HISTOIRE DES GAULOIS D’ORIENT

 

CHAPITRE IX. — LES CULTES DE PHRYGIE. - LA RELIGION DES GALATES.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Bien que les Galates n’aient, selon toutes les apparences, pratiqué le culte de Cybèle que longtemps après leur établissement en Asie, comme il serait impossible d’assigner l’époque précise où il fut adopté par eux, ou, plutôt, comme il est manifeste que la religion de la Phrygie pénétra graduellement dans la croyance des colons occidentaux ;comme, d’ailleurs, à l’époque de leur arrivée, le temple de Pessinonte était, depuis des années et des siècles, en possession d’une immense renommée, et que les visiteurs, y affluaient, je crois ne pas devoir différer l’exposition sommaire des résultats auxquels m’a conduit l’étude de ce culte singulier.

La déesse phrygienne, que les Grecs confondirent de très bonne heure avec Rhéa, et que les Romains adoptèrent comme épouse de leur Saturne, portait le nom de Cybèle ; mais il y a lieu de croire que cette appellation n’est point celle qui lui appartenait dans l’origine, et que c’était le surnom phrygien d’une divinité étrangère, ou, si l’on veut, la traduction libre de son nom réel. En effet, parmi les diverses étymologies imaginées pour ce mot, et qu’il n’est pas de mon sujet d’examiner ici, la plus satisfaisante est celle de Kybela, antres et montagnes, car Hésychius nous apprend[1] que telle était, en phrygien, la signification de ce mot. Or Cybèle était adorée comme représentant la fécondité de la nature sauvage[2], et, de plus, elle portait le nom de , c’est-à-dire la mère[3].  Mère des dieux, Magna mater, sont les titres qu’on lui donne le plus souvent, jusqu’à la fin de la période romaine. Que ce nom de Ma fût lui-même d’origine arienne ou sémitique, cela importe peu au fond de la question, puisque la signification de cette racine serait la même dans les deux cas ; seulement il n’est pas sans intérêt d’observer que, , si, d’après les conjectures philologiques les plus vraisemblables, et même d’après ce que nous savons des opinions de l’antiquité sur ce point, le peuple phrygien appartenait à la race des Aryas[4], le culte de la déesse mère a dû lui venir des populations araméennes par l’intermédiaire des Phéniciens, dont les établissements commerciaux ou politiques furent si nombreux et si importants dans l’Asie-Mineure[5], ou, si on l’aime mieux, ce culte, originairement cananéen, se répandit d’un côté chez les sémites de la Syrie, de l’autre chez les Aryas de la presqu’île.

Ce n’est pas à dire que les Phrygiens aient reçu une religion toute faite. Le peu que nous savons de leur mythologie, en dehors du culte de Cybèle, annonce, pour une notable partie, une origine bactrienne[6] ; mais la déesse de Pessinonte est bien la déesse de Hiérapolis. Le rapide aperçu de sa nature et de son culte, que doit comprendre une histoire de Pessinonte, le démontrera sans peine : les mythes pélasgiques de la Γαΐα εύρύσιερνος d’Hésiode, ou de la Tellus de Hygin, mère du ciel ou aïeule de l’Océan, et devenant ensuite épouse d’Ouranos ou de l’Ether, ne ressemblent point à l’histoire de cette Cybèle. Les déesses-mères, dans l’ancienne croyance des Pélasges, représentent bien plutôt la matière indéterminée, et n’ont de commun avec la déesse de Pessinonte que d’offrir un symbole de la production matérielle et d’être sine matre creatœ.

Du reste, il n’y a pas uniformité complète dans les traditions, mêmes phrygiennes, qui racontent la fable de Cybèle. Pausanias, il est vrai, en exposant la religion des Galates de Pessinonte, s’accorde, quoique dans un récit plus abrégé[7], avec celui qu’Arnobe emprunta plus tard à un certain Timothée, qui disait exposer la doctrine des mystères[8] ; mais les détails, même essentiels, de cette mythologie, subissent, chez divers écrivains du temps de l’empire, parlant expressément de la Cybèle de Phrygie, de notables variations. Les difficultés insurmontables d’une traduction de ces mythes dans une langue vivante m’obligeront à en faire seulement connaître l’esprit, qui, du reste, se reproduit presque constamment dans ces variations de la forme.

Une pierre est fécondée par Jupiter, et il en naît un être de forme humaine, Acdistis, que les dieux mutilent pour réprimer ses fureurs ; mais de son sang naît un arbre dont le fruit rend féconde à son tour Nana, fille du roi Sangarius. L’enfant, nommé Attis, est aimé de la mère des dieux, chéri aussi d’Acdistis lui-même, et celui-ci saisi de rage quand il voit Attis accepter une épouse qui le fera oublier, lui inspire un accès de fureur dans lequel il se mutile et périt. Puis Acdistis, selon Pausanias, ou la mère des dieux, selon Timothée, obtient de Jupiter, sinon qu’Attis revive, du moins que son corps ne se corrompe pas.

Tout bizarre qu’est ce mythe, il le devient davantage encore par la confusion que des variantes diverses établissent entre ces personnages. La pierre dont il est question, c’est Cybèle elle-même, adorée, comme on le sait en Phrygie, puis à Rome, sous la forme d’une pierre noirâtre et non façonnée de main d’homme[9]. Acdistis ou Agdistis, ce monstre considéré indifféremment comme mâle ou femelle, se confond à son tour avec Cybèle, qui porte aussi ce nom[10] ; le rocher fécondé par Jupiter est d’ailleurs appelé Agdus dans le récit de Timothée. Différentes traditions supposent même expressément que c’est Cybèle qui a mutilé Attis[11]. Il y a plus : dans une fable qu’Arnobe lui-même[12] et Clément d’Alexandrie affirment appartenir aux mystères phrygiens, Deo, Brimo, Déméter, de quelque nom qu’on appelle la terre elle-même, considérée comme mère universelle, est à la fois mère et épouse de Jupiter, qui se fait ensuite l’époux de Perséphoné, leur fille, et a d’elle le Bacchus des mystères, le Bacchus taureau des rîtes sabasiens, qui fut adoré, conjointement avec la mère des dieux, sous le nom d’Attis-minotaure[13].

Ajoutez à cela que c’est le fruit d’un amandier qui rend Nana mère d’Attis, et que, selon les Phrygiens, l’amandier est le père de tous les êtres[14] ; que, selon l’auteur des Philosophumena, cité par M. Maury, le Papas phrygien était le père par excellence, mais qu’on le révérait comme vivant et mourant tour à tour, de même qu’Attis, dont il portait aussi le nom[15], et dont la mort et la renaissance périodiques étaient le principal objet des fêtes de Pessinonte[16], devenues plus tard celles du monde païen. Attis c’est Adonis, de même que Cybèle est l’Aphrodite syrienne cela ne peut plus souffrir de contestation.

Or, que l’on considère ces changements perpétuels d noms et de rôles que subissent ici les mêmes personnages l’on reconnaîtra dans les mythes phrygiens, dans la religion de la Galatie, qui finit par être celle des Galates comme dans les triades égyptiennes, dont le rapproche ment avec la triade de Cybèle, Acdistis et Attis, pourra, être suivi dé plus près, un être identique sous des forma diverses, et se reproduisant lui-même, suivant les plu grossières théories de l’émanation. Attis, c’est-à-dire Adistis, c’est Cybèle, comme, à l’autre bout de la chaîne, Attis c’est le Bacchus tauromorphe, le Bacchus Sabazius, fils de Proserpine, qui se confond si souvent avec Déméter, confondue elle-même avec Rhéa, c’est-à-dire avec Cybèle des Grecs.

Quant à l’origine sémitique de ce culte matérialiste, si voisin, d’ailleurs, dans sa signification intime, des cultes professés par les peuples chamitiques de l’Euphrate et du Nil, quant à l’identité de la déesse phrygienne avec la déesse de Syrie, sans vouloir rien ôter au mérite des études approfondies que Movers a faites sur cette question dans le premier volume de ses Phœnizier, je dois dire que l’antiquité elle-même ne s’y était pas toujours méprise, tout inexpérimentée qu’elle fût en matière de mythologie comparée. L’auteur de ce pastiche d’Hérodote, que des copistes se sont avisés, je ne puis deviner pourquoi, d’attribuer à Lucien, dit[17] qu’un sage lui a raconté que la déesse de Hiérapolis était Rhéa ; or, à l’époque où il écrivait, Rhéa ne se distinguait point de Cybèle. Ce sage lui montrait les attributs communs de la Rhéa asiatique et de la célèbre déesse de Syrie, et surtout lui signalait la mutilation volontaire de leurs prêtres, comme témoignages de leur identité. Quand l’auteur de l’ouvrage tient pour l’assimilation avec Héra, et que, pour le prouver, il la décrit comme une déesse panthée[18], il confirme, sans le savoir, la réalité du fait qu’on lui raconte. Je n’ai point, du reste, à reprendre en détail une démonstration faite par tant de savants, et sur laquelle il ne s’est pas élevé une seule contestation vraiment sérieuse[19]. Il n’est pas même absolument besoin, pour expliquer ce rapprochement, de recourir aux colonies phéniciennes de l’Asie Mineure. Une émigration assyrienne s’était, à une époque antique, établie en Lydie[20], et paraît lui avoir donné son nom ; or la communauté fondamentale de religion entre l’Assyrie et la Syrie devient chaque jour plus claire ; et, d’autre part, à l’est de la Phrygie, on trouve, en Cappadoce, les Syriens blancs. En Phrygie même, M. Maury l’a fait observer avec raison[21], nous trouvons une Apamée, comme en Syrie.  C’est enfin à Boghaz-Kieui que M. Perrot a cru reconnaître encore les traces sculptées des cultes matérialistes de la Syrie[22] ; et la numismatique a montré la Phrygie cernée, en quelque sorte, par des sémites de diverses tribus[23].

Ce qu’était ce mythe de la déesse-mère chez les sémites araméens, ce que signifiait le nom d’Athara ou Atharath (l’Atergatis des écrivains classiques), ce qu’étaient la décoration de son temple et les symboles de son culte, les rapports frappants qui se présentent entre le pin ou le cyprès de Phrygie et les Aschéras, tant chananéens que syriens, la science l’a établi aujourd’hui par des rapprochements aussi démonstratifs qu’ingénieux[24] ; je n’ai pas heureusement à en recommencer ici la preuve. Il me suffira de dire que le panthéisme matérialiste le plus grossier, que les forces de la nature, considérées à la fois comme principe et substance de la vie, y étaient représentés sous les symboles les plus expressifs : les détails du mythe de Cybèle représentent les mêmes doctrines, reproduisent la même confusion, par cette confusion de personnages que j’ai signalée plus haut, par les attributs d’Acdistis ainsi que par l’histoire même et le culte d’Attis. Nana portait un nom assyrien, nous le savons aujourd’hui : elle était adorée dans la vallée du Tigre comme épouse du soleil hyperboréen et déesse de la pluie[25], c’est-à-dire de la fécondité universelle, de l’eau, que l’école à moitié asiatique de Milet faisait le principe de toutes choses. Le temple de Cybèle à Pessinonte était d’ailleurs, à la fois, le centre d’une puissance politique exercée par les prêtres et d’un grand mouvement commercial[26].

Il n’est pas permis non plus d’omettre ici ce dieu-lune (Men), qui joue un grand rôle sur les médailles romaines de la Galatie, et dont le culte était si répandu dans l’Asie Mineure. M. Texier en a trouvé des bas-reliefs en Phrygie, à Emir-Haman et à Koula. Dans l’un[27], ce dieu, qui accompagne Mithra, a la tête couronnée de tours, le croissant derrière les épaules, la figure jeune et presque féminine, avec ces mots, dans la dédicace : Μηνί Τιάμου καί Μηνί Τυράννω. Dans l’autre[28], où il figure avec le croissant et le bonnet phrygien, il porte la lance et a les pieds appuyés sur un taureau qui rappelle celui de Mithra; il est accompagné aussi d’une inscription grecque datée de la même année que l’autre, l’an 256 (de l’ère romaine du pays, apparemment). Les noms propres dérivés de Men sont fréquents dans les inscriptions grecques[29] de l’Asie Mineure. La lune, adorée comme divinité mâle, rappelle d’ailleurs ce fait remarquable que, dans les langues germaniques, et même, en général, dans celles du rameau perso-germanique[30], cet astre porte un nom masculin et change, pour ainsi dire, de sexe avec le soleil. Chez les peuples de la Bactriane, au temps des rois indo-scythes, dit M. Maury, nous retrouvons précisément un dieu-lune. Les monnaies du roi Kanerki offrent une image portant, comme le Men phrygien, le croissant sur ses épaules légende zende mao est la forme perse du sanscrit mas, lune[31]. Il ne faut pas oublier cependant que le dieu lune se retrouve en Assyrie[32] ; la pomme de pin, qui, si les médailles, accompagnait quelquefois son effigie[33], joue un grand rôle dans la symbolique de Ninive, et l’Aglybol des Palmyriens représentait certainement la même divinité que Men[34].

Le culte de ce dieu phrygien n’est pas connu dans se détails : celui de Cybèle l’est assez bien, du moins pour l’époque où il se répandit dans l’Occident, soumis alors à la domination de Rome ; mais il y a lieu de croire qu’il n’y subit pas de changements essentiels, et que les détails même en furent généralement conservés tels qu’ils se pratiquaient à Pessinonte : c’est, d’ailleurs, nous le verrons, peu avant l’époque impériale que la religion phrygienne fut adoptée par les Galates. On peut donc sans crainte attribuer à ceux-ci la religion décrite tant par les Occidentaux de l’ère chrétienne que par les Grecs des temps classiques, quand même on penserait, avec Lobeck[35], que les Galles de ce temps-là ne suivaient pas exactement le culte antique de la Phrygie. Lobeck a réuni[36] une série de textes remontant jusqu’au siècle d’Euripide et descendant jusqu’à celui de Jamblique, qui renferment des allusions plus ou moins explicites aux mystères orgiastiques de la Mère des dieux, de Bacchus Sabazius, d’Attis et d’Adonis ; car ils paraissent, dès l’époque classique du théâtre athénien, unis et même confondus[37]. Les Galles de Cybèle, plus tard connus sous le nom de Μητραγυρταί, qui réveillait à la lois les idées de mendiant et de charlatan, faisaient retentir, dans des danses fanatiques, des instruments plus bruyants qu’harmonieux, et offraient à la déesse des libations de leur propre sang ; mais ces démonstrations repoussantes se rapportaient spécialement au mythe de la renaissance d’Attis, annuellement arraché à la mort pour être rendu à l’amour de la déesse, c’est-à-dire à un symbole de la force vivifiante du soleil, venant, après son déclin durant l’hiver, rendre à la terre sa fécondité[38]. Le culte  Attis faisait donc réellement partie du culte de Cybèle elle-même ; et c’est à la fable qui leur est commune, fable destinée à exprimer la nature même de ces deux divinités, que se rapportent les fêtes décrites par Arnobe (V, XVII-XVIII). Là chaque année, à un jour marqué, on introduisait en cérémonie, dans le sanctuaire de la déesse, un pin dont le tronc était enveloppé de laine, en souvenir de la laine avec laquelle la voulut réchauffer le corps du dieu Attis déjà glacé par la mort. Les branches du pin étaient ornées de couronnes de violettes, et les Galles, les cheveux épars, l’accompagnaient en frappant à coups redoublés sur leurs poitrines, symbole de la douleur que la catastrophe d’Attis fit éprouver à Cybèle et à Acdistis. L’usage du pain (mais du pain seulement) était interdit alors à ces prêtres, à cause, dit Arnobe, de l’abstinence que la douleur imposa à la déesse, mais plutôt, sans doute, parce que l’éloignement du soleil est la saison où le blé  disparaît enfoui dans la terre. La fête où était baignée l’image de Cybèle lavatio deum Matris (VII, XXXII), fête qui se pratiquait à Rome, venait assurément des bords du Sangarius. Orelli, commentant la mention qu’en fait Arnobe, résume différents textes concernant ces fêtes, et desquels il résulte que, le 11 des calendes d’avril (c’est-à-dire à l’équinoxe du printemps), elles commençaient par le transport de l’arbre, dont je parlais tout à l’heure. Le lendemain, de bruyants sons de trompettes expiaient les fautes de la ville envers Cybèle[39]. Le troisième jour était celui où les Galles ensanglantaient leurs bras ; le quatrième était consacré à la joie (Hilaria) : c’était sans doute la fête de la résurrection d’Attis. Puis, après un jour d’interruption, la déesse était conduite sur un chariot au ruisseau d’Almon, qui se jette dans le Tibre auprès de la porte Capène, pour le bain qui devait terminer ces solennités. Le culte de Cybèle était florissant au IIIe siècle, et les débris du temple de Pessinonte, reconnus par M. Texier, l’ont convaincu qu’il avait été reconstruit au temps des Attale[40].

Mais les Gaulois étaient-ils prédisposés par leurs propres croyances à adopter le culte de la Mère des dieux, qu’ils trouvèrent en vigueur à Pessinonte ? Le nier absolument serait peut-être téméraire : les Druides n’écrivant rien de leurs enseignements, nous n’en connaissons qu’une faible partie, et Diodore, dans son aperçu général des mœurs gauloises, ne les présente pas comme devant s’effaroucher beaucoup des turpitudes asiatiques. Ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est que les Galates se trouvaient éloignés des collèges de Druides par des distances énormes, et presque sans relations possibles avec eux ; déjà peut-être, en Illyrie, ils ne conservaient plus qu’une vague tradition de cet enseignement, spécialement par la croyance aux présages[41]. Les Galates, qui ne paraissent pas avoir amené en Asie de prêtres de leur nation, se trouvaient donc bien plus disposés à adopter une religion étrangère qu’ils ne l’eussent été s’ils fussent demeurés en Gaule. Je dirai plus : si l’on s’attachait aux détails donnés par Tite-Live sur la campagne de Manlius (où il ne parle de ces faits que dans un discours), et si l’on ne tenait pas compte d’un fait rapporté par Diodore[42], on croirait volontiers que les Galates avaient renoncé au rite exécrable des sacrifices humain. De plus, s’il faut admettre, avec M. Amédée Thierry[43], que les Celtes ou Galles avaient un culte plus naturaliste que les Kimris, ce culte pouvait dominer dans l’émigration. Il  est certain que, outre les personnages mythiques de Hesus, Teutatès, Ogmius, les populations celtiques adoraient des esprits tutélaires attribués aux montagnes et aux forêts ; qu’ils regardaient comme des divinités le soleil et la lune, et qu’ainsi la confusion d’Attis avec le soleil, considéré surtout dans son action sur la terre[44], pouvait les prédisposer à adopter son culte. Néanmoins il se passa de longues années avant que l’étymologie du nom des Galles, prêtres de Cybèle et d’Attis, pût être cherchée dans celui des Gaulois. Les prêtres de Pessinonte se montrent fort peu dévoués aux Gaulois, lors de la campagne de Manlius, près d’un siècle après l’invasion[45]. Si ces doctrines naturalistes avaient quelque affinité avec le panthéisme abject des populations araméennes et phrygiennes, cette affinité est certainement plus visible pour nous qu’elle ne l’était pour les Gaulois, peu versés dans l’étude de la mythologie comparée. Rien n’est moins propre que l’esprit des barbares, et même, en général, que celui de l’antiquité classique, à saisir avec justesse ces sortes de rapprochements ; d’ailleurs, malgré la corruption de leurs mœurs privées, le caractère viril de leurs mœurs publiques, le respect des femmes fort grand, ce semble, vers Toulouse, et que les Celtes proprement dits ne paraissent pas avoir ignoré[46], put les éloigner longtemps des ignobles mystères de Pessinonte. Ces faits expliquent, sans trop d’invraisemblance, comment ils hésitèrent longtemps à se faire adorateurs ou prêtres de la Mère des dieux ; mais ils ne nous empêchent pas de comprendre comment, l’oubli graduel de leurs propres traditions effaçant peu à peu leurs croyances, les superstitions les plus monstrueuses purent enfin trouver place, même dans des esprits peu disposés à les recevoir. Tout peut être dieu chez un peuple qui n’adore plus Dieu lui-même.

 

 

 



[1] Voyez Bötticher, Arica, II, 30.

[2] Es ist dieses eine solche wo die Erde als Bergmutter (μήτηρ όρεια), als im Waldgebirge herrschende (μήτηρ ίδαία) verekrt wurde. — Die wilden Thiere des Waldes... Pardel und Löwen, waren ihre gewöhnliche Begleitung. (Preller, Griechische Mythologie, I, p. 401-402. — Cf. Maury, Hist. des Rel. de la Grèce ancienne, III, 80.)

[3] Am des Hébreux, ou άμμα des Grecs (Maury, ibid., 81, qui cite Étienne de Byzance, s. v. Μάσιαυρα). Comme les différentes formes indo-germaniques citées par Bötticher pour le mot mère (cf. II, 32 ; I, 38) ont généralement deux consonnes au radical, la dérivation sémitique de parait la plus vraisemblable.

[4] J’ai rappelé, au ch. I, que Strabon rapporte à la famille des Thraces les Gètes et les Phrygiens (VII, 3 sub init. — Cf. XII, 8 sub init.). Bötticher a réuni un assez grand nombre de mots donnés comme phrygiens par les anciens, et dont il trouve les analogues en sanscrit, perse, arménien, gothique, slave ou grec. Je citerai parmi eux, comme appartenante certainement au fond de la langue, adamna (ami), azen (barbe), armem (guerre), attagos (bouc), bedu (eau), zelk (légume), pur (feu). (Voyez Bötticher, Ar. II, 1, 2, 6, 7, 12, 24, 40.)

[5] Voyez entre autres témoignages ceux qu’allègue M. de Vogué dans la Revue archéologique de janvier 1862.

[6] Le Bagaï ou Jupiter phrygien (Bött., II, 9) est le Bagavat indien et le mot Baga (dieu) des Perses ; le nom de Mazeus rappelle le Mazda de Zoroastre (id., ibid. 33). Le dieu lune, Men, est plus arien que sémitique (Maury, III, 126) et Sabazius lui-même peut rappeler, à quelques égards, la religion des Perses. (Id. III, 101-109 ; Bötticher, II, 93, et Garucci, Mystères du syncrétisme phrygien, p. 25 et 36.) La fusion de deux cultes, à l’époque de leur décadence, permet de leur supposer un certain rapprochement à l’origine.

[7] Pausanias, VII, XVII.

[8] Arn. V, V, VI, VII. — A en juger par le Corpus, inscr. grœc., les noms dérivés de Μήτηρ paraissent avoir été plus rares en Phrygie que dans l’ouest de l’Asie Mineure.

[9] Voyez Tite-Live, XXIX, XI. — Arn., VII, XLVI.

[10] Strabon, XII, v. Cf. Hamilton, Appendice, 351, et Letronne, Sur quelques points de la géographie ancienne d’Asie-Mineure, p. 9.

[11] De Dea syra, I, XV. — Firmicus, De err. prof. rel.

[12] Arn. V. XX-XXI. Clem. Alex., in Protrept. cité dans le Commentaire d’Orelli sur Arnobe.

[13] Orelli, Inscr. lat. 2353 ; cf. 2351-2352.

[14] A. Maury, III, 98. Cf. Mov., Phœn., I, 578 et errata.

[15] Cf. Baumeister, De Atye et Adrasto, p. 9. — Diodore, liv. III, ch. LVIII.

[16] Voyez Firmicus, De err. prof. rel.

[17] De Dea syra, I, XV. Creuzer, t. II, ch. III, § 3.

[18] Ibid. 16, 31-32. — Cf. Movers, Phœn., I, 150.

[19] Creuzer, t. II, ch. III, § 3. — Movers, Phœn., 569-570. 574-575, 577-579, 598-599. — Maury, III, 193-199. Le vénérable auteur du mémoire sur le culte du cyprès parle dans le même sens, p. 71-72, 80-82.

[20] Voyez Hérodote, I, VII. Lud, comme Aram, était frère d’Assur, et fils de Sem. (Genèse, X, 22.)

[21] Tome III, 199.

[22] Rev. arch., février 1862.

[23] Rev. arch., janvier 1862.

[24] Voyez Laj., ubi supra, p. 7-11, 19-20, 39-40, 54-56, 63, 80, mais surtout Movers, p. 148-149, 190, 560-584, 589, 593-594. Les anciens Grecs (De Dea syra, I, XV-XVI, XXVIII, XXIX, XXXIII ; — Diodore, II, IV, XX) n’en ont qu’une intelligence incomplète.

[25] Voyez Oppert, traduction du Caillou Michaux, et Journal asiatique, 1857.

[26] Strabon, III, 67. — Cf . Am. Thierry, Ire part., c. X.

[27] Pl. LI du Voyage en Asie Mineure.

[28] Pl. L. — Cf. p. 131-132 du Ier volume.

[29] Voyez Corpus inscr. græc., aux inscriptions de la Phrygie et de la Galatie, n° 3855, 3887, 3891, 3909, 3957, 3993, 4039, 4064. 4126, 4146. — Une des tribus d’Ancyre portait le nom de Menorizites (4021). Pour les médailles, voyez Eckhel (Doctrina nummorum veterum), Pisidia, Lydia, Phrygia, Galatia. — Maury, Rel. de la Grèce ant., t. III, p. 123-155, 129. — Pour les temples (à Antioche de Pisidie, et près de Laodicée), voyez Strabon, t. III, p. 72 et 77 de l’édition Tauchnitz.

[30] Voyez Maury, III, 196, qui cite Bötticher (Arica).

[31] Id. ibid. L’analogie avec le Men des Phrygiens (cf. μήν, μηνοείδης) est d’autant plus frappante, que, chez les anciens Perses, la nasale pouvait être suppléée, comme j’apprends de M. Oppert que le prouve l’orthographe originale du nom de Cambyse. (Cf. Spiegel, Inscr. des Achém.)

[32] Oppert, Traduction des inscriptions de Khorsabad.

[33] Voyez Maury, p. 124.

[34] Lajard, Mém. cité, 39-50.

[35] Aglaopham. Orphica, chap. VIII, § 2-3.

[36] Aglaopham. Orphica, chap. VIII, § 2-6 bis.

[37] Voyez spécialement les citations d’Euripide (Crétois), de Plutarque (Amatorius), d’Aristophane (Lysistrata), et aussi de Démosthène.

[38] Voyez Creuzer, les Religions de l’Antiquité, tome II, Ier partie, livre IV, chapitre III, § 3. — Cf. Firmicus, Mat. De Errore prof. rel. Plutarque, De Is., LXIX. Arnobe, VII, XXXII.

[39] Tubilustrium, dit un calendrier du IVe siècle, cité par Orelli dans ses notes sur Arnobe. Celui-ci disait : Omnipotentia numina tibiarum stridore mulcentur, et ad numerum cymbalorum mollita indignatione flaccescunt.

[40] Voyage en Asie Mineure, p. 67. — Strabon, t. III, p. 57, édition Tauchnitz.

[41] Voyez Wernsdorf, De rep. Gal., ch. VI, § 18, 32.

[42] Voyez ch. XIII, où, d’ailleurs, je fais observer que l’attribution de ce fait est incertaine.

[43] Hist. des Gaulois, IIe part. ch. I.

[44] Voyez Arnobe, V, VII, XVI-XVII. — Plutarque, De Is. et Os., LXIX.— Cf. Firmicus, De Err. prof. rel. — Preller, Griech. Myth., I, 407. — Maury, Rel. de la Gr., III, 91-99. — Cf. 193-194 et 197.

[45] Des inscriptions récemment trouvées à Sevri-Hissar par M. Mordtmann (Gordium, Pessinus, Sevri-Hissar, 1860) donnent lieu de croire que le sacerdoce pessinontien avait conservé dans cette ville une véritable autorité politique : ce sont des lettres du roi de Pergame, Eumène, et d’Attale, son frère, à un prêtre de la Mère des dieux, fort avant dans leur alliance, et à qui l’on promet un appui énergique contre les usurpateurs qui l’oppriment, lui et ses collègues. Ce prêtre s’appelle Attis, et un messager qu’il envoie au prince Attale, Ménodore ; mais un frère d’Attis porte le nom à forme gauloise d’Aiorix. Ces inscriptions sont formulées en termes généralement lieu de croire qu’elles se rapportent à l’une des crises que je raconterai plus loin, vers le commencement du XIIIe chapitre.

[46] On se rappelle la convention faite avec Annibal, lors de son passage dans le midi de la Gaule, d’après laquelle on devait prendre les femmes pour juges des différends soulevés par les Carthaginois contre les indigènes (Plutarque, De virt. mul., VI). Plutarque dit que c’était une coutume existante chez les Celtes. — Pour les Galates, voyez dans Wernsdorf (VI, XI) un passage d’Eustathe (ad Il., VI).