HISTOIRE DES GAULOIS D’ORIENT

 

CHAPITRE VI. — L’ASIE MINEURE AU COMMENCEMENT DU IIIe SIECLE. - ARRIVÉE DES GAULOIS EN ASIE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

J’ai dit plus haut que l’Asie connaissait des aventuriers gaulois même avant la grande invasion de 278. Polyen, en effet, rapporte des anecdotes où ils figurent dans cette contrée, sous les premiers successeurs d’Alexandre. Il parle d’un corps de Gaulois assez nombreux qu’Antigone employa dans une campagne contre Antipater, et qui montrèrent Par leurs exigences l’estime qu’ils faisaient de leurs forces ou celle qu’on en faisait déjà. Or, comme l’auteur nous dit qu’ils avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants, et que cette particularité tient au fond même du récit[1], il y a lieu de croire qu’ils songeaient à s’établir dans le pays, et il n’est pas invraisemblable qu’ils l’aient fait. Aussi peut-on supposer que ce sont là les barbares qui battirent Séleucus Nicator et l’obligèrent à fuir en Cilicie (IV, IX), probablement durant une des nombreuses campagnes que les chefs confédérés contre Antigone eurent le temps de faire avant la bataille d’Ipsus. Ailleurs, c’est Eumène, adversaire et victime de l’ambition du même Antigone, que Polyen nous représente[2] comme poursuivi par les Gaulois, et ne leur échappant qu’à force de hardiesse et de présence d’esprit : il y a donc apparence qu’il s’agit toujours d’une colonie établie par Antigone.

Mais l’état de division où demeura l’Asie Mineure, après le règne de Séleucus, allait encourager et provoquer une invasion bien plus importante. Séleucus, en effet, en donnant l’Asie macédonienne à son fils Antiochus[3], n’avait pu la lui donner, ni surtout la lui garantir tout entière. Outre le royaume de Pont (Cappadoce de l’Euxin), qui faisait remonter son origine à l’un des amis de Darius Ier[4], outre la Cappadoce, qui avait aussi subsisté comme principauté ou gouvernement héréditaire, sous l’empire des Achéménides[5], et qui, momentanément soumise sous Perdiccas avait repris son indépendance durant la guerre contre Antigone[6], plusieurs Etats, d’importance diverse, se montraient dans l’ouest de la péninsule. Les villes grecques ou, du moins, une partie d’entre elles, possédaient une autonomie plus ou moins assurée, plus ou moins intermittente[7], et le royaume de Pergame venait de naître. En effet, quand Lysimaque eut ordonné la mort de son fils Agathocle, Philétère, gardien de cette forteresse et d’un trésor considérable (9.000 talents), s’était rendu indépendant du royaume de Thrace[8]. Il n’avait d’abord paru que vouloir changer de maître ; il avait fait des offres de soumission à Séleucus, qui se préparait alors à conquérir les Etats de Lysimaque ; mais, si Philétère avait ainsi évité d’être écrasé dans le choc, il n’avait point quitté son gouvernement : à la mort de Séleucus, qui ne tarda guère, il gardait toujours sa bonne ville et citadelle, et probablement une grande partie de l’argent. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’Eumène, son neveu, lui succéda. Or, comme ledit M. Lebas[9], il y avait alors, dans le monde grec, tant de soldats à vendre, qu’Eumène, riche comme il l’était, avait pu facilement acheter des soldats mercenaires ; et ce qu’on dit du neveu, on pouvait aussi bien se dire de l’oncle. Antiochus n’était guère en mesure d’empêcher la formation du nouveau royaume. Philétère racheta à grands frais le corps de Séleucus des mains de son meurtrier pour le brûler avec honneur et en renvoyer les cendres au roi de Syrie[10] ; en sorte que celui-ci, ayant d’ailleurs de nombreuses luttes à soutenir, même dans l’Asie supérieure, et n’ayant pu d’abord s’occuper des régions situées de l’autre côté du Taurus, n’avait garde d’inquiéter Pergame[11]. Aussi Appien donne-t-il le titre de dynaste à Philétère ; Strabon nous dit qu’Eumène, qui lui succéda vers 262, régnait sur tout le pays d’alentour et sut même battre les troupes d’Antiochus II[12].

Mais il existait, dans la même région, un Etat plus ancien et qui va jouer, dans l’histoire des Gaulois, un rôle bien plus considérable : c’est le royaume de Bithynie. Lui aussi, comme ceux de Cappadoce et de Pont, était bien antérieure la conquête d’Alexandre ; c’était un des nombreux témoignages du peu d’unité qu’avait toujours eu l’empire des Perses. Il y avait eu, selon Appien[13], quarante-neuf rois de Bithynie, quand les Romains devinrent maîtres de ce pays ; depuis la guerre de Dercyllidas, elle avait eu, sous Dydalcès, une plus large part d’indépendance[14]. Lorsque Alexandre vint en Asie, ce petit royaume ne fut pas détruit. Memnon[15] parlait de la résistance heureuse que Bas, petit-fils de Dydalcès, avait opposée à Calas, lieutenant du conquérant. Après la mort de Bas, qui précéda de deux ans celle d’Alexandre, Zipœtès, son fils, sut se maintenir pendant les luttes des généraux macédoniens ; je ne dirai pas néanmoins qu’il conserva son royaume intact, car Strabon nous apprend[16] que la ville de Nicée, située au cœur de la Bithynie, fut fondée une première fois par Antigone, fils de Philippe, et une seconde fois par Lysimaque ; mais enfin la Bithynie subsista. Zipœtès, que Memnon appelle seulement Βιθυνών έπάρχων, fut successivement adversaire de Lysimaque et de Séleucus[17], qui régnèrent l’un après l’autre sur l’ouest de l’Asie Mineure, et prit même apparemment le titre de roi, si, comme on l’a dit, l’ère de Bithynie date de 288. Il mourut en 278, au moment où les Gaulois arrivaient sur les rivages de la Propontide.

On le voit, les antécédents de la Bithynie ne la préparaient point à vivre en bonne intelligence avec le Bis de Séleucus. Lorsque Antiochus put s’occuper sérieusement des régions situées au delà du Taurus, par rapport à la Syrie, il y envoya son lieutenant Patrocle ; celui-ci s’adjoignit Hermogène d’Aspende et le lança contre les Bithyniens, qui le surprirent, le battirent et le tuèrent[18]. La lutte était donc engagée ; le point d’honneur militaire d’un Prince à la fois héritier du grand roi, d’Alexandre et de Nicator, se trouvait compromis ; l’habile et courageux Zipœtès, étant mort à la même époque, laissait à ses adversaires l’espoir d’une facile revanche ; enfin le nouveau roi Nicomède avait un rival dans son frère Zipœtès[19]. Ce qui devait ajouter aux inquiétudes de Nicomède, c’est qu’Antiochus, armé d’abord contre Antigone de Goni, menaçait de tourner toutes ses forces contre la Bithynie[20]. C’est alors que les Gaulois, qui venaient d’épouvanter Byzance, la Thrace et la Chersonèse, qui les épouvantaient encore, mais qui frémissaient d’impatience d’aller rançonner à leur tour les cités asiatiques, firent leurs premiers efforts pour passer les détroits. Ils étaient entrés en négociations avec Antipater, gouverneur de la côte bithynienne opposée à la Chersonèse ; mais, comme elles n’aboutissaient point, le dépit et l’ennui ramenèrent vers Byzance la majeure partie des vingt mille Gaulois qui étaient campés vers Lysimachie. Cette division suivait Léonnor ; Luthar, avec le reste de la troupe, s’empara d’une escadre de cinq navires qui avait escorté l’ambassade d’Antipater, et, en quelques voyages, toute la bande se trouva sur la côte d’Asie[21]. Elle n’y fut pas longtemps seule.

Nicomède, en effet, se décidait à introduire lui-même dans ses Etats la troupe qui accompagnait Léonnor, pour la prendre à sa solde et se débarrasser, à l’aide de cette force redoutée, des périls qui le serraient de si près ; en même temps il témoigna sa reconnaissance aux Byzantins pour le service qu’ils lui avaient plusieurs fois rendu, celui d’empêcher les envahisseurs d’entrer comme ennemis en Bithynie. Il conclut, en effet, avec les Gaulois, une convention préalable portant, non seulement qu’ils seraient à perpétuité alliés de Nicomède et de ses héritiers, et qu’ils ne feraient, sans son avis, alliance avec aucun de ceux qui les solliciteraient ; mais aussi qu’ils seraient amis de ses amis, ennemis de ses ennemis, et qu’ils serraient spécialement, en cas de besoin, alliés de Byzance, de Tios, d’Héraclée, de Chalcédoine, de Kiéros et de quelques princes du pays[22]. A ces conditions, il fit passer les barbares en Asie[23], où ils furent rejoints par leurs compagnons de l’autre corps. En tout, je l’ai dit plus haut, il y avait dix-sept chefs, mais les principaux, les seuls dont le nom ait survécu, étaient Léonnor et Luthar[24].

La guerre civile de Bithynie fut terminée, grâce à leur secours, à l’avantage de Nicomède, qui avait aussi l’assistance d’Héraclée. Les partisans de Zipœtès furent écrasés, et le butin fut abandonné aux Gaulois ; mais Memnon ne dit pas, comme Justin le fait entendre, qu’il leur ait dès lors abandonné une partie de ses Etats, et M. Contzen[25] juge qu’il devait le savoir mieux que l’abréviateur (peu érudit) de Trogue-Pompée. Les Gaulois venus en Bithynie n’étaient alors, dit Tite-Live[26], qu’au nombre de vingt mille, dont la moitié n’était pas des combattants ; sans doute c étaient leurs femmes et leurs enfants qu’ils traînaient avec eux, comme ceux dont j’ai parlé plus haut[27]. Mais il est facile d’admettre, avec le docte Allemand[28], que, du royaume de Tylé comme de l’armée de Grèce, il leur vint des compagnons nombreux pour profiter d’une telle aventure, sans préjudice de l’hypothèse vraisemblable[29] que, durant les courses de ces premières années, ils trouvèrent beaucoup de recrues parmi les soldats mercenaires, Grecs d’origine et toujours prêts à servir le premier venu pour la solde et le butin, qui fourmillaient alors dans les Etats des successeurs d’Alexandre. Peut-être cette observation doit-elle servir à expliquer comment la Galatie finit par prendre une couleur grecque assez prononcée, bien que la rudesse gauloise y ait toujours dominé pendant la période de l’indépendance. Dans tous les cas, il faut admettre que la colonie qui fonda les douze tétrarchies galates, et qui joua, pendant un siècle, l’un des premiers rôles dans les affaires de l’Asie occidentale, se composait de plus de dix mille soldats.

 

 

 



[1] Polyen (IV, VI) dit qu’après la bataille ils demandèrent le prix convenu, qui était d’une pièce d’or par tête, mais qu’ils avaient la prétention d’y faire comprendre les non-combattants. La somme montait à cent talents si l’on adoptait ce système, à trente seulement si l’on ne comptait que les soldats. Comme la pièce macédonienne représentait le statère attique, la 300e partie du talent, on aura 9.000 combattants et 30.000 autres personnes.

[2] IV, VIII. Cependant M. Wolfflin, dans son édition de Polyen, croit qu’il y a erreur, et que c’est Eumène de Pergame.

[3] Appien (Syr., 59, 61-62) dit qu’en mariant Stratonice à Antiochus, Séleucus lui donna toutes les provinces au delà de l’Euphrate. Pausanias (I, XVI) dit, de son côté, qu’il lui donna l’Asie après sa victoire sur Lysimaque ; ces deux assertions ne se contredisent pas. Memnon (ap Phot., 226) s’accorde avec Pausanias.

[4] Polyen, V, XLIII.

[5] Polyen, Fr. Hist. X ; Diodore, XXXI.

[6] Diodore, XXXI.

[7] Dès le temps des Perses. — Memnon racontait l’histoire politique d’Héraclée, même pour l’intervalle compris entre la bataille du Granique et la mort de Lysimaque.

[8] Strabon, XIII, IV ; Pausanias, I, X.

[9] Asie Mineure, p. 228.

[10] Appien, Guerres de Syrie, LXIII.

[11] Memnon, ap. Phot. p. 237 de l’édition Bekker. Ce qui nous reste de Memnon se trouve aussi dans les Fragmenta historicorum grœcorum de la collection Didot, et Conrad Orelli en a donné une édition séparée, où ce passage forme le commencement du chapitre XV.

[12] Strabon, ubi supra.

[13] Guerres de Mithridate, II.

[14] Lebas, Asie Mineure, p. 223.

[15] Ch. XX d’Orelli ; p. 228 du Photius de Bekker.

[16] T. III, p. 54 (éd. Tauchnitz).

[17] Ch. X d’Orelli ; p. 226 sub init. de Photius.

[18] Ch. XV d’Orelli ; p. 227 sub init. de Photius.

[19] Je ne sais où M. Lebas a trouvé que ce Zipœtès avait échappé à un massacre de ses frères, ordonné par Nicomède.

[20] Voyez Memnon, ch. XVIII d’Orelli ; p. 997 de Photius.

[21] Tite-Live, XXXVIII, XVI. Foy-Vaillant (Seleucid, imper.) date l’expédition de Patrocle de l’an 33 des Séleucides (272 ou 273), les préparatifs d’Antiochus de l’an 34, la paix entre le roi de Syrie et Antigone de l’an 35, et le passage des Gaulois en Asie de l’an 36.

[22] Memnon, ch. XIX d’Orelli ; p. 227 de Photius.

[23] Ceci réfute déjà l’opinion de Memnon, déjà réfutée par Wernsdorf, et d’après laquelle toutes les bandes auraient passé ensemble. L’historien d’Héraclée dit que les Byzantins empêchèrent les Gaulois de franchir le détroit ; mais il n’ajoute pas que Byzance était leur tributaire (Wernsd., l. IX) ; probablement ce fait se rapporte à un refus antérieur.

[24] Memnon, ubi supra ; Tite-Live, ubi supra.

[25] Besond. Theil, § 30. Memnon, ch. XIX, ap. Phot. p. 227. Wernsdorf prend un moyen terme très vraisemblable, en admettant que le roi leur donna des terres. (I, XVI.)

[26] Ubi supra.

[27] Fin du chapitre V et commencement du chapitre VI. Peut-être aussi des marchands.

[28] Ubi supra.

[29] Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, I, V ; cf. Lebas, p. 226.