Texte numérisé par Marc Szwajcer
Les barbares étaient en Asie Mineure, et ils ne songeaient, après avoir accompli leur tâche, ni à sortir de ce pays, ni à y vivre en laboureurs ou en pâtres ; ils y continuèrent leur vie vagabonde et pillarde, Ils inspirèrent, dit Tite-Live, une si grande terreur à toutes les nations qui habitent en deçà du Taurus, que celles-là mêmes qu’ils n’avaient pas abordées, les plus éloignées comme les plus voisines, obéissaient à leurs ordres, aussi bien que les cantons envahis. Et, comme ils se divisaient en trois tribus, Tolistoboyes, Trocmes et Tectosages, ils divisèrent l’Asie en trois parts, dont chacune devait être tributaire de l’une d’elles : aux Trocmes, la côte de l’Hellespont ; aux Tolistoboyes, l’Eolide et l’Ionie ; aux Tectosages, les provinces de l’intérieur. Ils exigeaient le tribut de toute l’Asie en deçà du Taurus[1]. L’Asie dont il est question ici, c’est ce que les Romains appelaient, au temps de Tite-Live, la province d’Asie : l’ensemble du passage est clair, surtout si l’on songe que, deux lignes plus haut, l’auteur dit que les Gaulois partirent de Bithynie pour pénétrer en Asie. Les limites approximatives de cette contrée, que les Gaulois avaient assujettie plus encore par la terreur que par les armes, étaient, au sud, le Taurus, et à l’est probablement la Cappadoce : ceci résulte du texte que je viens de traduire et de celui qui, dans la géographie de Ptolémée, porte le titre de τής ίδίας Άσίας θέσις (Liv. V, ch. II). En faisant abstraction des îles, qui se trouvaient à l’abri des Gaulois, l’Asie de Ptolémée comprend les rivages des mers Myrtoïque, Egée et Propontide, sauf, pour ce dernier versant, ce qui appartenait à la Bithynie ; ce qui comprend, en conséquence, Cyzique, Parium, Lampsaque, Abydos, la Mysie et la Troade : c’était la part attribuée aux Trocmes ; elle comprend aussi l’Eolide et l’Ionie, abandonnées aux Tolistoboyes ; quant à la Doride et à la Carie, il semble que les Gaulois ne se soient pas habituellement avancés jusque-là, et que les habitants, enhardi par les difficultés que le terrain présente entre les cours supérieurs du Méandre et de l’Hermus[2], par les derniers contreforts du Taurus et par le voisinage de Rhodes n’aient pas payé tribut aux nouveaux maîtres de l’Asie-Mineure. Tite-Live, nous l’avons vu, excepte tout ce qui est au delà des monts. Les cantons de l’intérieur, où le Gaulois levaient leurs contributions, comprenaient certainement une partie de ce qui s’appela Galatie au temps de l’empire ; et la Grande Phrygie tout entière devait être comprise dans la part des Tectosages, ainsi que la Phrygie Epictète, la Méonie et même la Lycaonie[3]. M. Contzen paraît considérer comme limite de l’invasion vers le sud la ville de Thémisonion, dont les habitants, à l’approche des Gaulois, se mirent, avec leurs familles, en sûreté dans une caverne[4], comme le raconte Pausanias, qui ne dit pas si la ville fut dévastée. Personne, du reste, n’attribue aux Gaulois l’occupation intégrale et permanente de ces provinces. Il ne faut entendre ici par le mot conquête, ni l’expropriation des habitants, ni une occupation du sol tant soit peu régulière. Chaque horde restait retranchée, une partie de l’année, soit dans son camp de chariots, soit dans une place d’armes ; le reste du temps, elle faisait sa tournée par le pays, suivie de ses troupeaux et toujours prête à se porter sur le point où quelque 0résistance se serait montrée. Les villes lui payaient tribut en argent, les campagnes en vivres ; mais à cela se bornait l’action des conquérants ; ils ne s’immisçaient en rien dans le gouvernement intérieur de leurs tributaires..... Cette vie abondante et commode, sous le plus beau climat de la terre, dut attirer dans les rangs des Gaulois une multitude d’hommes perdus dans tous les coins de l’Orient, et beaucoup de ces aventuriers militaires dont les guerres d’Alexandre et de ses successeurs avaient infesté l’Asie[5]. Bien des actes de violence durent assurément signaler ces tournées ; le suicide des vierges de Milet en est un épisode, et, à Ephèse, les Gaulois trouvèrent, dit-on, une Tarpeia[6]. Mais il est certain que la dynastie de Pergame ne fut pas interrompue. Memnon dit même, au sujet de ce maintien des gouvernements indigènes, qu’en définitive (τό δέ τέλος) l’arrivée des Gaulois fut favorable au pays, car les rois s’efforçaient d’anéantir la démocratie (des colonies grecques), et les nouveaux venus la protégèrent, en contenant ses ennemis[7]. Cependant l’état présent était fort pénible : il l’était pour les populations soumises à ce brutal régime ; il l’était aussi pour la fierté des princes dont les sujets étaient ainsi tributaires des barbares et tributaires à merci. D’après un récit fort connu, Antiochus, le plus puissant des prince voisins, et celui qui avait le moins à craindre pour l’ensemble de ses États, en cas d’un premier échec, prit l’initiative de la lutte et marcha en personne contre les Gaulois. Il rencontra, dit Lucien, leur armée brave et fort nombreuse (ώλήθει ώαμπόλλους), présentant une phalange rangée en bon ordre, de vingt-quatre hoplites de profondeur, et protégée, sur son front, par des soldats armés de cuirasses d’airain ; sur les ailes était leur cavalerie montant à vingt mille combattants ; du centre devaient s’élancer quatre-vingts chars armés de faux et deux fois autant de chariots à simple attelage[8]. Nous voilà bien loin des dix mille soldats qui, selon Tite-Live, étaient entrés en Asie. Et, si ce récit était pleinement historique, si la rhétorique n’y était pas entrée pour une large part, comme Contzen le soupçonne[9], il faudrait croire, non seulement que les Gaulois avaient reçu de nombreux auxiliaires, mais qu’ils avaient été formés à la tactique des Grecs. Cet appareil ne ressemble guère à celui des batailles du cap Télamone et du Mincio, et ce n’étaient pas des Gaulois qui formaient à Cannes la phalange d’Annibal[10]. D’ailleurs, si les Gaulois d’Illyrie avaient eu, en 279, la tactique et l’équipement des Grecs, Pausanias l’aurait su. Quoi qu’il en soit, Lucien ajoute qu’Antiochus, dont les troupes étaient moins nombreuses et moins bien armées, hésitait et voulait traiter avec l’ennemi. Un de ses généraux, Théodote de Rhodes, l’en détourna et lui promit le succès. Le roi avait avec lui seize éléphants, que ce général fit cacher derrière les troupes, quatre à chaque aile et huit au centre, pour les lancer, au moment du choc, contre les chars des Gaulois[11]. En les voyant, ceux-ci prennent l’épouvante, ainsi que leurs chevaux, et s’enfuient en désordre ; les fantassins se percent réciproquement de leurs lances et, tombant à terre, sont foulés aux pieds des chevaux ; les chars se trouvent lancés contre l’armée qui tes avait amenés ; les éléphants, atteignant les fuyards, les écrasent sous leurs pieds, les jettent en l’air avec leurs trompes ou les percent de leurs défenses : Antiochus reste pleinement victorieux, avec un grand carnage ; beaucoup d’ennemis sont prisonniers ; un petit nombre parvient à gagner les montagnes[12]. Tel est le récit du satirique sur cette campagne, qui, dit-on, mit fin à l’invasion des Gaulois dans le centre de l’Asie Mineure, et valut au roi de Syrie le surnom de Soter. On n’a le droit de nier ni la victoire, que mentionne aussi Appien[13], ni le surnom rappelé à cette occasion par le même auteur, et que l’on a dit aussi se trouver dans une inscription du cap Sigée[14] ; mais les argument de Contzen et de Wernsdorf contre les détails de cette histoire ne sont point à dédaigner. A la rigueur cependant on pourrait leur objecter que, si les Gaulois avaient déjà vu des éléphants en Macédoine, ils avaient pu néanmoins être rompus par le choc de ces masses animées, surtout si des chars se précipitaient en même temps contre eux ; et, comme je le disais tout à l’heure, ils avaient pu aussi être accoutumés par des aventuriers grecs à se servir d’armures grecques ; néanmoins, un peuple belliqueux ne change pas, d’ordinaire, si vite et si complètement ses habitudes militaires. Quant au surnom de Soter, M. Contzen, soutient, comme Wernsdorf, qu’il ne doit pas être allégué comme garantie du succès éclatant qui aurait rendu la sécurité à ces provinces. Selon ces deux savants, l’inscription de Ieni Schehr est antérieure à cette bataille, qui, en effet, n’y est pas expressément désignée ; et pourtant elle y eût été parfaitement à sa place[15]. Dans tous les cas, si le corps vaincu par Antiochus fut anéanti, ce qui est fort possible, il ne comptait pas, comme Lucien le fait entendre, soixante à quatre-vingt mille hommes au minimum : une telle défaite aurait non pas réprimé, mais détruit la puissance des Gaulois en Asie. Ce chiffre d’hommes mis en ligne serait déjà plus qu’invraisemblable, surtout si l’on considère que ce n’étaient point les forces totales et réunies des peuples gaulois, mais une simple bande : le seul auteur vraiment ancien dont le témoignage nous reste disait, comme nous l’allons voir : une troupe de cavalerie (τήν ΐππον). Et en effet, les Gallo-Grecs, et même les Tectosages, maintinrent, après cette bataille, une prépondérance redoutable ; leur domination, moins dévastatrice peut-être, se consolida fortement. Un passage de Solin avait fait penser déjà à M. Pelloutier que cette victoire fut remportée sur un seul tétrarque appelé Centarèthre[16]. Quant au fait même de cette campagne, Wernsdorf, dans le paragraphe 18, où il le discute, cite un témoignage important de Suidas que je ne me rappelle pas avoir rencontré ailleurs, et qui mentionne la victoire remportée par Antiochus, à l’aide de ses éléphants, sur de cavaliers galates. Wernsdorf dit que, si le surnom de Soter peut, à la rigueur, se rapporter à quelque combat livré lors de la première arrivée des Gaulois, ces titres officiel étaient, en général, donnés (ou pris) au commencement du règne. J’ai déjà répondu à cette double observation. C’est à cette époque que MM. Amédée Thierry[17] et Lebas[18] placent l’établissement fixe des Tectosages près de l’Halys, reportant aux succès d’Attale celui des Tolistoboyes et des Trocmes, à l’ouest et à l’est du premier ; à moins doit-on penser que ce furent les Tectosages qui furent vaincus par Antiochus, puisque c’étaient eux qui rançonnaient les provinces du centre. M. Contzen pense[19] que la défaite des Gaulois ne produisit point de résultats décisifs, mais que les divers princes de l’Asie Mineure sen tirent la nécessité d’acheter leur repos, et que les rois d Bithynie et de Syrie traitèrent aussi avec les Gaulois. Déjà, ajoute-t-il, les barbares avaient formé un établissement solide dans le territoire compris entre les sources du Sangarius et celle de l’Halys (c’est là celui des Tectosages) ; on détacha pour eux une partie de la Bithynie avec un lambeau de la Phrygie du côté de l’Halys, et l’on fit la paix. Tel fut le commencement de la Galatie. Mais, quoiqu’ils eussent occupé un beau pays, l’esprit sauvage des nouveaux venus ne pouvait se contenir dans ces limites, et, sans se laisser arrêter par la sainteté des serments, ils reprirent bientôt les armes contre Antiochus et Nicomède. Leurs courses de pillage, loin de cesser, devinrent plus formidables que jamais. Antiochus, qui ne pouvait espérer de les arrêter que par une ligne de forteresses, eut grand soin d’en garnir les routes qui conduisaient de la Phrygie vers les opulentes cités de la côte. Cet événement arriva, d’après le calcul de Prideaux, la troisième année après l’invasion des Gaulois. Ces derniers mots, contre lesquels l’auteur n’élève aucune objection, sont peu d’accord avec l’ensemble des faits : ils resserrent dans un bien court espace l’entrée des Gaulois en Phrygie, la campagne d’Antiochus, la capitulation des princes d’Asie, les courses obstinées des barbares, et les précautions du roi de Syrie. Mais, laissant de côté les dates, qui ne peuvent être précises, tenons-nous-en, à cette heure, à examiner l’opinion de l’écrivain allemand sur la suite des événements. Les trois peuples ont-ils formé leurs établissements et arrêté leurs limites dès le temps d’Antiochus Soter, et doivent-ils être considérés, dès lors, comme arrivés tous trois à un état fixe, sinon très régulier ? Ou bien faut-il croire, comme on l’a dit, qu’ils s’établirent successivement, et même à de longs intervalles, dans les contrées qui leur furent dévolues, les Tectosages ayant précédé leurs compagnons d’environ un demi-siècle dans ce changement de condition ? Examinons les textes anciens sur ce fait, qui va devenir le point de départ de l’histoire, sinon des Galates, du moins de la Galatie. Tite-Live croyait à un établissement définitif près de l’Halys bien avant le règne d’Attale, et il ne distingue pas entre les trois peuples : Stipendium tota cis Taurum Asia exigebant, sedem autem ipsi sibi circa Halyn flumen ceperunt, tantusque terror eorum nominis erat, multitudine etiam magna subole aucta, ut Syriae quoque ad postremum reges stipendium dare non abnuerent. Primus Asiam incolentium abnuit Attalus, pater regis Eumenis[20]. Attale succéda, vers 240, comme dynaste de Pergame, à son oncle Eumène, le neveu de Philétère[21], et l’accroissement de la population galate par des naissances est évidemment placé par l’historien entre son établissement près de l’Halys et les victoires du roi de Pergame, pour les tribus de l’est et de l’ouest aussi bien que pour celle du centre. Memnon, dans le passage où il désigne l’emplacement des trois colonies, ne distingue pas davantage entre les dates de leur formation[22]. Pausanias, il est vrai, paraît au premier aspect, avoir considéré Attale comme ayant le premier repoussé les Tolistoboyes loin de la mer, dans le pays qui forma la Galatie proprement dite. La plus grande de ses actions, dit-il, est d’avoir forcé les Galates à fuir loin de la mer dans le pays qu’ils occupent encore aujourd’hui[23]. Et un peu plus haut : Une foule de Gaulois, ayant passé en Asie sur des navires, en coururent les contrées maritimes. Mais, plus tard, les princes de Pergame et du pays appelé jadis Teuthranie refoulent les Gaulois loin de la mer, dans ce dernier pays. Ceux-ci occupèrent la contrée au delà du Sangarius, ayant pris Ancyre, ville des Phrygiens..... et Pessinonte, au pied de la montagne[24]. Mais qui ne voit que Pausanias ne distingue point ici entre les Galates d’Ancyre, c’est-à-dire les Tectosages[25], et les Tolistoboyes, qui dévastaient, comme nous l’avons vu, l’Éolide et l’Ionie, et qui s’établirent à Pessinonte, ainsi que les monuments l’attestent[26] ? Si donc les Tectosages acquirent un domaine fixe dès le temps d’Antiochus Soter, les Tolistoboyes pouvaient en avoir fait autant, et déborder seulement de là sur les terres du voisinage, dans les cas fréquents où ils se trouvaient trop à l’étroit. On en était venu très vite à leur payer un tribut régulier ; on s’y soumettait, comme, il y a cent cinquante ans, les Ecossais des basses terres payaient le black-mail aux Celtes de l’extrême Occident ; mais, comme ceux-ci, les Galates avaient une patrie. Soutiendra-t-on contre Tite-Live que, s’il ne faut pas distinguer entre Tolistoboyes et Tectosages, c’est que nul des peuples galates ne s’était encore établi dans une région déterminée, quand ils furent vaincus par Attale ? On invoquera peut-être ici le témoignage de Strabon, mais son texte doit être étudié de près, car il n’en est point de plus important. Un érudit tel que lui devait bien connaître l’histoire des voisins si longtemps redoutables d’Amasée, sa patrie, quand l’époque de leur arrivée était si loin de se perdre dans une fabuleuse antiquité. Après avoir énuméré les trois tribus établies en Galatie, Strabon ajoute : Les Galates occupèrent cette contrée après avoir longtemps erré et couru le pays soumis aux rois attaliques et aux rois de Bithynie, jusqu’à ce qu’on a leur eût cédé à l’amiable celui qui est appelé Galatie ou Gallo-Grèce[27]. Certes cette phrase indique des courses prolongées antérieures à l’établissement des Galates, courses faites aux dépens même des rois de Bithynie, bien qu’ils fussent arrivés dans le pays comme alliés de Nicomède. On pourrait donc croire que ces hostilités eurent lieu assez tard. Mais Trogue-Pompée semble avoir placé leurs guerres en Bithynie avant la mort de Soter[28]. Nous savons d’ailleurs que les Trocmes avaient adopté pour théâtre habituel de leurs premières exactions les contrées voisines de l’Hellespont, et il est probable qu’ils ne respectèrent pas bien scrupuleusement les limites plus ou moins factices qui séparaient la grande Phrygie de la Phrygia Épictète ou Hellespontique, laquelle appartenait d’abord à la Bithynie et ne fut cédée à Pergame que par Prusias, l’hôte d’Annibal[29] ; quant à l’Etat naissant de Pergame, il est clair qu’il fut exposé dès l’origine au pillage des Tolistoboyes, qui s’étaient attribué l’Eolide. Les faits de vie nomade que mentionne Strabon ne nous obligent donc pas à reculer jusqu’à la seconde moitié du IIIe siècle la constitution de la Galatie. Les mots ώλανηθέντες ώολύν χρόνον nous empêcheront, j’en conviens, d’accepter le chiffre de Foy-Vaillant[30], qui place la victoire de Soter dans la trente-huitième année des Séleucides, si, du moins, l’on veut qu’elle ait, sans autre délai, amené les Tectosages à se fixer ; mais, si l’on prolonge la période de ravages jusqu’à une époque avancée du règne de Soter, le texte de Strabon ne nous embarrassera plus ; il ne prouvera ni que les trois peuples aient erré jusqu’en 240, ni qu’ils se soient successivement établis, ce que Strabon ne dit point entendre[31]. Mais comment expliquer la date généralement adoptée pour la première défaite des Gaulois ? d’une manière fort simple assurément. Memnon, après avoir parlé des préparatifs d’Antiochus contre Antigone et Nicomède, ajoute qu’avant d’en venir aux mains avec le roi de Macédoine le fils de Séleucus se tourna contre la Bithynie[32]. C’est alors que les Gaulois se présentent et que Nicomède let appelle à son secours. Les écrivains modernes se sont crus autorisés à penser que ses ennemis de la veille et ses alliés d’aujourd’hui ont dû s’entrechoquer le lendemain ; or le récit de Memnon induit réellement à penser tout le contraire. En effet, d’après l’historien d’Héraclée, quand Nicomède a les Gaulois à son service, il les emploie contre Zipœtès, et contre Zipœtès seul[33]. Tout se passe en Bithynie, entre Gaulois et Bithyniens, et il faut que l’héritier de Nicator soit insolemment provoqué chez lui, en Phrygie, pour qu’il se décide à livrer bataille. Etait-ce timidité de sa part ? Je ne le prétends point ; mais, si, pour quelque motif, il n’a pas pu agir en Bithynie et empêcher son ennemi Nicomède d’écraser un ennemi domestique, s’il n’a pas pu profiter de l’avantage que lui donnaient alors et une diversion importante dans ce pays e les dispositions favorables du petit, mais opulent dynaste de Pergame, ce motif a pu le retenir longtemps, et le ώολύς χρόνος de Strabon trouvera place avant sa victoire que l’antiquité s’accorde à considérer comme un bienfait réel pour l’Asie Mineure, comme une des causes qui mirent fin à l’invasion incessante des Gaulois. Rien n’empêche même de placer dans cet intervalle la construction de forts du Taurus, d’autant plus qu’il est difficile de croire que le premier des Antiochus ait payé tribut aux ennemis et que les mots Syriae quoque ad postremum reges, de Tite-Live, doivent s’appliquer à lui. S’il l’eût payé d’abord, et que la bataille des éléphants l’en eût délivré, Tite-Live eut-il ajouté sans explication : primus Asiam incolentium abnuit Attalus. Mais est-il impossible de deviner ce qui retenait Antiochus ? Non, certes, et, si les historiens qui nous restent aujourd’hui sont muets sur ces événements, comme sur la plupart de ceux qui remplirent les annales de la Syrie, des documents d’une autre espèce ne le sont pas. Nous avons déjà rencontré, dans une note du présent paragraphe, la mention très significative de troubles qui avaient agité ce royaume dans la Séleucide, et qui avaient, pendant quelque temps, empêché Antiochus de se porter dans les régions en deçà du Taurus[34]. Des événements extérieurs semblent, d’ailleurs, avoir compliqué, prolongé, causé peut-être les embarras survenus dès la première période du règne. Foy-Vaillant, appuyé sur l’autorité de Pausanias, parle d’intrigues de Magas, qui voulut attirer sur Philadelphe les armes du roi de Syrie, et des moyens puissants que le prince Lagide employa pour le prévenir. Comme Antiochus allait se mettre en campagne, dit l’écrivain grec, Ptolémée envoya vers tous ceux qui étaient sous la domination d’Antiochus, invitant les plus faibles à lui faire une guerre de partisans, en courant sur ses terres, les plus forts marcher contre lui, et sut ainsi le retenir[35]. Ceci n’annonce pas une guerre courte et sans importance ; et le peu que nous savons des résultats confirme cette opinion, s’il faut rapporter à Soter une partie des échecs signalés par M. Lebas dans la lutte de la Syrie contre Philadelphe. Si l’on objecte à cette dernière interprétation des embarras d’Antiochus Ier, au commencement de son règne, que, lors de cette guerre contre l’Égypte, Magas était déjà son gendre, on peut répondre que le mariage romanesque de Soter avec Stratonice peut avoir été fort antérieur à la mort de Séleucus, et même paraît l’avoir été, d’après le récit d’Appien[36] ; d’autant plus que Stratonice, jeune encore à cette époque, avait donné un enfant à Séleucus[37] et que celui-ci est mort à soixante et treize ans[38]. Enfin Apamé, la fille de Soter, peut avoir été mariée fort jeune au roi de Cyrène. De tout cela il résulte qu’il n’y a nulle témérité à placer la guerre contre Philadelphe dans les premiers temps du règne d’Antiochus. Doit-on aller jusqu’à dire qu’elle fut contemporaine du passage de l’Hellespont par les Gaulois ? Ce serait beaucoup affirmer, et nul ne saurait aujourd’hui reconstruire, année par année l’histoire des Séleucides. Des troubles purement intérieurs peuvent avoir retenu d’abord Antiochus Soter ; mais il suffit d’avoir montré qu’il a dû éprouver des embarras prolongés sur des frontières fort éloignées de la Phrygie, et que, par suite, les Galates ont pu la parcourir à l’aise pendant bien plus de deux ans. Ces dangers duraient encore, ou du moins s’étaient renouvelés pendant les dernières années du règne, si, comme il y a grande apparence, M. Lebas[39] a corrigé avec raison un prologue de Trogue-Pompée[40], pour nous montrer Soter amené à faire périr un fils rebelle ; il nous le montre aussi occupé, dans les derniers jours de sa vie, à une guerre malheureuse contre Pergame, et mourant à Ephèse (en 261), peut-être dans une dernière lutte contre les Galates. Admettra-t-on même qu’il n’ait remporté la grande victoire dont parle Lucien qu’au temps de la guerre contre Pergame ? Essayera-t-on d’expliquer, par ce long retard, la multiplication des Galates, nécessaire pour former la grande armée dont parle l’auteur syrien ? Ce serait exagérer les données de la saine critique : il vaut mieux renoncer aux gros chiffres de celui-ci, s’en tenir aux paroles le Simonide de Magnésie, et croire que cette campagne eut lieu lors du voyage en Asie Mineure dont parle l’inscription du cap Sigée. Concluons enfin, il en est temps, d’après les textes différents, mais non contradictoires de Memnon, de Pausanias, de Strabon et de Tite-Live, que les courses des Gaulois dans l’Asie Mineure se prolongèrent assez longtemps, mais que le rude échec des Tectosages les décida à adopter, sinon des mœurs plus pacifiques, du moins un genre de vie moins irrégulier et une politique plus prudente ; sans renoncer à lever des tributs, ils cherchèrent surtout à profiter des discordes si fréquentes entre les princes de l’Orient. Dès lors, entre les vues nouvelles des Gaulois et la lassitude de leurs voisins, la transaction fut moins difficile. Des terres furent cédées aux trois peuples par les rois de Syrie, de Bithynie, de Pont (?), et peul être même de Pergame, également désireux de fixer des voisins si incommodes, soit que les traités aient été conclus simultanément avec les trois bandes, soit que l’exemple de la première ait décidé les autres. Évitons des affirmations trop précises là où l’histoire ne nous fournit pas les moyens d’en formuler ; ne méconnaissons ni des cours prolongées avant la paix avec Antiochus, ni des aventures nombreuses avant la victoire d’Attale ; mais reconnaissons aussi que l’histoire des trente-cinq années qui suivent passage du Bosphore ne nous montre point cette opposition prétendue entre les Tectosages sédentaires et Tolistoboyes errants ; arrêtons-nous à cette pensée que depuis la fin du règne de Soter, il y avait une Galatie, non plus seulement des Galates[41]. |
[1] Tite-Live, livre XVI, chapitre XXXVIII. J’adopte l’orthographe Tolistoboyes, qui, en tenant compte de la prononciation des Grecs, paraît concilier les orthographes antiques.
[2] Voyez les six premières pages du chapitre XL dans le voyage de Hamilton (Researches in Asia Minor).
[3] Ptolémée, V, IV, § 10 ; VI, § 16 ; cf. II, § 26.
[4] Besond. Theil, § 30 ; Pausanias, X, XXXII.
[5] Amédée Thierry, Ire part. ch. V.
[6] Contzen, ubi supra.
[7] Ch. XIX ; ap. Phot., p. 397. Si Memnon semble passer légèrement sur les désastres de leur arrivée, il faut se rappeler d’abord que nous ne possédons que des extraits de son livre, puis qu’il n’était pas contemporain, et que la ville dont il écrit l’histoire était, en vertu du traité cité plus haut, à l’abri de la première invasion.
[8] Συνωρίδας. (Lucien, dans l’opuscule intitulé : Zeuxis ou Antiochus, ch. VIII.)
[9] Besond. Th., § 31.
[10] Polybe, III, 113-114.
[11] Antiochus, ch. IX.
[12] Antiochus, ch. X-XI.
[13] Appien, Syriaca, LXV. Mais nous verrons tout à l’heure que le fait avait été raconté par un auteur beaucoup plus ancien que Lucien et l’auteur des Syriaca.
[14] Voyez le n° 3595 du Corpus inscriptionum grœc., avec l’énumération des honneurs décrétés par la nouvelle Ilion. (Trouvé à Ieni Schehr ou Gaurkoi et emporté en Angleterre.) M. Bœckh, qui maintient l’opinion que le titre de Soter a été réellement pris par Antiochus après la défie des Gaulois, fait observer que les mots σώτηρ τοΰ δήμον, inscrits dans le décret, pourraient bien n’être pas une formule officielle ; j’avoue que j’en suis convaincu pour ma part, en ne trouvant ni dans les premières lignes de l’inscription, ni dans celle de statue décrétée par les Iliens.
[15] Voyez Bœckh.
[16] Wernsdorf, § 19, et Pelloutier, Dissertation sur les Galates, chapitre VII.
[17] Histoire des Gaulois, Ire partie, ch. V.
[18] Asie Mineure, p. 228, 234-235.
[19] Besonderer Theil, § 31.
[20] Liv. XXXVIII, ch. XVI.
[21] Voyez Strabon, XIII, IV.
[22] Comme nous le verrons ailleurs, ce passage a subi des transpositions, mais elles n’ont aucune importance pour la question chronologique.
[23] Pausanias, I, VIII.
[24] Pausanias, I, IV.
[25] Voyez infra, VIII, 2.
[26] Voyez infra, VIII, 1.
[27] Strabon, XII, V, init. Il est clair qu’il ne faut pas prendre à la lettre l’expression rois attaliques, car elle ferait commencer leurs grandes courses précisément à l’époque où leur vainqueur, Attale prit le titre de roi (XIII, IV), que n’avait point porté son oncle.
[28] On trouve en effet ces mots dans le prologue du livre XXV : ut Galli transierunt in Asiam, bellumque cum rege Antiocho et Bithynis gesserunt. Or c’est au livre XXVI que Trogue-Pompée racontait la mort d’Antiochus.
[29] Strabon, XII, IV, sub. init.
[30] Seleuscid. imper, p. 23. M. Lebas reconnaît (Asie Mineure, p. 227) que la date de cette bataille est assez incertaine. Cependant il s’arrête à 275.
[31] Wernsdorf, favorable à l’opinion de l’établissement tardif des Galates, ne la présente point comme assurée, et ne cite en sa faveur que les textes de Strabon et de Pausanias ; Memnon n'en fixe pas la date.
[32] Chap. XVIII d’Orelli, ap. Photium, p. 297 (éd. Bekker).
[33] Voyez, à ce sujet, Memnon, ibid., in fine.
[34] Voyez Corp. inscript. 3595. Ces faits auxquels Memnon fait allusion (chap. XV d’Orelli, p. 227, sub init. du Photius de Bekker), sont, selon lui, antérieurs à l’expédition de Patrocle que j’ai mentionnée plus haut, et, par suite, au passage des Gaulois en Asie. Mais comment reculer si haut toutes ces guerres multipliées par lesquelles Antiochus recouvra la plus grande partie de son empire ? Ses embarras durent se prolonger longtemps.
[35] Pausanias, I, VII.
[36] Appien, Syriaca, chap. LIX et LXI-LXII.
[37] Appien, Syriaca, ch. LIX.
[38] Appien, Syriaca, ch. LIIII.
[39] Asie Mineure, p. 229.
[40] Trogue-Pompée, prol. XXVI. Justin n’a rien dit de tout cela.
[41] Wernsdorf (ch. II, § 1) émet, sur la distinction des trois peuples galates, une conjecture qu’il est peut-être à propos d’indiquer ici. Comme il a distingué, d’accord en cela avec Strabon, trois peuples celtes en Illyrie, les Scordisques, les Boïes et les Taurisques, il y fait correspondre (ch. II, § 25-27) les trois peuplades galates ; selon lui les Tectosages sont des Scordisques, car il se figure, comme Pelloutier (voyez le chapitre V de sa Dissertation), que les Celtes parlaient allemand, et il dérive ce nom de Teut sohne ou Teut sagen, le prenant pour le nom générique des Celtes. Les Tolistoboyes, ce sont, pour lui comme pour Pelloutier encore, les derniers des Boïes, die letzten Boïen, c’est-à-dire les plus voisins des Scordisques. (Pelloutier, Dissertation sur les Galates, ch. I.) Enfin les Trocmes, ce sont les Taurisques ou montagnards. Ici Pelloutier, à défaut du sens historique, a du moins adopté une étymologie moins bizarre au point de vue purement philologique, en faisant dériver leur nom de Trokmänner, les hommes de Thrace. Disons simplement que, sauf les Tectosages, nom bien connu d’un peuple gaulois, l’identification de ces tribus n’est pas plus connue que la valeur de leurs noms.