RECHERCHES SUR LA XIVe DYNASTIE DE MANÉTHON

 

I. — État de la question. — La 14e dynastie a-t-elle été contemporaine ou antérieure à l’invasion des Pasteurs ?

 

 

Les travaux multipliés, les recherches approfondies, qui ont paru depuis plusieurs années sur l’histoire et la chronologie de l’ancienne Égypte ont désormais assuré la connaissance d’un assez grand nombre de faits pour que la science ait presque partout renoncé sur cette matière à la liberté des rêves. La place laissée aux hypothèses reste encore très étendue sans doute ; mais ce ne seront plus que des hypothèses scientifiques, destinées à combler des lacunes, en raisonnant sur des données bien établies : ce n’est plus le temps où chacun pouvait se croire appelé à construire un nouveau système embrassant la durée entière des anciens âges, parce que les documents historiques connus sur chaque époque étaient si peu nombreux et si mal coordonnés que les études de détail ne savaient où se prendre et ne pouvaient aboutir.

Aujourd’hui des travaux d’une autre sorte sont en pleine voie d’exécution, et, grâce au zèle courageux des voyageurs, grâce à-la multitude d’inscriptions qui ont été mises récemment sous les yeux de l’Europe, ses espérances de restitution historique peuvent être, non pas illimitées sans doute, mais immenses et presque aussi grandes que son ardeur. Seulement il faut avouer que l’on a fait peu encore, en comparaison de ce qui reste à faire. La méthode est trouvée et habilement suivie : mais il faut l’appliquer à l’étude de tous les faits que l’on possède déjà, et, pour obtenir un ensemble tant soit peu satisfaisant, il faudra en découvrir beaucoup encore. Il n’est donc pas à croire que l’œuvre manque aux ouvriers, d’ici à bien des années, et, chaque point éclairci étant un moyen d’arriver à la certitude sur d’autres points, il m’a semblé (sauf toute réserve à faire sur les illusions d’un zèle peut-être intempérant), que l’on ne doit repousser aucun travail appuyé sur des faits, quelque restreintes que soient les connaissances archéologiques ou philologiques de l’auteur, si ce travail peut amener ou simplement préparer, par l’indication de quelque nouveau point de vue, la solution de l’un des problèmes aujourd’hui posés.

Telle est l’excuse que je présente à M. le Directeur des Annales de philosophie chrétienne, et aux lecteurs de cette revue pour la hardiesse avec laquelle, habitant d’une petite ville de province, je leur offre un essai d’interprétation sur une question plus d’une fois soulevée, mais qui, ce me semble, n’a pas encore été traitée spécialement et dans son ensemble. La disette de monuments figurés où je me trouve réduit loin de Turin, de Leyde... et de Paris, est sans doute un malheur pour moi ; mais, pour l’objet qui m’occupe en ce moment, ce n’est pas un obstacle aux premières recherches, car ceux qui ont à leur portée les trésors de la science, reconnaissent que sur ce point cette disette existe même pour eux, et elle sera précisément un des arguments de la thèse que je me propose de soutenir ici.

Il s’agit de la place que doit occuper dans l’histoire de l’Égypte cette 14e dynastie à laquelle Julius Africanus, dans sa liste extraite de Manéthon et reproduite par Georges le Syncelle, attribuait, selon les copistes, une durée de 184 ans ; Eusèbe paraît, d’après la traduction arménienne et un manuscrit du Syncelle, avoir adopté le chiffre 484 comme étant celui de Manéthon[1]. Malgré cette longue durée, cette dynastie a laissé si peu de traces de son existence qu’elle a découragé ce qu’il .y a de plus tenace et de plus entreprenant, la curiosité des archéologues. Cependant une opinion a été produite par M. de Bunsen, dans un des premiers volumes de sa Place de l’Égypte dans l’histoire du monde, opinion d’après laquelle cette dynastie aurait été contemporaine et tributaire de l’empire des Hyksos, et son autorité aurait été concentrée dans la Basse-Égypte.

Cette opinion, M. Raoul Rochette l’a acceptée, sans y insister beaucoup, sans la discuter précisément, mais comme une idée indiquée par l’auteur qu’il examinait[2], et d’ailleurs conforme au peu de détails que nous connaissons sur l’invasion des Hyksos. M. de Rougé, au contraire, dans un écrit un peu ancien déjà[3], puisqu’il remonte à douze années environ, et que la science marche aujourd’hui avec une vitesse accélérée, M. de Rougé, dis-je, rejetait cette opinion et, selon l’ordre apparent des listes, plaçait, avant l’invasion, l’époque de la 14e dynastie. Mais je n’en suis heureusement pas réduit ou à me taire ou à prendre le rôle impertinent de juge entre les enseignements des maîtres ; je puis en effet en appeler à M. de Bougé lui-même de la sentence qu’il avait rendue d’abord, quand je vois dans l’avant-propos de sa Notice sommaire sur le musée égyptien du Louvre, publiée en 1855, qu’il retire ce qui lui a semblé trop absolu dans sa propre critique de l’ouvrage de Bunsen, de même que celui-ci a fait droit aux objections que lui avait présentées l’auteur français[4].

M. de Rougé déclare en effet qu’au delà de l’expulsion des Pasteurs, le calcul des dates n’est pas aujourd’hui possible[5] ; et c’est ce qu’il exprimait fort heureusement quelques années plus tôt[6], en appelant géologie de l’histoire la science du premier empire égyptien, où, disait-il, nous ne posons plus de chiffres, mais nous déterminons encore avec certitude l’ordre de plusieurs dynasties. On le voit, l’auteur ne croit pas même que, pour cette période, l’ordre des dynasties soit toujours au-dessus de toute discussion ; et, pour la question spéciale qui nous occupe ici, il disait, dans l’opuscule cité tout à l’heure : On possède une très longue liste des rois qui suivirent les Sévékhotep ; ils constituent les 14e, 15e, 16e et 17e dynasties, sous lesquelles Manéthon place l’invasion des Pasteurs[7].

Ce n’est donc pas se soustraire à l’imposante autorité du célèbre égyptologue français que de reprendre sur ce point l’examen du système de Bunsen et de chercher les documents de toute nature qui peuvent le contredire ou le confirmer. Je ne crois pas du reste que l’on doive interdire ici tout argument tiré des dates, mais il ne doit être que secondaire et propre seulement à appuyer des résultats obtenus déjà.

 

 

 



[1] V. Raoul Rochette, Journal des savants, mai 1848.

[2] Journal des savants, mai et juin 1848.

[3] Examen de l’ouvrage de M. le chevalier de Bunsen, publié dans les Annales de philosophie chrétienne ; voir pour cet article, le numéro de juin 1847, t. XV, p. 405 (3e série).

[4] Voir Revue archéologique, 14e volume, article de M. Alfred Maury.

[5] Notice sommaire des monuments égyptiens exposés dans les galeries du Musée du Louvre, page 23. — Voir cette partie de la Notice insérée dans les Annales de philosophie, t. XII, p. 245 (4e série).

[6] Rapport sur les principales collections égyptiennes (Moniteur du 7 mars 1851).

[7] Notice sommaire, etc., page 10.