HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Ligue formée contre l'Empereur. — François Ier défie Charles en combat singulier. — Les Impériaux sortent de Rome. — Les Français bloquent Naples. — Révolte d'André Doria. — Paix de Cambrai. — L'Empereur visite l'Italie. — Diète de Spire. — Protestation des sectateurs de Luther. —Confession d'Augsbourg. — Ligue de Smalkalde. — Ferdinand, frère de l'Empereur, élu roi des Romains. — Campagne de l'Empereur en Hongrie. — Entrevue du pape et de François Ier. — Mort de Clément VII et élection de Paul III. — La secte des anabaptistes. — Expédition de l'Empereur en Afrique. — Pillage de Tunis.

 

Les détails de la manière inhumaine dont le pape avait été traité remplirent toute l'Europe d'étonnement et d'horreur. L'audace inouïe d'un Empereur chrétien, à qui sa dignité même imposait le devoir de protéger et de défendre le Saint-Siège, et qui, portant des mains violentes sur celui qui représentait Jésus-Christ sur la terre, retenait sa personne sacrée dans une captivité rigoureuse, parut généralement un acte d'impiété, qui méritait la vengeance la plus éclatante et qui sollicitait la prompte réunion de tous les fidèles enfants de l'Église contre le coupable. François et Henri, qui déjà avaient concerté une attaque contre l'Empereur dans les Pays-Bas, résolurent de porter leurs armes en Italie ; cette détermination fut prise dans une conférence qui eut lieu entre François et Wolsey, à Amiens, où le ministre anglais fut reçu avec une magnificence royale. A cette occasion, Henri renonça formellement à toutes les prétentions anciennes des rois d'Angleterre sur la couronne de France, et accepta par forme d'indemnité une pension de cinquante mille écus.

Cependant le pape, ne pouvant satisfaire aux conditions de la capitulation, restait toujours sous la garde sévère d'Alarcon. Les Florentins, à la première nouvelle des désastres de Rome, s'étaient déclarés États libres et avaient rétabli leur ancienne forme de gouvernement populaire. Les Vénitiens s'étaient emparés de Ravenne, et chacun voulait sa part des dépouilles d'un pontife qui semblait perdu sans ressources. Lannoy, voulant aussi tirer quelque avantage de la position des choses, vint à Rome avec ce qu'il avait pu réunir de troupes, et ces nouveaux venus mirent le comble aux malheurs de la ville, en pillant ce qui avait échappé à la rapacité des Allemands et des Espagnols.

Pendant ce temps le roi de France et los Vénitiens formèrent une ligue pour délivrer l'Italie ; Florence entra même dans cette association, et les confédérés mirent Lautrec à la tête de leurs forces. Tout alla bien d'abord ; secondé par André Doria, le plus grand homme de mer de ce siècle, il se rendit maître de Gênes, d'Alexandrie, et emporta d'assaut Pavie, qu'il abandonna au pillage.

Les progrès des confédérés et le besoin pressant d'argent qu'il éprouvait déterminèrent enfin l'Empereur à mettre le pape en liberté, moyennant une rançon considérable ; Clément fut obligé d'avancer une somme de cent mille écus, pour payer l'armée ; de s'engager à en payer autant quinze jours après, et cent cinquante mille au bout de trois mois ; il devait en outre mettre l'Empereur en possession de plusieurs villes. Lorsqu'il eut payé le premier terme de sa rançon, on fixa le jour de sa mise en liberté ; mais comme il craignait de voir s'élever de nouveaux obstacles à sa délivrance, il se déguisa la nuit précédente, et profita du relâchement qu'Alarcon avait mis dans sa vigilance depuis la conclusion du traité, pour s'évader sans être reconnu. Le lendemain, il écrivit d'Ovieto une lettre de remerciements à Lautrec, comme au principal auteur de sa délivrance.

1528 — Pendant ce temps, des ambassadeurs de France et d'Angleterre s'étaient rendus à Madrid, pour obtenir des adoucissements au traité qui avait rendu François à la liberté. L'Empereur se montrait disposé à relâcher quelque chose de ses prétentions ; mais François, fier du succès de ses armes en Italie, se montra tellement exigeant, que rien ne put se conclure, et les ambassadeurs prirent congé du roi. Le lendemain, deux hérauts qui avaient accompagné les ambassadeurs, sans faire connaître leur caractère, se présentèrent à la cour de l'Empereur avec les attributs de leur office, et lui déclarèrent la guerre au nom de leurs maîtres dans les formes accoutumées. Charles accepta le défi du monarque anglais avec une fermeté tempérée par quelques marques d'égards et de respect. Sa réponse au roi de France était pleine de cette amertume d'expressions que devait lui inspirer une rivalité personnelle, irritée par le souvenir de plusieurs outrages réciproques. Il chargea le héraut français d'avertir son maître qu'il ne le regarderait plus désormais que comme un vil infracteur de la foi publique, étranger aux sentiments d'honneur et de probité qui distinguent un gentilhomme. François, trop fier pour souffrir patiemment une imputation si insultante, renvoya sur-le-champ son héraut avec un cartel en règle, par lequel il donnait à l'Empereur un démenti formel, le défiait en combat singulier, le sommait de fixer le temps et le lieu du rendez-vous, et lui donnait le choix des armes. Charles, aussi vif et aussi brave que son rival, accepta le défi sans balancer ; mais, après divers messages de part et d'autre pour régler toutes les circonstances du combat, messages toujours accompagnés de reproches mutuels, qui dégénérèrent presque en injures, le projet de ce duel, qui convenait en effet, beaucoup mieux à des héros de romans qu'aux deux plus grands monarques du siècle, fut entièrement oublié, et n'eut pas d'autre résultat que de répandre davantage l'usage du duel.

Cependant Lautrec continuait de marcher sur Naples, et la terreur qu'il inspira détermina enfin les troupes impériales à sortir de Rome, qu'elles opprimaient depuis dix mois entiers. Mais de l'armée florissante qui était entrée dans cette ville, à peine en restait-il la moitié, détruite par la peste ou par les maladies qui étaient la suite d'une longue inaction, de l'intempérance et de la débauche, fut la victime de ses propres crimes. Ce fut en cet état que l'ancienne armée de Bourbon arriva à Naples, sans que Lautrec pût réussir à l'attaquer pendant le trajet. Le peuple de ce royaume reçut les Français à bras ouverts partout où ils voulurent se montrer et s'établir. A la réserve de Gaète et de Naples, à peine resta-t-il aux Impériaux quelques places importantes. Ils durent la conservation de Gaëte à la force naturelle de ses moyens de défense et celle de Naples à la présence de l'armée impériale. Lautrec se présenta sous les murs de Naples : mais, désespérant d'emporter cette place, il fut obligé de la bloquer. Il fut encore confirmé dans l'espoir qu'il avait de réussir de cette façon, par l'avantage qu'obtint sur les Impériaux la flotte vénitienne qui bloquait le port ; le vice-roi ayant attaqué Doria avec ses meilleures troupes, rut tué, et sa flotte fut détruite en grande partie.

Plusieurs circonstances se réunirent pour tromper l'espérance que ces succès faisaient concevoir à Lautrec. Le pape, voulant reconquérir Florence, ne pouvait compter pour cela sur François, qui venait de faire alliance avec la nouvelle république il négociait donc secrètement avec Charles, et penchait beaucoup plus du côté de son ennemi que du côté de son bienfaiteur. Les Vénitiens voyaient avec jalousie les progrès de l'armée française ; enfin François lui-même négligeait de faire passer à Lautrec les fonds nécessaires pour l'entretien de son armée. Pour surcroît de malheur, ce fut à cette époque que Doria, se tournant tout à coup contre la France pour l'Empereur, arriva à Naples, non plus pour bloquer son port comme il s'y était engagé, mais pour la secourir et la délivrer.

Doria, peu fait aux ménagements des cours, avait plus d'une fois adressé des remontrances assez dures au roi de France ; peu de temps auparavant, il avait même semblé lui adresser des menaces à l'occasion des réparations que la France faisait au port de Savone, qui menaçait Gênes, la patrie de Doria, d'une concurrence redoutable. Ces plaintes, envenimées par les courtisans, irritèrent tellement François, qu'il donna ordre à l'amiral Barbezieux de lui enlever ses galères et de s'assurer de sa personne. Doria, averti de cette décision, se mit en lieu de sûreté, et prit enfin la détermination de passer au parti de l'Empereur. Cet événement changea la face des choses ; l'abondance rentra dans Naples, qui était réduite aux dernières extrémités, et les Français, n'étant plus maîtres de la mer, ne tardèrent pas à manquer de vivres. La peste vint se joindre à tant de maux et éclaircir leurs rangs ; Lautrec lui-même mourut victime de la contagion, déplorant la négligence de son souverain et l'infidélité de ses alliés. Le marquis de Saluces, auquel échut le commandement des débris de l'armée française se retira en désordre à Aversa, où il fut investi par le duc d'Orange, et où il se vit bientôt contraint à rester prisonnier, à perdre tout son bagage, et à laisser conduire, sous la garde d'un détachement, ses troupes désarmées et sans drapeaux jusqu'aux frontières de France.

La perte de Gênes suivit de près la ruine de (armée française devant Naples. Doria se rendit maître de cette ville, que le gouverneur français ne _put défendre faute de forces suffisantes, et constitua sa-patrie en république indépendante, 'bien que tout contribuât à lui aplanir le chemin à la royauté.

1529 — François, jaloux de rétablir la réputation de ses armes, fit de nouveaux efforts dans le Milanais ; mais son général, le comte de Saint-Pol, n'était pas un rival à opposer à Antoine de Lève, qui, bien qu'infirme et obligé de se faire porter en litière, le surpassa toujours en activité et en prudence, et détruisit enfin l'armée française dans le Milanais.

Malgré la vigueur avec laquelle on continuait la guerre, chaque parti laissait voir le plus grand désir de la paix, et l'on ne cessait de négocier pour y parvenir. Deux femmes entreprirent de remplir les vœux de toute l'Europe, Marguerite d'Autriche, douairière de Savoie et tante de l'Empereur, et Louise, mère de François, convinrent d'une entrevue à Cambrai. S'étant logées dans deux maisons contiguës, entre lesquelles on ouvrit une communication, elles s'y abouchèrent sans cérémonial ni formalités, et y tinrent seules des conférences journalières où personne n'était admis. Comme elles étaient toutes deux très-versées dans les affaires, et qu'elles avaient l'une pour l'autre une confiance sans réserve, elles firent bientôt de rapides progrès vers un accommodement définitif. Cependant le pape eut le talent de prévenir ses alliés, et de conclure avant eux à Barcelone son traité particulier. Charles, désirant effacer le souvenir des insultes qu'il avait fait souffrir au chef de l'Église, lui accorda des conditions très-favorables ; de son côté, le pape donna à l'Empereur l'investiture du royaume de Naples, sous sa suzeraineté, et accorda une absolution générale à tous ceux qui avaient participé au siège et au pillage de Rome. La nouvelle de ce traité accéléra les négociations de Cambrai, et détermina Marguerite et Louise à conclure sur-le-champ. Le traité de Madrid servit de base à celui qu'elles firent. Les principaux articles furent que l'Empereur ne demanderait pas pour le moment la restitution de la Bourgogne ; que François payerait deux millions d'écus pour la rançon de ses fils, et qu'avant leur élargissement il rendrait toutes les villes qu'il tenait encore dans le Milanais ; qu'il cèderait la souveraineté de la Flandre et de l'Artois ; qu'il renoncerait à toutes ses prétentions sur Naples, Milan, Gènes et sur toutes les autres villes situées au delà des Alpes ; qu'aussitôt après le traité, il épouserait, comme il avait déjà été convenu, Éléonore, sœur de l'Empereur.

Ainsi François sacrifiait toutes les prétentions qui l'avaient porté à combattre depuis neuf ans, période de guerre d'une longueur presque inconnue à l'Europe avant l'établissement des troupes réglées et l'imposition régulière des taxes. Il laissait l'Empereur seul arbitre de l'Italie, et il lui sacrifiait même les intérêts de ses alliés. Henri VIII fut le seul consulté, et il acquiesça complètement au traité de Cambrai.

Cependant l'Empereur aborda en Italie, suivi d'un cortège nombreux de noblesse espagnole et d'un corps considérable de troupes ; il s'entourait de la pompe d'un conquérant, en affectant l'humilité d'un enfant soumis de l'Église. Les Italiens, qui se le représentaient à peu près comme un souverain barbare des Goths et des Huns, furent surpris de le voir, à son entrée publique à Bologne, où il se présenta à la tête de vingt mille soldats, baiser à genoux les pieds de ce même pape qui, quelques mois auparavant, était son prisonnier. Ils furent encore plus étonnés quand ils le virent concilier les intérêts de tous les princes et de tous les États qui dépendaient alors entièrement de lui, avec une modération et une équité à laquelle ils étaient bien loin de s'attendre. Il est vrai que le désintéressement que l'Empereur montrait en cette circonstance était surtout déterminé par la nécessité de réunir toutes ses forces pour résister aux progrès du Sultan, qui de la Hongrie était passé en Autriche, et avait mis le siège devant Vienne avec une armée de cent cinquante mille hommes. Il sentait donc la nécessité de tout pacifier en Italie avant de passer en Allemagne ; c'est pourquoi il rendit à Sforce le duché de Milan, et ses États au duc de Ferrare ; il conclut aussi un accommodement définitif avec les Vénitiens. Tous ces traités furent publiés à Bologne, avec la plus grande solennité, le premier jour de l'année 1530, au milieu des acclamations unanimes des peuples. Les Florentins seuls résistaient et voulaient conserver le gouvernement libre qu'ils avaient fondé ; L'armée de l'Empereur assiégea leur ville, et, malgré leur énergique résistance, y rétablit le pouvoir des Médicis.

1530 — Après la publication de la paix à Bologne et la cérémonie du couronnement de Charles comme roi de Lombardie et empereur des Romains, que le pape célébra avec la solennité accoutumée, ce prince, que rien ne retenait plus en Italie, se disposa à se rendre en Allemagne, où sa présence devenait de jour en jour plus nécessaire. L'absence de l'Empereur, ses contestations avec le, pape, les soins qu'exigeait la guerre de France, avaient -donné aux-réformateurs un long intervalle de tranquillité, pendant lequel leurs doctrines avaient fait des progrès notables. La plupart des princes qui avaient embrassé les principes de Luther ne s'étaient pas contentés d'établir dans leur territoire la nouvelle forme de culte, ils avaient encore entièrement aboli les rites de l'Église catholique, et la moitié du corps germanique s'était entièrement détachée du Saint-Siège. Quelque satisfaction que l'Empereur eût pu ressentir des événements qui tendaient à humilier ou à embarrasser le pape, dans le temps de sa rupture déclarée avec lui, il ne pouvait se dissimuler alors que les troubles dont la réforme avait rempli l'Allemagne pouvaient à la fin devenir très-funestes à l'autorité impériale. Rien ne lui parut donc plus essentiel que d'étouffer promptement des opinions qui pouvaient former entre les princes de l'Empire une ligue redoutable, dont les liens seraient plus puissants que ceux qui les soumettaient à sa suprématie ; il résolut donc de faire servir à l'affermissement de son pouvoir un zèle constant pour la vraie religion, dont il était le protecteur naturel.

Dans cette pensée, dès qu'il avait entrevit l'occasion de traiter d'un accommodement avec le pape, il avait convoqué à Spire une diète de l'Empire, dont l'objet fut de délibérer sur l'état actuel de la religion. Le décret de la diète qui s'y était tenue en 1526 établissait à peu près la tolérance des opinions de Luther et avait par là choqué le reste de la chrétienté. Il fallait pourtant beaucoup d'art et une conduite délicate pour procéder à une décision plus rigoureuse contre les novateurs ; car l'hérésie avait gagné des partisans assez puissants et assez dévoués pour qu'on va craindre qu'une décision trop sévère de la diète n'allumât en Allemagne une guerre de religion. Dans cette crainte, tout ce que l'archiduc et les autres députés de l'Empereur demandèrent à la diète, fut donc d'enjoindre aux États de l'Empire qui avaient jusqu'alors obéi au décret de la diète de Worms, lancé contre Luther en 1524, de continuer à s'y conformer ; de défendre aux autres États de faire à l'avenir aucune innovation dans la religion ; et de ne point ôter aux catholiques le libre exercice de leur religion avant la convocation du concile général. Après bien des débats, ce décret passa à la pluralité des voix. Quelque modéré que fût cet édit, il ne laissa pas de trouver des contradicteurs.

L'électeur de Saxe, le marquis de Brandebourg, le landgrave de Hesse, les ducs de Lunebourg, le prince d'Anhalt avec les députés de quatorze villes libres ou impériales, firent contre ce décret une protestation solennelle, par laquelle ils le déclaraient injuste et impie. De là vint le nom de protestants, qui depuis a été donné indistinctement à toutes les sectes qui se sont séparées de l'Église catholique.

Les luthériens n'en restèrent pas là : ils envoyèrent des ambassadeurs en Italie pour porter leur protestation à l'Empereur ; il la rejeta comme une œuvre de faction.

1530 — Tels étaient les sentiments dans lesquels l'Empereur partit d'Italie pour l'Allemagne, ayant déjà indiqué à Augsbourg la diète de l'Empire. Il fit son entrée publique dans cette ville avec une pompe extraordinaire, et y trouva une assemblée qui, par l'éclat et le nombre de ses membres, répondait à l'importance des affaires qu'on devait y traiter. On eût dit que sa présence avait communiqué à tous les partis un esprit nouveau de modération et de tendance pacifique. L'électeur de Saxe ne voulut pas permettre à Luther de l'accompagner à la diète, et les princes protestants défendirent aux théologiens qui les accompagnaient de prêcher en public tant qu'ils résideraient à Augsbourg. Par les mêmes raisons, ils choisirent Melanchthon, celui des réformateurs qui, avec le plus de science, avait aussi le plus de calme, pour dresser leur confession de foi dans les ternies les moins choquants pour les catholiques. Melanchthon se chargea de cette mission ; le symbole qu'il composa, connu sous le nom de Confession d'Augsbourg, fut lu publiquement devant la diète. Des théologiens catholiques furent nommés pour l'examiner ; ils proposèrent leurs critiques, la dispute s'engagea entre eux et Melanchthon, soutenu de quelques-uns de ses partisans. Les plus habiles des théologiens orthodoxes réfutèrent la confession luthérienne article par article, après s'être assurés qu'on n'avait plus rien à leur objecter. Mais le parti était pris, il en eût trop coûté à l'amour-propre et à l'orgueil des hérétiques de s'avouer vaincus.

Les princes, auxquels Charles s'adressa ensuite ne se montrèrent pas plus disposés que les théologiens à renoncer à leurs opinions. Il ne restait plus à l'Empereur d'autre parti à prendre que d'exercer son pouvoir, pour défendre par quelque acte de vigueur la doctrine et l'autorité de l'Église. La diète, cédant à son avis, donna un décret qui condamnait la plupart des opinions soutenues par les protestants, défendait à toute personne de protéger ou de tolérer ceux qui les enseignaient, enjoignait l'exacte observation du culte établi, et défendait toute innovation pour l'avenir sous des peines sévères. Ceux qui refusent  de concourir à l'exécution de ce décret étaient déclarés incapables d'exercer les fonctions de juges ou de paraître comme parties à la chambre impériale, qui était la cour souveraine de l'Empire. Il fut encore arrêté qu'on s'adresserait au pape, pour le requérir de convoquer, dans le délai de six mois, un concile général dont lés décisions souveraines pussent terminer toutes les disputes.

La rigueur de ce décret atterra les protestants. Melanchthon en fut accablé ; mais Luther ne se laissa ni effrayer ni déconcerter. Il raffermit le courage ébranlé des princes protestants, et les, détermina à s'assembler à Smalkalde, théâtre ordinaire de leurs conventicules. Là, ils conclurent une ligne défensive, par laquelle les États protestants de l'Empire s'unissaient pour ne former qu'un corps ; ils résolurent de s'adresser aux rois de France et d'Angleterre, et d'implorer leur secours et leur appui en faveur de leur nouvelle confédération.

Une affaire qui n'avait aucun rapport à la religion leur fournit un prétexte pour rechercher l'assistance des princes étrangers. Charles avait formé le projet de rendre la couronne impériale héréditaire dans sa famille, en faisant élire 'son frère Ferdinand roi des Romains. Les protestants pénétrèrent les desseins ambitieux de l'Empereur, et résolurent de s'opposer à l'élection de l'Empereur.

1531 — En conséquence l'électeur de Saxe, au lieu de se rendre à l'assemblée des électeurs, convoquée à Cologne, y envoya son fils aîné, qui protesta contre l'élection, comme étant faite contre toutes les formes et toutes les lois, contraire aux articles de la bulle d'or, et destructive des libertés de l'Empire. Mais les autres électeurs, que Charles avait gagnés, élurent Ferdinand roi des Romains, et il fut, quelques jours après, couronné à Aix-la-Chapelle.

Lorsque les protestants, qui s'étaient assemblés une seconde fois à Smalkalde, reçurent la nouvelle de cette élection, avec celle de quelques procédures que la chambre impériale commençait contre eux, à raison de leurs principes anticatholiques, ils crurent nécessaire d'envoyer immédiatement des ambassadeurs en France et en Angleterre. François voyait avec une grande jalousie le succès de son rival ; mais sa nation était trop épuisée pour qu'il pût songer à la précipiter dans une nouvelle guerre. Il fit d'abord exhorter ces princes à rentrer dans l'ancienne religion : il se contenta de fomenter en secret les troubles qui agitaient l'Allemagne, et de conclure une alliance avec les chefs protestants ; tout en ayant soin de ne pas paraître appuyer l'erreur. Le roi d'Angleterre était animé d'un vif ressentiment contre Charles, parce qu'il pensait que c'était lui qui avait déterminé le pape à s'opposer à son divorce ; toutefois, occupé de ses affaires intérieures, il se contenta de donner des promesses vagues, et d'envoyer un médiocre secours d'argent aux confédérés de Smalkalde.

1532 — Cependant l'Empereur était chaque jour plus convaincu que ce n'était pas encore le moment d'employer la rigueur et la violence pour extirper l'hérésie. Il songea donc à conclure un arrangement avec les princes mécontents, et commença des négociations avec l'électeur de Saxe et ses associés. Après bien des difficultés, on convint enfin à Nuremberg des termes d'une pacification qui fut ratifiée solennellement à la diète de Ratisbonne. Il y fut stipulé qu'il y aurait une paix générale en Allemagne jusqu'au concile œcuménique, dont l'empereur tâcherait d'assurer la convocation dans l'espace de six mois.

Charles apprit peu de temps après que Soliman était entré en Hongrie à la tête de trois cent mille hommes ; cette nouvelle hâta les délibérations de la diète. En vain l'Empereur avait invité les protestants à joindre leurs forces aux siennes ; ils s'étaient montrés déterminés à sacrifier la patrie au fanatisme et à la vengeance. Quand ils eurent obtenu ce qu'ils désiraient, ils marquèrent leur reconnaissance à l'Empereur, le servirent avec un zèle extraordinaire, et mirent en campagne plus de troupes qu'ils n'étaient obligés d'en fournir. Les catholiques ayant imité leur exemple, Vienne vit rassembler près de ses murs une des plus grandes et des plus belles armées qui eussent jamais été levées en Allemagne. De vieilles troupes espagnoles et italiennes, qui arrivèrent des Pays -Bas, portèrent cette armée à quatre-vingt-dix mille hommes d'infanterie régulière et à trente mille chevaux, sans compter un grand nombre de corps francs. L'Empereur voulut commander en personne cette niasse formidable, et l'Europe en suspens attendit l'issue d'une bataille décisive entre les deux plus grands princes du monde ; mais redoutant mutuellement leurs forces et leurs succès antérieurs, ils se conduisirent tous les deux avec tant de circonspection, que cette campagne, après des préparatifs immenses, finit sans aucun événement mémorable. Soliman, voyant l'impossibilité d'obtenir aucun avantage sur un ennemi toujours attentif et sur ses gardes, retourna à Constantinople vers la fin de l'automne. Dans un siècle si belliqueux, où tout gentilhomme était soldat et tout prince général, il est à remarquer que ce fut la première fois que Charles parut à la tête de ses troupes, quoiqu'il eût déjà soutenu de si longues guerres et remporté tant de victoires. Ce ne fut pas un honneur médiocre pour lui que d'avoir osé, pour le premier essai de ses armes, se mesurer avec Soliman, et il ajouta à sa gloire par l'habileté de ses opérations.

Vers le commencement de cette campagne mourut Jean, électeur de Saxe, prince luthérien ; il fut remplacé par son fils, Jean-Frédéric. Le nouvel électeur, que Luther, par flatterie, honorait du titre de Mécène de sa doctrine, n'était pas moins attaché aux opinions nouvelles que ses prédécesseurs : il prit leur. place à la tète du parti protestant.

Immédiatement après la retraite des Turcs, Charles, impatient de revoir l'Espagne, partit pour ce royaume et prit sa route par l'Italie. Il eut encore une entrevue avec le pape à Bologne ; mais la confiance n'existait plus entre eux. Clément était mécontent des concessions que l'Empereur avait faites aux hérétiques ; l'Empereur pressait vivement le pape de convoquer un concile général ; le souverain pontife insistait sur le lieu du concile, et ne voulait pas qu'on le tînt hors de l'Italie. Cependant il députa un nonce vers l'électeur de Saxe, pour convenir du lieu de l'assemblée et de la forme des opérations ; mais il fut impossible de s'entendre sur ces préliminaires.

L'Empereur voulut pourvoir à la sûreté de l'Italie, en formant entre les puissances de cé pays une ligue défensive contre toute agression, laquelle serait prête à lever à ses frais, contre toute apparence de danger, une armée dont Antoine de Lève serait nommé généralissime. Il s'embarqua ensuite sur les galères de Doria, et arriva à Barcelone.

Malgré toutes les précautions qu'il venait de prendre, il n'était pas sans inquiétude sur le maintien du système qu'il venait d'établir en Italie. En effet, le désespoir seul et la nécessité avaient pu déterminer François Ier à accepter les conditions déshonorantes du traité de Cambrai. Il était bien résolu à ne l'observer que tant qu'il ne pourrait pas faire autrement ; c'est pourquoi il avait à cœur de rompre l'alliance qui existait entre l'Empereur et le souverain pontife. Il eût une entrevue avec ce dernier à Marseille ; et, pour resserrer l'alliance qu'il contracta avec lui, il maria son second fils, le duc d'Orléans, à Catherine, fille de Laurent de Médicis, cousin de Clément.

A cette époque, Henri VIII se dégoûta de son épouse, Catherine d'Aragon, à laquelle il n'avait rien à reprocher, et demanda au pape de rompre une union qui contrariait sa passion pour la fameuse Anne de Boulen. Le consistoire convoqué par le pape déclara indissoluble le mariage du roi d'Angleterre. Ce prince, irrité, résolut de rompre avec le Saint-Siège, et il prit le titre fastueux de chef terrestre et suprême de l'Église anglicane, séparant de l'unité catholique ces îles nommées autrefois la Terre des Saints. La passion honteuse d'un prince donne naissance à la réforme anglaise, et lui. imprime une flétrissure originelle que le temps ne saurait effacer.

Peu de temps après la sentence qu'il avait rendue contre Henri, Clément VII tomba dans une maladie de langueur qui mit promptement un terme à son pontificat et à sa vie. Le jour même où les cardinaux 'entrèrent au conclave, ils élevèrent au trône papal Alexandre Farnèse, doyen du sacré collège et le plus ancien des cardinaux, lequel prit le nom de Paul III.

L'élection de ce nouveau pontife, attaché aux intérêts de l'Empereur, força François à ajourner l'exécution de ses projets sur l'Italie ; mais, tandis qu'il épiait le moment de recommencer une guerre qui lui avait déjà été si fatale, un événement d'une nature très-singulière se passait en Allemagne. Parmi les sectes nombreuses auxquelles les innovations de Luther donnèrent naissance, il faut placer les anabaptistes, qui propagèrent surtout leurs erreurs dans les Pays-Bas et dans la Westphalie. Le plus remarquable de leurs dogmes religieux regardait le sacrement du baptême : ils soutenaient qu'on ne devait l'administrer qu'aux personnes qui avaient atteint l'âge de raison, et qu'il ne fallait pas le donner par aspersion, mais par immersion. En conséquence, ils condamnaient le baptême des enfants, et rebaptisaient tous ceux qui entraient dans leur société : c'est de là que leur secte a reçu son nom. Ils voulaient aussi anéantir toute distinction de naissance, de rang et de fortune, mettre tous les biens en commun, abolir toutes les magistratures, et autoriser la polygamie.

Quelques prétendus prophètes appartenant à cette secte prêchaient leur doctrine à Munster ; ville impériale de Westphalie. Ils échouèrent dans leurs premiers efforts ; mais ayant appelé secrètement un grand nombre de leurs associés répandus dans les contrées voisines, ils se saisirent pendant la nuit de l'arsenal et de l'hôtel du sénat, et, s'étant armés d'épées nues, se mirent à parcourir les rues avec des hurlements horribles. Les sénateurs, la noblesse et la plus grande partie des citoyens, catholiques et protestants, s'enfuirent dans le plus grand désordre et abandonnèrent leur ville à cette foule frénétique. Matthias, boulanger de Harlem, et apôtre anabaptiste, devint le maître absolu de la ville ; il fit piller les églises et détruire leurs ornements ; il enjoignit ensuite de brûler tous les livres et de ne conserver que la Bible ; il confisqua les biens de ceux qui s'étaient enfuis ; il ordonna enfin que chaque habitant lui apportât tout ce qu'il avait d'or, de bijoux et d'objets précieux, pour être déposé dans un trésor public qui devait pourvoir aux besoins communs. Il ordonna à tous les citoyens de sa nouvelle république de manger ensemble à des tables dressées en public, et régla les mets qu'on devait servir chaque jour. Il prit ensuite de prudentes mesures pour former des magasins, réparer les fortifications de la ville, et faire des soldats de ses disciples. Il écrivait en même temps aux anabaptistes des Pays-Bas de se rendre à Munster, qu'il qualifiait du nom de Montagne de Sion, afin d'en sortir, disait-il, pour soumettre à leur puissance toutes les nations de la terre.

Cependant l'évêque de Munster avait assemblé une armée considérable et s'avançait pour assiéger la ville. A son approche, Matthias en sortit à la tête de quelques troupes choisies, attaqua un des quartiers de son camp, le força, et, après l'avoir rempli de carnage, rentra dans la ville chargé de dépouilles. Enivré de ce succès, il parut le lendemain devant le peuple, une lance à la main, et déclara qu'à l'exemple de Gédéon, il irait, avec une poignée de soldats, exterminer l'armée des impies. Trente personnes qu'il nomma le suivirent sans balancer dans cette entreprise extravagante et allèrent se précipiter sur les ennemis avec une rage insensée : ils furent tous mis en pièces sans qu'il en échappât un seul. La mort du prophète jeta la consternation dans le cœur de ses disciples ; mais un de ses cons, pagnons, Jean Boccold de Leyde, précédemment garçon tailleur, prit sa place et trouva le moyen de rendre au peuple toute sa confiance et tout son aveuglement. Toutefois il se contenta de faire une-guerre défensive ; mais s'il était plus prudent que son prédécesseur, il était aussi plus ambitieux. Après mille extravagances et mille infamies, qu'il disait inspirées du Ciel, il sut se faire donner toute l'autorité et même se faire proclamer roi. Dès ce moment, il déploya une grande pompe et un grand appareil : il avait une couronne d'or et les habits les plus somptueux. A l'un de ses côtés on portait une Bible, et de l'autre une épée nue. Il ne paraissait jamais en public sans une garde nombreuse ; il fit frapper de la monnaie avec son portrait, et créa des grands officiers de sa maison et de son royaume.

Parvenu au faîte du pouvoir, il commença à donner carrière à. ses passions. Après avoir fait prêcher la nécessité et la légitimité d'avoir plusieurs femmes, il donna l'exemple de cette doctrine licencieuse en épousant à la fois trois femmes, dont une était la veuve de Matthias, femme d'une beauté extraordinaire. Il augmenta par degrés le nombre de ses femmes jusqu'à quatorze. A l'exemple de son prophète, la multitude s'abandonna sans réserve à la débauche la plus effrénée. Le divorce s'introduisit à la suite de la polygamie, et devint une nouvelle source de corruption. Enfin l'on vit, par un alliage monstrueux et presque incroyable, la débauche entée sur la religion, et tous les excès du libertinage accompagnés des austérités de la superstition.

Cependant les princes d'Allemagne envoyèrent à l'évêque de Munster des secours qui firent pousser le siège plus vivement. Depuis quinze mois les anabaptistes avaient établi leur domination à Munster ; ils avaient beaucoup souffert des fatigues de la guerre, et la disette les avait réduits à. la dernière extrémité ; cependant ils ne voulaient pas entendre parler de capitulation. Enfin un déserteur indiqua un endroit faible et mal gardé par où l'armée s'introduisit dans la place. Les anabaptistes se firent presque tous massacrer ; Boccold, fait prisonnier, mourut dans les tortures.

1535 — Ce fut à cette époque que Charles-Quint entreprit de mettre un terme aux brigandages du célèbre Barberousse, qui s'était emparé du royaume d'Alger et de Tunis et infestait les mers de ses armements de pirates. L'Empereur réunit toutes les troupes allemandes, espagnoles et italiennes qui s'étaient distinguées dans les guerres précédentes, et partit avec l'élite de la noblesse espagnole et portugaise. Le pape fournit tout ce qui fut en son pouvoir pour le succès de cette entreprise, et l'ordre de Malte, éternel ennemi des infidèles, équipa aussi une flotte peu nombreuse, mais formidable par la valeur des chevaliers qu'elle portait. La flotte, composée de près de cinq cents navires, ayant à bord près de trente mille hommes de troupes réglées, partit de Cagliari le 16 juillet, et, après une heureuse navigation, prit terre à la vue de Tunis.

Barberousse, de son côté, s'était habilement préparé à repousser cette attaque formidable ; il avait appelé des forces de tous côtés, et avait jeté six mille de ses soldats turcs, sous le commandement de Sinan, renégat juif, dans le fort de la Goulette. L'Empereur fit attaquer ce fort de trois côtés en même temps par les Espagnols, les Italiens et les Allemands, divisés en trois corps distincts. Malgré la résistance habile et courageuse de Sinan, le fort fut emporté dans un assaut général ; les débris de la garnison parvinrent à regagner Tunis. La prise de ce fort rendit l'Empereur maître de la flotte de Barberousse et de trois cents canons en fonte.

Le pirate ne se montra que plus déterminé à se défendre mais, ne pouvant espérer de tenir longtemps à Tunis, il résolut de sortir des murs et de confier sa destinée aux chances d'une bataille ; il voulait commencer par massacrer dix mille esclaves chrétiens qu'il tenait enfermés dans Tunis, et dont il craignait la révolte ; mais ses officiers le détournèrent de cet abominable projet.

Cependant l'Empereur s'avançait vers Tunis ; les Arabes et les Mores de Barberousse se précipitèrent sur l'armée chrétienne, mais leur impétuosité indisciplinée vint se briser contre la tactique régulière des Européens, et Barberousse, après des efforts inouïs pour les ramener au combat, fut en--traîné dans leur retraite vers Tunis. Il trouva cette. ville dans la plus grande confusion. Les habitants. se sauvaient en foule, et les esclaves chrétiens, ayant corrompu deux de leurs gardes, s'étaient emparés de la citadelle. Barberousse, furieux et désespéré, se retira vers Bone, se reprochant la faiblesse qu'il avait eue de céder à ses officiers et d'épargner les esclaves.

L'Empereur, ignorant l'étendue de son succès, s'avançait lentement vers Tunis, lorsqu'il reçut un envoyé des esclaves délivrés, et ceux des habitants qui lui apportaient les clefs de la ville. Aussitôt les soldats fondirent sur la ville, et déjà il était trop tard pour réprimer leur cruauté, leur avarice et leur licence. Tunis fut en proie à tous les outrages et à tous les excès que le soldat peut commettre dans une ville prise d'assaut. Plus de trente mille habitants périrent, et dix mille furent emmenés en esclavage.

Cette expédition éleva l'Empereur au comble de la gloire, et fit de cette époque la plus éclatante de tout son règne. La renommée de Charles éclipsa alors celle des autres monarques de l'Europe. Tandis que tous ces princes ne s'occupaient que d'eux-mêmes et de leurs intérêts particuliers, il se montra digne de remplir le rang de premier prince de la chrétienté, en paraissant ne songer qu'à défendre l'honneur du nom chrétien et à assurer le bien-être et la tranquillité de toute l'Europe.