HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Guerre civile en Castille. — La sainte ligue. — Les insurgés gouvernent au nom de la reine Jeanne. — Mesures que prend l'Empereur contre les mécontents. — Prise de Tordesillas par les royalistes. — Succès de Padilla. — Sa défaite et sa mort. — Ruine de la ligue. — Doña Maria Pacheco à Tolède. — Soulèvement dans le royaume de Valence, dans l'Aragon, dans l'île de Majorque. — Magnanimité de l'Empereur. — Nouvelle ligue contre François Ier. — Ses préparatifs de défense. — Conspiration du connétable de Bourbon. — Invasion du Milanais par les Français. — Mort d'Adrien VI. — Élection de Clément VII. — Les Français repoussés du Milanais. — Mort de Bayard. — Résolution de la diète de Nuremberg.

 

Charles, après avoir eu la satisfaction de voir commencer les hostilités entre la France et l'Angleterre, prit congé de Henri, et arriva en Espagne le 17 juin 1522. Le bon ordre commençait à se rétablir dans ce royaume, après les désastres d'une guerre civile qui l'avait désolé pendant l'absence de l'Empereur.

Le peuple n'avait pas été plutôt informé que les cortès, assemblées dans la Galice, avaient accordé à l'Empereur un don gratuit sans avoir obtenu satisfaction sur aucun de leurs griefs, que l'indignation fut générale. Les bourgeois de Tolède, qui se regardaient comme les gardiens des libertés des communes de Castille, coururent aux armes, et s'emparèrent des portes et du château de la ville. Ils établirent une forme de gouvernement populaire, composé de députés de chaque paroisse de la ville, et levèrent des troupes pour se défendre. Le principal chef du peuple, dans ce soulèvement, était don Juan de Padilla, fils aîné du commandeur de Castille, jeune gentilhomme qui joignait à une âme fière et à un courage indomptable tous les talents et toute l'ambition qui, dans un temps de troubles et de guerres civiles, peuvent élever un homme à un degré éminent de pouvoir et d'autorité.

A Ségovie, à Burgos, à Zamora et dans d'autres places, la fureur populaire immola les représentants qui avaient donné leurs voix pour l'octroi du don gratuit ; on pendit en effigie ceux qui s'étaient enfuis, et on rasa leurs maisons.

Adrien, qui était alors régent d'Espagne, envoya Ronquillo investir Ségovie ; mais une armée de révoltés, commandée par Padilla, le força à la retraite, et lui enleva sa caisse militaire.

Après ce mauvais succès, Adrien donna ordre à Antoine de Fonseca, commandant en chef des troupes d'Espagne, d'assiéger la ville dans les formes ; mais les habitants de Medina-del-Campo ne voulurent pas souffrir qu'il prît un train d'artillerie qui était déposé dans leur ville. Ils repoussèrent même les troupes qui voulaient s'en emparer de force. Désespérant de l'emporter sur eux, Fonseca fit mettre le feu à quelques maisons, dans la vue de forcer les habitants à abandonner les remparts pour aller sauver leurs familles et leurs effets. Son espérance fut encore trompée : les assiégés, plus animés encore par la fureur, le repoussèrent, tandis que les flammes, gagnant de rue en rue, réduisirent presque toute la ville en cendres. C'était une des villes les plus considérables de l'Espagne et le principal entrepôt des manufactures de Ségovie. Ce désastre porta à l'excès la fureur des Castillans. Les habitants mêmes de Valladolid, où le régent avait fixé sa résidence, se révoltèrent, élurent de nouveaux magistrats, et brûlèrent la maison de Fonseca. Le cardinal, se sentant incapable de réprimer ces excès, désavoua Fonseca, le rappela et licencia ses troupes.

Les chefs des mécontents réunirent les différentes villes dans une espèce d'association qui prit le nom de sainte ligue. Padilla s'empara de la personne de la reine Jeanne, qui résidait à Tordesillas, et l'assemblée de la ligue se rendit auprès d'elle. La reine sembla sortir d'une longue léthargie ; elle reçut fort bien les députés et assista au tournoi donné à cette occasion. Elle avait promis de se mettre à la tète des affaires ; mais bientôt elle retomba dans son premier état de sombre mélancolie, et il fut impossible d'obtenir d'elle une seule signature. La ligue cependant continuait d'agir en son nom, et le peuple, qui adorait la mémoire de la reine Isabelle, applaudissait avec ivresse à la guérison miraculeuse de sa fille. Padilla se rendit à Valladolid, dont les habitants le reçurent comme un libérateur ; il s'empara des archives publiques, des sceaux du royaume, et permit à Adrien de rester en cette ville en qualité de simple particulier.

Charles-Quint recevait en Flandre de fréquentes nouvelles des événements qui agitaient l'Espagne, et il sentit de quelle importance il aurait été pour lui de revenir promptement dans cette riche partie de ses États qui menaçai t de lui échapper ; mais les intérêts de sa couronne impériale et ses querelles avec François Ier l'empêchaient de se rendre en Castille. Il prit donc le parti d'écrire aux principales villes, en les exhortant, dans les termes les plus modérés et avec les promesses les plus flatteuses, à mettre bas les armes ; en même temps il s'adressait aux nobles pour les engager à défendre avec vigueur leurs droits et ceux de la couronne. Il nomma régents du royaume, avec Adrien, le grand amiral, don Fadsique Henriquez, et le grand connétable de Castille, don Inigo de Velasco, deux gentilshommes de grand mérite, auxquels il envoya ses pleins pouvoirs.

La ligue, dont les prétentions s'étaient accrues en même temps que sa puissance s'affermissait, énuméra ses griefs dans une longue remontrance qui embrassait toutes les parties du gouvernement et de l'administration. Les confédérés envoyèrent deux députés en Allemagne pour présenter leurs réclamations au roi ; mais ayant soupçonné que la vie de ces ambassadeurs serait compromise à la cour, ils les rappelèrent, et résolurent de réunir toutes leurs forces pour opposer une vigoureuse résistance à l'union de la noblesse et du roi, conjurés contre Ir leurs libertés.

Ils se mirent en campagne avec vingt mille hommes, et d'abord il s'éleva entre eux de vives discussions sur le commandement de l'armée. Padilla y était appelé par le vœu du peuple et des soldats ; mais il fut déféré à don Pedro Giron, fils aîné du comte d'Uruena, qui s'était jeté dans le parti de la ligue par suite d'un mécontentement personnel contre l'Empereur. Les régents avaient réuni à Rio-Seco leur armée, aussi nombreuse que celle de la ligue, mais de beaucoup supérieure en valeur et eu discipline. Tandis que Giron dirigeait ses forces vers Villa-Panda, principal magasin des provisions de l'ennemi, le comte de Haro, chef des royalistes, se porte en toute diligence sur Tordesillas, y pénètre de vive force, s'assure de la personne de la reine, fait prisonniers plusieurs membres de la ligue, et reprend le grand sceau et les autres marques de l'autorité royale.

Ce coup fut fatal à la ligue, et lui lit perdre l'autorité dont elle jouissait en paraissant n'agir que sous les ordres de la reine. Les nobles qui étaient encore irrésolus se joignirent aussitôt aux régents, et Giron, accusé de trahison par les confédérés, fut obligé de se démettre de son commandement.

Ceux des membres de la ligue qui avaient échappé se réfugièrent à Valladolid, et l'armée, mise sous les ordres de Padilla, se rapprocha aussi de cette ville. La difficulté était de se procurer de l'argent ; dona Maria Pacheco, épouse de Padilla, proposa de s'emparer des riches et magnifiques ornements de la cathédrale de Tolède. Pour ôter à cette action l'apparence d'impiété, dona Maria et les personnes de sa maison se rendirent à l'église en procession solennelle, vêtues d'habits de deuil et se frappant la poitrine ; là, se prosternant à genoux, elles implorèrent le pardon des saints dont elles allaient dépouiller les autels.

Les régents n'étaient pas moins embarrassés pour trouver moyen d'entretenir leurs troupes ; ils furent obligés de prendre les joyaux de la reine et l'argenterie des nobles ; enfin ils obtinrent encore du roi do Portugal une somme modique à titre d'emprunt.

Les nobles montraient de la répugnance à en venir aux mains avec la ligue ; ils partageaient avec les communes la haine contre les Flamands, et craignaient que la puissance royale, favorisée par ces divisions intestines, n'empiétât autant sur l'indépendance des nobles que sur les privilèges des communes. Ces dispositions de la noblesse donnèrent lieu aux fréquentes négociations et aux ouvertures de paix qui se traitèrent constamment pendant le cours des opérations militaires. Mais quelques succès que Padilla avait eus dans de légères rencontres donnèrent une confiance outrée à la ligue, et les communes se laissèrent tellement aveugler par leur ressentiment contre la noblesse, que tout accommodement devint impossible.

Padilla, pour ne pas laisser son armée dans l'inaction, avait mis le siège devant Torrelobaton, ville plus importante et plus forte qu'aucune de celles qui avaient été emportées jusqu'alors. Malgré la vigoureuse défense de la garnison, il la prit d'assaut, et la livra au pillage. S'il eût marché sur-le-champ avec son armée victorieuse sur Tordesillas, où était le quartier principal des royalistes, il ne pouvait manquer d'avoir un grand avantage ; mais l'irrésolution et l'imprudence de la ligue empêchèrent encore cette démarche décisive. Également incapable de continuer la guerre et de conclure la paix, elle écouta de nouvelles propositions d'arrangement, et consentit même à une courte suspension d'armes. Pendant ce temps les régents réunirent leurs forces ; l'armée de Padilla, au contraire, se débanda, et quand Haro vint l'attaquer, il fut obligé de se retirer. Mais la cavalerie royaliste l'atteignit près de Villalar ; les soldats de la ligue, peu aguerris encore, surpris dans une position désavantageuse, au milieu d'une retraite qui ressemblait à une déroute, prirent la fuite sans résister un instant et dans le plus grand désordre. En vain Padilla, avec un courage et une activité extraordinaires, s'efforçait de les rallier ; voyant ses ordres méprisés, il ne voulut pas survivre aux malheurs de cette journée, et se précipita au milieu des ennemis ; mais étant à la fois blessé et démonté, il fut fait prisonnier avec ses principaux officiers.

Dès le lendemain, l'affilia fut condamné à perdre la tête sans aucune forme de procès. Il vit les approches de la mort avec la plus grande tranquillité et le plus grand courage. On lui permit d'écrire à sa femme et à la communauté de Tolède, lieu de sa naissance. La première lettre est pleine d'une tendresse mâle et vertueuse ; la seconde respire la joie et les transports que sent un homme qui se regarde comme martyr pour la liberté de son pays. Après avoir écrit ces deux lettres, il se soumit à sa destinée avec la résignation d'un chrétien.

La victoire de Villalar fut aussi décisive que complète. Valladolid, la plus zélée de toutes les villes liguées, ouvrit aussitôt ses portes aux vainqueurs, et la douceur avec laquelle les régents la traitèrent engagea Medina-del-Campo, Ségovie et plusieurs autres villes à suivre son exemple. Bien que l'armée des régents fût obligée, quelques jours après, de marcher vers la Navarre pour arrêter les progrès des Français, rien ne put ranimer le courage des communes de Castille.

Il faut en excepter la seule ville de Tolède, qu'animait dona Maria Pacheco, veuve de Padilla ; cette femme, au lieu de verser des larmes stériles sur la mort de son époux, se préparait à la venger et à soutenir la cause dont il avait péri victime. Les égards qu'on avait pour son sexe, ou plutôt l'admiration qu'inspirait son courage, et la vénération que l'on conservait pour la mémoire de Padilla, tirent passer à la veuve tout l'ascendant que son mari avait eu sur le peuple. La prudence et la vigueur de sa conduite justifièrent la confiance, qu'on lui avait accordée. Elle écrivit au général français en Navarre pour l'appeler dans la Castille ; elle envoyait de tous côtés des émissaires, elle levait des soldats, et ne négligeait rien de tout ce qui pouvait échauffer et exciter le peuple. Elle ordonna que ses troupes porteraient des crucifix au lieu de drapeaux, comme si elles eussent eu à combattre les infidèles et les ennemis de la religion. Elle marchait dans les rues de Tolède, montrant son fils, encore enfant, vêtu d'habits de deuil, monté sur une mule, précédé d'une enseigne où était représenté le supplice de son père.

Après que les Français eurent été chassés de la Navarre, une partie de l'armée revint en Castille et investit Tolède ; le courage indomptable de .l'intrépide Maria n'en fut pas altéré. Elle défendit la ville avec la plus grande vigueur ; ses troupes battirent les royalistes dans plusieurs sorties. Mais Guillaume de Croy, archevêque de Tolède, étant mort, et le roi ayant nommé un Castillan pour son successeur, le clergé, qui n'avait pas d'autre sujet de plainte que la possession de cet archevêché par un étranger, se détacha de dona Maria, qui se vit bientôt aussi abandonnée du peuple, que fatiguait la longueur du siège. Chassée de la ville, elle se réfugia dans la citadelle, qu'elle défendit quatre mois entiers avec un rare courage ; réduite enfin à la dernière extrémité, elle eut encore l'adresse de s'échapper à la faveur d'un déguisement, et se réfugia en Portugal, où elle avait plusieurs parents. Aussitôt après sa fuite, la citadelle se rendit, et la tranquillité fut rétablie dans la Castille.

Tandis que la guerre civile désolait la Castille, des factions plus violentes encore déchiraient le royaume de Valence. La ligue qui s'était formée dans la ville de Valence en 1520, et qui avait pris le nom de confrérie (hermanadad), continua de subsister après que l'Empereur eut quitté l'Espagne. Ce parti. sous prétexte de défendre les côtes contre les descentes des corsaires de Barbarie, refusa de mettre bas les armes, et les tourna contre la noblesse, à laquelle il reprochait des exactions sans nombre. et une insupportable insolence. Les confédérés chassèrent les nobles de la plupart des villes, pillèrent leurs maisons, ravagèrent leurs terres et attaquèrent leurs châteaux. Les hostilités commencèrent entre les nobles et les artisans, et furent poussées des deux côtés avec la plus grande animosité. Après la victoire de Villalar, les régents envoyèrent à la noblesse de Valence un secours de cavalerie, grâce auquel l'armée des insurgés fut promptement dissipée. Les chefs de la hermanadad furent mis à mort, et condamnés à tous les tourments que le ressentiment des injures récentes put faire imaginer à des ennemis irrités.

On vit aussi paraître en Aragon quelques symptômes de l'esprit de sédition et de mécontentement qui régnait en Espagne ; mais le vice-roi sut étouffer à temps ces germes de discordes. Il n'en fut pas de même dans l'ile de Majorque. Le peuple, las de supporter l'oppression où le tenait la juridiction vigoureuse de la noblesse, prit les armes, déposa le vice-roi, et massacra tous les nobles qui eurent le malheur de tomber entre ses mains. Ce fut seulement quand le calme fut rétabli dans toute l'Espagne qu'on put venir à bout de réduire ces insulaires, qui persistèrent dans cette révolte avec une opiniâtreté égale à la fureur qui les y avait portés.

L'arrivée de l'Empereur en Espagne jeta les plus vives alarmes dans le cœur de ceux de ses sujets qui avaient pris les armes contre lui ; mais il calma bientôt ces cruelles inquiétudes par un acte de clémence, qui fut autant l'effet de sa prudence que de sa générosité. Dans une révolte si générale qui avait fait tant de coupables, à peine y en eut-il vingt en Castille qu'il fit punir du dernier supplice. Cette apparence de magnanimité, le soin qu'il prit d'éviter tout ce qui avait blessé les Castillans pendant son premier séjour, son aptitude à adopter leurs mœurs, à parler leur langage, tout cela lui donna bientôt sur eux un ascendant que n'avaient jamais eu leurs souverains espagnols, et les engagea à le seconder dans toutes ses entreprises avec un zèle et une valeur qui contribuèrent particulièrement à ses succès et à sa grandeur.

Dans le temps que Charles abordait en Espagne, Adrien quittait ce royaume pour aller en Italie prendre possession de sa nouvelle dignité. Depuis longtemps le peuple romain attendait impatiemment son arrivée ; mais lorsqu'il vit ce nouveau souverain, il ne put cacher sa surprise et son mécontentement. Les Romains, accoutumés au faste royal de Jules II et à la cour brillante de Léon X, ne surent pas apprécier un vieillard humble et simple dans son maintien, de mœurs austères, ennemi du faste, sans goût pour les arts, et qui n'avait aucune de ces qualités extérieures et imposantes que le vulgaire s'attend toujours à trouver dans les hommes élevés au premier rang.

1523 — Adrien, quoique dévoué à l'Empereur, faisait cependant tous ses efforts pour revêtir le caractère d'impartialité qui convenait au père commun de la chrétienté ; il n'épargnait aucune démarche pour réconcilier les princes divisés et pour les engager à se liguer contre Soliman ; mais cette entreprise était au-dessus de ses forces. Ses instances et une bulle qu'il publia à cet effet eurent assez d'influence pour déterminer les cours d'Espagne, de France et d'Angleterre à envoyer à leurs ambassadeurs des .pouvoirs pour traiter cet objet ; mais, tandis que ces ministres perdaient leur temps en négociations stériles, les souverains faisaient leurs préparatifs de guerre.

Les Vénitiens, qui étaient toujours restés fidèles à l'alliance qu'ils avaient faite avec François, voyant ses affaires désespérées en Italie, se liguèrent contre lui avec l'Empereur. Adrien lui-même, à l'instigation du roi de Naples, entra dans la ligue. On devait croire qu'une coalition si redoutable allait obliger François à se tenir uniquement sur la défensive ; mais tel était le caractère de ce prince, que l'approche du danger ne faisait que ranimer son intrépidité. Avant que ses ennemis fussent en état d'exécuter aucun de leurs projets, François avait déjà rassemblé une nombreuse armée, qu'il résolut de conduire lui-même dans le Milanais. Déjà l'avant-garde était aux portes de Lyon, lorsque la découverte d'une conspiration domestique, qui mit le royaume à deux doigts de sa ruine l'obligea de s'arrêter et de changer ses plans.

L'auteur de ce complot redoutable était Charles, duc de Bourbon, connétable de France. Sa haute naissance, son immense fortune et l'autorité que lui donnait sa charge en faisaient le plus puissant sujet du royaume, comme il en était le plus illustre par ses grands talents, également propres au conseil et à la guerre, et par les services importants qu'il avait rendus à la couronne. Ses goûts et ses qualités le rapprochèrent d'abord du roi ; mais la haine que Louise, mère de François, avait conçue contre la maison de Bourbon, la jalousie que le roi sentit de ses exploits, l'affront qu'on lui avait fait lors de la campagne de 1521, en donnant le commandement de l'avant-garde au duc d'Alençon, l'éloignèrent de la cour et le portèrent à se mettre en rapport avec  les ministres de l'Empereur. Un procès inique qu'on lui intenta, et qui fit ordonner le séquestre de ses biens, mit le comble à son désespoir et le jeta dans les bras des ennemis de son pays. Il proposa à Charles-Quint de le reconnaître pour son souverain et de l'aider à conquérir la France. Charles et le roi d'Angleterre, qui fut mis dans le secret, n'épargnèrent ni caresses ni promesses pour le confirmer dans sa résolution. L'Empereur lui offrit en mariage sa sœur Éléonore, veuve du roi de Portugal, avec une dot considérable ; on devait lui donner les comtés de Provence et du Dauphiné avec le titre de roi ; l'Empereur s'engageait à entrer dans la France par les Pyrénées, et Henri à. envahir la Picardie avec les Flamands ; 12.000 Allemands levés à leurs frais communs devaient pénétrer dans la Bourgogne et agir de concert avec Bourbon, qui se chargea de lever 6.000 hommes dans le cœur du royaume, parmi ses amis et vassaux. L'exécution de ce complot fut différée jusqu'au moment où le roi de France traverserait les Alpes avec la seule armée qui eût pu défendre ses États.

Cependant deux des domestiques du connétable donnèrent au roi quelques avis sur la correspondance mystérieuse que leur maître entretenait depuis longtemps avec un des familiers de Charles-Quint. Le roi se rendit aussitôt à Moulins, où le connétable avait simulé une maladie pour éviter de passer en Italie, et lui déclara sans détour les avis qu'il venait de recevoir. Bourbon ayant protesté de son innocence avec serment et avec toute l'apparence de la candeur, le roi, trop franc lui-même pour n'être pas facile à tromper, ne voulut pas le faire arrêter, comme on le lui conseillait, et continua sa marche vers Lyon. Le connétable feignit de le suivre ; mais il traversa le Rhône, et parvint à se réfugier en Italie.

François prit des précautions infinies pour prévenir les effets de cette désertion : il mit des garnisons dans toutes les places fortes situées sur les terres du connétable, et fit arrêter les gentilshommes suspects. Craignant que quelque mouvement n'éclatât dans le royaume pendant son absence, il renonça à l'idée de conduire lui-même son armée en Italie, et en confia le commandement à l'amiral Bonnivet. Colonne, qui était chargé de la défense du Milanais, n'avait ni troupes ni argent ; il ne put donc s'opposer au passage du Tésin, que Bonnivet effectua sans rencontrer de résistance. Le général français eût pu emporter Milan sans plus de difficulté ; mais il s'arrêta en chemin, et donna à Colonne le temps de relever les fortifications de cette ville, qui tint jusqu'à ce que la saison vînt forcer Bonnivet à se retirer dans ses quartiers d'hiver.

Dans cet intervalle, le pape Adrien mourut. Aussitôt le cardinal de Médicis renouvela ses anciennes prétentions à la papauté, et entra dans le conclave avec les plus grandes espérances de succès. Cinquante jours se passèrent cependant avant qu'il pût réunir la majorité nécessaire ; enfin il fut élu, et prit le gouvernement de l'Église sous le nom de Clément VII. Wolsey avait fait aussi revivre ses prétentions à la tiare, et ce second désappointement lui inspira un ardent désir de vengeance contre l'Empereur, qui, malgré ses anciennes promesses, avait secondé l'élection du cardinal de Médicis. Il n'affecta pas moins de sembler fort satisfait de l'élévation de Clément.

Pendant cette campagne, Henri avait fait tous ses efforts pour remplir les engagements qu'il avait pris à l'égard de l'Empereur ; mais les difficultés que le parlement avait faites pour lui accorder les subsides nécessaires avaient beaucoup retardé le commencement des hostilités, et la saison était déjà fort avancée quand son armée entra en campagne sous les ordres du duc de Suffolk. Ce général arriva assez près de Paris ; il fit trembler cette capitale ; mais La Trémouille eut la gloire, à la tète d'une poignée d'hommes, d'arrêter la marche d'une armée formidable et de la chasser honteusement du territoire de France. Les tentatives de l'Empereur sur la Bourgogne et sur la Guienne ne furent pas plus heureuses.

1524 — La campagne suivante s'ouvrit par des événements funestes pour la France. Elle perdit Fontarabie, et les alliés redoublèrent d'efforts pour chasser Bonnivet du Milanais. Lé pape Clément, qui commençait à craindre le pouvoir de l'Empereur, travailla avec zèle à réconcilier les deux partis, mais ce fut en vain. L'Empereur avait réuni à Milan une armée considérable, dont. Lannoy, vice-roi de Naples, prit le commandement après la mort de Colonne ; mais la principale conduite des opérations fut confiée à Bourbon et au marquis de Pescaire. Bonnivet, qui n'avait ni les forces suffisantes, ni le talent nécessaire pour résister à un ennemi si puissant, fut contraint de tenter sa retraite par la vallée d'Aoste. Comme il passait la rivière de la Sesia, l'ennemi chargea vigoureusement ses derrières ; le général français, dangereusement blessé dès le commencement de l'action, confia le commandement de l'arrière-garde au chevalier Bayard. Ce brave officier se mit à la tête des gendarmes, et fit si bien par sa valeur, qu'il couvrit la retraite du reste de l'armée, Il reçut dans cette action une blessure qu'il sentit bientôt être mortelle ; n'ayant plus la force de se soutenir sur son cheval, il donna ordre à un de ses gens de l'appuyer contre un arbre, le visage tourné en face de l'ennemi : là, fixant son regard sur la garde de son épée, qu'il tint élevée au lieu de crucifix, il adressa une prière à Dieu, et dans cette attitude si digne de son caractère, et comme guerrier et comme chrétien, il attendit tranquillement la mort. Bour bon, qui conduisait la tête des troupes ennemies, le trouvant dans cette situation, lui témoigna des regrets et de la pitié : Ne me plaignez point, lui cria ce brave chevalier, je meurs comme un homme d'honneur en faisant mon devoir ; il faut plaindre ceux qui combattent contre leur roi, leur patrie et leur serment. Pescaire fit embaumer le corps de Bayard et le renvoya à ses parents ; le duc de Savoie lui fit rendre les honneurs dus à un roi, dans les villes de ses États qu'il traversa.

Bonnivet ramena les débris de son armée en France ; et, dans une courte campagne, François se vit dépouillé de tout ce qu'il possédait en Italie, où il n'avait pas un seul allié.

Cependant l'Allemagne jouissait d'une paix profonde très-favorable à la réforme, qui continuait de faire tous les jours de nouveaux progrès. Pendant la retraite de Luther dans le château de Wartbourg, Carlostad, un de ses disciples, avait répandu dans le peuple des opinions tellement extravagantes, que la populace se souleva dans plusieurs villages, courut avec fureur dans les églises, abattit et brisa les images dont elles étaient décorées. Luther, craignant que ces désordres ne détachassent l'électeur de sa cause, quitta sur-le-champ sa retraite, et étouffa par sa présence cet excès de fanatisme.

Il publia cette même année une partie du Nouveau Testament qu'il venait de traduire, et sa version, quoique remplie d'altérations, fut accueillie avec une grande faveur par ses sectateurs. Vers ce même temps, Nuremberg, Francfort, Hambourg et plusieurs autres villes d'Allemagne embrassèrent ouvertement la réforme ; l'électeur de Brandebourg, les ducs de Brunswick et de Lunebourg, et le prince d'Anhalt se déclarèrent les protecteurs de la doctrine de Luther et la firent prêcher dans leurs États. La cupidité et des motifs plus honteux encore déterminèrent ces princes à embrasser la réforme.

La cour de Rome fut vivement alarmée de cette défection qui croissait chaque jour, et le premier soin d'Adrien, à son arrivée en Italie, avait été de délibérer avec les cardinaux sur les moyens d'y remédier. Le bref qu'il adressa à la diète de l'Empire, assemblée à Nuremberg, condamnait avec fermeté les opinions de Luther, et réprimandait sévèrement les princes d'Allemagne de ce qu'ils avaient souffert que ce novateur semât ses dogmes pernicieux, en négligeant de faire exécuter l'édit porté à la diète de Worms ; leur enjoignant, si Luther n'abjurait pas sur-le-champ ses erreurs, de le traiter comme un membre gangrené et incurable. La diète, au lieu d'ordonner de rigoureuses poursuites contre Luther, demanda la réunion d'un concile général, et les princes séculiers adressèrent au souverain pontife un long mémoire sous le titre de centum gravamina, parce qu'il contenait cent griefs. Il est facile de voir que ce mémoire était l'ouvrage des luthériens, car plusieurs de leurs demandes tendaient à énerver la discipline de l'Église, et à altérer les plus saintes pratiques du christianisme.

Clément VII fit choix du cardinal Campége, diplomate habile, et recommandable par sa vertu et par sa science ; il l'envoya en qualité de nonce à la diète de l'Empire, assemblée encore une fois à Nuremberg. Le nouveau nonce pressa vivement la diète d'exécuter avec vigueur l'édit de Worms, comme le seul moyen d'extirper l'hérésie de Luther. L'ambassadeur de l'Empereur seconda vivement le cardinal dans la demande de mesures rigoureuses contre Luther ; cependant la résolution dé la diète fut conçue à peu près dans les mêmes termes que celle de la précédente assemblée, et l'on n'y ajouta aucune déclaration plus sévère contre Luther et son parti.