Texte numérisé par Marc Szwajcer
Depuis le règne d’Alyatte jusqu’à la mort d’Alexandre, il n’est question en Asie, ni de Cimmériens ni de Celtes. Il ne reste ici, pour remplir cet intervalle, qu’à reconnaître quelles étaient alors, en Europe, les positions les plus avancées de la race gauloise vers l’Orient, positions d’où nous les verrons déborder sur la Grèce. Pour cette partie du Mémoire, je me bornerai souvent à exposer, à critiquer ou à développer, par l’étude des textes complets, les résultats mis au jour dans le travail de M. Léopold Contzen. (Die Wanderungen der Kelten, Leipzig, 1861.) Mais, avant d’en venir aux détails topographiques et historiques, je rappellerai que Strabon consacre aux Kimris, Cimmériens ou Cimbres, une partie de son septième livre, et les représente comme ayant poussé leurs courses aventureuses, d’une part jusqu’au Palus-Méotide, de l’autre jusqu’au Danube et au territoire des Gaulois Scordisques, qui sera déterminé tout à l’heure ; puis il ajoute : On raconte que les femmes des Cimbres les accompagnaient à la guerre, et que, parmi elles, étaient des prêtresses à cheveux blancs et vêtues de blanc qui prédisaient l’avenir ; elles avaient des saies de gaze, une ceinture d’airain, et marchaient nu-pieds. Elles abordaient, l’épée à la main, les prisonniers amenés dans le camp, leur mettaient une couronne et les conduisaient vers un cratère d’airain, d’environ vingt amphores. Gravissant des degrés, elles se penchaient sur cette urne, coupaient la gorge au captif, qu’elles tenaient renversé, et tiraient des présages du sang qui coulait ; d’autres, ouvrant le corps, prophétisaient à haute voix, d’après l’aspect des entrailles, la victoire au soldat. Dans les combats, elles frappaient des peaux tendues sur les claies de leurs chariots, et produisaient ainsi un grand bruit[1]. On reconnaît sans peine le culte de ces Druides que Diodore nous montre, chez les Gaulois, chargés des sacrifices humain et tirant de là des présages[2] ; ces prêtresses sont les Druidesses des Cimmériens, que Strabon, comme Posidonius nous dépeint errant à travers l’Europe[3]. Dans la description de l’Illyrie gauloise, M. Contzen[4] nous montre en première ligne les Scordisques, puissante tribu celtique[5] qui s’étendait en Illyrie et en Pannonie et dont quelques fractions s’étaient même établies en Thrace[6]. C’étaient, dit l’auteur allemand, les descendants des compagnons de Sigovèse ; et il cite le passage où Justin (XXIV, XIV) représente ces émigrés de la Gaule domptant la Pannonie et livrant, durant de longues années, d’innombrables combats aux peuples voisins. C’est à eux que M. Contzen (§ 22) attribue aussi les combats nombreux rapportés par les chroniques de Pologne comme livrés entre les Slaves et les Celtes de la vallée du Danube. Le nom de Scordisques est emprunté, sans doute, à la chaîne du Scordus, siège de leur établissement principal ; les limites de leur pays sont suffisamment déterminées par les écrivains de l’antiquité. La Save, dit Strabon, se réunit au Noaros vers Segestica (près de la Sciscia), puis, ayant reçu la Colapis, qui coule des monts Albius, à traders le pays des Japodes, Celtes eux-mêmes ou mêlés de Celtes[7], les deux rivières vont se jeter dans le Danube, en longeant le territoire des Scordisques. Or la Colapis, c’est la Kulpa[8]. Une page plus loin, Strabon désigne ce mont Albius, où résidaient les Japodes, comme formant l’extrémité de la chaîne des Alpes, telle que l’entendaient les anciens, c’est-à-dire le chaînon intermédiaire entre les Alpes Juliennes et les Alpes Dinariques. Plus loin encore, il désigne les Pannoniens comme limités, au nord, par le Danube, et, à l’orient, parles Scordisques[9]. Ptolémée (II, XVI) met ces derniers dans la partie sud-est de la basse Pannonie, située à l’est de la haute et s’étendant jusqu’à l’embouchure de la Save. Il semble qu’il y ait ici contradiction avec Strabon ; mais Ptolémée ne fait pas de géographie historique, et les Scordisques avaient pu, lors de la conquête romaine ou depuis, passer au nord de la Save. On voit précisément dans Appien (Illyr., III) que, vaincu par les Romains, ce peuple s’enfuit dans les îles du Danube ; l’auteur ajoute que, plus tard, quelques-uns revinrent sur les frontières de Péonie. Ce furent les Scordisques[10] qui ruinèrent la nation illyrienne des Autariates, qui elle-même avait assujetti les Triballes, voisins du Danube, comme on sait. Les Scordisques étaient partagés en deux nations : les grands Scordisques, entre deux affluents du Danube, savoir : le Noaros (la basse Save actuelle[11]) et le Margos (la Morawa de Servie[12]), les petits Scordisques, au delà de ce cours d’eau jusqu’aux frontières des Triballes et des Mœsiens[13]. Ils possédaient plusieurs îles du Danube et désolèrent divers territoires voisins, qui, dépeuplés, se couvrirent d’immenses et impénétrables forêts[14]. Gomme M. Contzen nous montre, d’après Hérodote (IV, XL), les Triballes sur la Morawa, on voit qu’entre cette époque et celle de Strabon ils avaient été refoulés soit par les Autariates, soit par les Scordisques eux-mêmes ; et cet événement peut fort bien être identique, comme le pense l’auteur allemand, à l’émigration que Diodore signale, dans fa première moitié du IVe siècle, à l’ouverture de la 101e olympiade[15]. Au temps de Philippe on voit les Triballes entre la Scythie et la Macédoine, et, dès le règne d’Alexandre au moins, des Celtes se trouvent en deçà de la Save, entre le Danube et le mont Scordus ; à l’ouest, ils vont jusqu’à la mer Adriatique ou à peu près, puisque Arrien appelle Celtes des bords du golfe ionien ceux qui, députés près du jeune roi de Macédoine, pendant son expédition vers le Danube, lui dirent qu’ils ne craignaient que la chute du ciel, mais estimaient au-dessus de tout l’amitié d’un homme tel que lui[16]. Les Celtes de l’Occident allaient plus loin encore, s’il est vrai qu’ils se piquaient de né reculer ni devant la marée montante ni devant l’incendie[17]. Du reste, quoique Strabon, racontant, d’après Ptolémée, l’anecdote sur Alexandre (VII, III), désigne aussi, par l’appellation de Celtes de l’Adriatique ceux qui firent cette fière et adroite réponse au futur conquérant de l’Asie, M. Contzen paraît avoir raison de remarquer que cette tribu n’habitait pas loin du Danube, puisqu’elle envoya son ambassade pendant la courte expédition des Macédoniens vers ce fleuve. Strabon (t. II, p. 76, 85, 101) compte, parmi les peuples celtes, les Boïens et aussi les Taurisques, qui furent vaincus par les Gètes, au temps de César[18]. Les Scordisques paraissent avoir conservé toujours les mœurs belliqueuses de leur race. Justin nous l’a dit un peu plus haut, et, comme nous l’avons vu aussi, des chroniques polonaises, mentionnées par M. Contzen, parlent de guerres entre les Celtes et les Slaves dans la région du Danube, sans toutefois dire à quel peuple celte il faut rapporter ces faits[19]. Polybe raconte aussi que huit cents mercenaires gaulois trahirent les habitants d’une ville d’Épire dans une guerre contre les Illyriens, au IIIe siècle[20] ; et Appien[21] parle d’une expédition des Scordisques et autres Celtes dans la Macédoine et la Grèce devenues romaines, expédition qui fut châtiée par un Scipion, peu après le temps de Marius. Je terminerai cet aperçu de la Gaule illyrienne par le passage d’Ammien Marcellin auquel renvoie M. Contzen, et qui résume l’état social du principal de ces peuples. Les Scordisques, dit Ammien, ont autrefois habité une partie de la Thrace. . . Nation cruelle et farouche, au témoignage de l’antiquité, immolant des captifs à Bellone et à Mars, buvant avidement du sang humain dans des crânes, ce peuple barbare, incommode aux Romains par des hostilités multipliées, finit par détruire une armée romaine tout entière avec son général[22]. |
[1] Strabon, VII, II ; t. II, p. 69-70 de l’édit. Tauchnitz.
[2] Diodore, V, XXXI. Le même auteur, au chapitre suivant, déclare comprendre parmi les Cimbres les Gaulois qui ont pris Rome et ceux qui se sont établis en Asie-Mineure.
[3] Plutarque, in Marius, XI.
[4] Die Wand. der Kelt. Allgemein Theil, § 21.
[5] Strabon (liv. VII, ch. V ; t. I, p. 101 de l’édition Tauchnitz) dit que le Parisus coule des montagnes vers l’Ister.
[6] Suivant Strabon (ibid. p. 100) les populations de la Thrace pouvaient être mêlées de quelques tribus scythiques ou celtiques.
[7] Liv. V, ch. V (t. II, p. 102) ; cf. 100.
[8] Voyez l’Atlas antiquus de Kiepert, tab. IX.
[9] Strabon, liv. VII, chap. V (t. II, p. 108).
[10] Strabon, ubi supra. — Polyen (VII, XLII) dit simplement les Celtes, et raconte, de leur invasion dans le pays des Autariates, un stratagème semblable à celui qu’Hérodote raconte des Perses dans la guerre contre Tomyris.
[11] Strabon ne donne le nom de Save qu’à la partie supérieure de cette rivière.
[12] Ils s’étendaient du nord au sud, depuis l’embouchure de la Save jusque vers les frontières de Macédoine, selon Wernsdorf (De rep. Galat., ch. II, § 11), qui cite, avec Strabon, Justin (XXXII, III), Athénée (VI), l’épitomé du cinquante-sixième livre de Tite-Live et Appien (Guerre d’Illyrie).
[13] Wernsdorf (ibid.) les met aussi près de la Save, ce qui est une erreur.
[14] Voyez Strabon, liv. VII, ch. V (t. II, p. 108-109 de l’édition Tauchnitz).
[15] Diodore, XV ; voyez Contzen, § 21. C’est au delà du Danube qu’Appien conduit les Triballes vaincus par les Scordisques (Illyrie, III) ; mais les deux faits s’excluent pas nécessairement. Un siècle plus tard, les Autariates étaient contraints d’émigrer en Péonie (Contzen, § 22 ; cf. Polyen, IV, XII et VII, XLII.)
[16] Voyez Contzen, § 21.
[17] Strabon (VII, II) nie qu’ils défiassent la marée et l’inondation, ce prouve qu’on le leur attribuait déjà. Élien dit, dans ses Histoires variées (XII, XXIII) : Il n'y a point de nation qui affronte les dangers avec autant d'intrépidité que les Celtes. Ils célèbrent, par des chansons, la mémoire de ceux qui meurent glorieusement à la guerre ; ils vont au combat, la tête couronnée de fleurs ; fiers de leurs grandes actions, ils élèvent des trophées, pour laisser à la postérité, suivant l'usage des Grecs, des monuments de leur valeur..... Plusieurs attendent de pied ferme le flux de la mer : quelques-uns vont au-devant tout armés, et soutiennent le choc des flots, en y opposant leurs lances et leurs épées nues ; comme s'ils pouvaient effrayer ou blesser un pareil ennemi. (Voyez Contzen, § 24.) Diodore parle aussi (V, XXVIII) de leur mépris systématique de la mort, et Posidonius va plus loin encore (p. 138-139 des Potidonii reliquiœ, de Bake).
[18] Wernsdorf (ubi supra) place les Taurisques auprès des Scordisques, dont ils étaient séparés par des hauteurs, et les Boïens, entre la Drave et le Danube, près du lac Neusield ; les fugitifs de la Cisalpine vinrent, en 190, s’établir près d’eux, dans le Norique.
[19] Ce seraient peut-être les Bastarnes, s’il faut croire ce qu’en dit Pelloutier dans son Histoire des Celtes, liv. I, ch. VIII : Les Bastarnes étaient reconnus pour une nation celte. Ils ne différaient des Scordisces ni pour la langue ni pour la coutume ; mais le voisinage des Sarmates leur fit adopter plusieurs coutumes de ce peuple, et, à la fin, ils passèrent pour Sarmates. La plus grande partie des Bastarnes demeurait au delà du Danube, du côté de la Pologne. De là vient qu’ils sont appelés tantôt Scythes, tantôt Gètes, tantôt Germains. Les passages allégués par l’auteur ne sont pas tous concluants mais, du moins, Tite-Live (XL, LVII) affirme que les Bastarnes demeuraient au delà du Danube et qu’ils étaient frères des Scordisques.
[20] Liv. II, ch. V.
[21] Illyrie, V.
[22] XXVII, IV.