserver l’intervalle de 5 mois pendant lequel une étoilé est réellement visible, à nuit close). Ces tableaux, ne représentant pas des jours, mais des quinzaines, il n’y avait lieu à y varier les figures sidérales que tous les 60 ans, d’après la marche de l’année vague, et c’est pour cela sans doute que celui de Ramsès IX reproduisait celui de Ramsès VI[3].

Or, bien que les astérismes égyptiens soient tout à fait différents de ceux des Grecs (fait dont l’ignorance a répandu tant d’erreurs dans les premiers essais sur l’astronomie égyptienne), il en est un dont la désignation bien connue peut servir à guider le chronologiste dans l’usage de ce tableau, c’est d’étoile de Sirius ou Sothis, dont le lever héliaque, c’est-à-dire la première apparition à l’horizon, lorsqu’elle cesse d’être éclipsée par les rayons du soleil, resta, pour la latitude de Memphis, fixée au 20 juillet de l’année julienne proleptique, pendant toute la période comprise dans l’histoire ancienne de l’Égypte, et par conséquent se reproduisait après une période de 365 jours et un quart, 4 fois en 4 ans vagues et un jour. Le lever héliaque de Sothis est donné, sur le tableau en question, au 16 thot, ou au 15, s’il s’agit du compte des nuits, le jour civil des Egyptiens commençant au lever du soleil. Mais il ne faudrait pas croire que, pour retrouver l’année du cycle, on n’ait qu’à multiplier par 4 le nombre de jours qui s’étend du 20 juillet au jour que le 15 thot devait occuper quand l’année était en coïncidence. On commettrait ici une complication d’erreurs astronomiques qui pourrait entraîner une erreur d’un demi-siècle dans la recherche des dates.

D’abord il faut tenir compte de la latitude du lieu où l’observation a été faite, et qui est probablement Thèbes dans le cas présent ; il faut tenir compte de la place qu’occupait sur l’écliptique le point équinoxial et de l’inclinaison sur l’équateur qu’avait l’écliptique elle-même à l’époque, déterminée déjà par approximation, où s’est passé le phénomène, Outre ces corrections dont les deux premières sont fort importantes, il serait bon, si l’on prétendait à une grande approximation, de rechercher quelles étaient alors les longitudes absolues du soleil et de Sirius, qui éprouvent une légère variation dans un espace de 30 siècles ; il serait bon, surtout en ce cas, de se rappeler que la réfraction de l’air avance le moment où une étoile devient visible à l’horizon. Mais surtout il ne faut pas oublier qu’il ne peut jamais être question, du lever héliaque théorique, c’est-à-dire réel, chez un peuple dont toute l’astronomie reposait sur l’observation des yeux, et qu’il s’agit uniquement d’un lever reconnu à l’œil nu, par conséquent d’un jour où Sirius était encore fort à l’occident du soleil et d’une quantité incessamment variable avec les conditions de l’atmosphère et la bonté de la vue de l’observateur[4].

Tenant compte de toutes ces. circonstances et admettant avec M. Ideler, que le soleil doit, en Égypte, être abaissé de 10° à 11° 2/3 pour que l’observation ait lieu à la vue simple, M. Biot détermine les années 1245-38, comme étant i’époque où a eu lieu l’observation représentée sur le tombeau de Ramsès VI, et se rapportant probablement à son règne : il se décide pour l’année égyptienne 1241-40, comme se rapportant à des conditions moyennes de visibilité : il est bien entendu que rien ici ne permet de conclure en quelle année du règne de ce Ramsès ont été faites les observations astronomiques reproduites sur son tombeau, pas plus que le but précis dans lequel la table a été dressée ; mais le rapprochement de cette date absolue avec celle dont je vais parler, rend certain le fait que le lever d’étoiles appartient au temps de Ramsès VI, et n’est pas une simple copie d’un ancien tableau[5].

L’autre observation dont j’avais à parler ici est encore une première apparition (lever héliaque) de Sothis, datée, dans le Calendrier de Médinet Habou, du mois de thot, sans indication de jour, ce qui, dans les habitudes égyptiennes, désigne le 1er du mois[6]. Ce lever, antérieur de 15 jours dans l’année vague, et par conséquent de 60 années, à celui qui vient d’être mentionné, appartient donc à l’année 1301, date moyenne d’une période qui peut s’étendre de 1304 à 1298, à cause des incertitudes de l’observation[7]. Cette époque est donc celle de Ramsès III Hik pen, au règne de qui appartiennent le calendrier et le monument lui-même, c’est-à-dire le palais proprement dit, avec une portion des sculptures du temple[8]. La place chronologique de la 20e dynastie est donc assurée désormais. Je m’abstiens présentement de faire usage d’autres dates astronomiques discutées dans les mémoires dont je viens de parler et qui ont été contestées : j’en dirai un mot plus tard ; qu’il me suffise, pour le moment, d’établir un point de départ inébranlable à une série de dates relatives qu’une circonstance particulière (la concordance d’Africain et de Josèphe), rend, je ne dis pas les plus faciles à établir, mais les moins incertaines peut-être de toutes celles où le témoignage de Manéthon n’est pas complètement contrôlé par les monuments. D’ailleurs, d’illustres égyptologues s’en sont occupés depuis quelques années ; je n’aurai guère ici qu’à résumer et à coordonner leurs travaux.

 

 

 



[1] Recherches de quelques dates absolues qui peuvent se conclure des dates vagues inscrites sur des monuments égyptiens. Lues à l’Académie des inscriptions et à l’Académie des sciences, les 4 et 7 février 1853. Acad. des sc., t. XXIV.

[2] Recherches sur l’année vague des Égyptiens, lues à l’Acad. des Inscr., le 30 mars et à l’Acad. des sc., le 30 avril 1931. Acad. des sc., t. XIII. Le Mémoire de Champollion sur la notation des mois, retrouvé longtemps après sa mort, a été inséré dans le XVe volume de l’Académie des inscriptions. Les mois égyptiens ne succédaient dans l’ordre suivant : 1re tétraménie : Thoth, Paophi, Athyr, Choiak ; 2e : Tybi, Méchir, Phameroth, Pharmouthi ; 3e Pachon, Payni, Epiphi, Mesori.

[3] Biot, 1er Mémoire de 1853, 1re partie.

[4] Biot, 1er Mémoire de 1853, 1re partie.

[5] Biot, 1er Mémoire de 1853, 2e partie.

[6] Biot, 1er Mémoire de 1853, 2e partie.

[7] Biot, 1er Mémoire de 1853, 2e partie.

[8] V. Champollion-Figeac, Égypte ancienne, p. 346.