MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

XVII - La Legio Fulminata - Apologies d'Apollinaire, de Miltiade, de Méliton.

 

 

UN INCIDENT de la campagne contre les Quades mit en quelque sorte Marc-Aurèle et les chrétiens face à face et causa, du moins chez ces derniers, une vive préoccupation. Les Romains étaient engagés dans l'intérieur du pays ; les chaleurs de l'été avaient succédé sans transition à un long hiver. Les Quades trouvèrent moyen de couper aux envahisseurs l'approvisionnement d'eau. L'armée était dévorée par la soif, épuisée de fatigues, égarée dans une impasse, où les barbares l'attaquèrent avec tous les avantages. Les Romains répondaient faiblement aux coups de l'ennemi, et l'on pouvait craindre un désastre, quand tout à coup un terrible orage s'amoncela. Une pluie serrée tomba sur les Romains et les rafraîchit. On prétendit, au contraire, que la foudre et la grêle se tournèrent contre les Quades et les effrayèrent, au point qu'une partie d'entre eux se jeta éperdue dans les rangs des Romains.

Tout le monde crut à un miracle. Jupiter s'était évidemment prononcé pour sa race latine. La plupart attribuèrent le prodige aux prières de Marc-Aurèle. On fit des tableaux, où on voyait le pieux empereur suppliant les dieux et disant : Jupiter, j'élève vers toi cette main qui n'a jamais fait couler le sang. La colonne Antonine consacra ce souvenir. Jupiter Pluvius s'y montre sous la figure d'un vieillard ailé, dont les cheveux, la barbe, les bras laissent échapper des torrents d'eau, que les Romains recueillent dans leurs casques et leurs boucliers, tandis que les barbares sont frappés et renversés par la foudre. Quelques-uns crurent à l'intervention d'un magicien égyptien, nommé Arnouphis, qui suivait l'armée et dont on supposa que les incantations avaient fait intervenir les dieux, en particulier Hermès aérien. La légion qui avait reçu cette marque de la faveur céleste put prendre, au moins dans l'usage et pour un temps, le nom de Fulminata. Une telle épithète n'aurait eu rien de nouveau. Tout endroit touché par la foudre était sacré chez les Romains ; la légion dont les campements avaient été atteints par les carreaux célestes devait être regardée comme ayant reçu une sorte de baptême de feu ; Fulminata devenait pour elle un titre d'honneur. Une légion, la douzième, qui, depuis le siège de Jérusalem, auquel elle prit part, fut fixée à Mélitène, près de l'Euphrate, dans la Petite Arménie, porta ce titre dès le temps d'Auguste, sans doute par suite d'un accident physique qui fit substituer cette appellation au surnom d'Antiqua, qu'elle avait porté jusque-là.

Il y avait des chrétiens autour de Marc-Aurèle ; il y en avait peut-être dans la légion engagée contre les Quades. Ce prodige admis de tous les émut. Un miracle bienveillant ne pouvait être l'ouvrage que du vrai Dieu. Quel triomphe, quel argument pour faire cesser la persécution, si l'on persuadait à l'empereur que le miracle venait des fidèles ! Dès les jours mêmes qui suivirent l'incident, une version circula, d'après laquelle l'orage favorable aux Romains aurait été le fruit des prières des chrétiens. C'est en s'agenouillant, selon l'usage de l'église, que les soldats pieux auraient obtenu du ciel cette marque de protection, laquelle flattait, à deux points de vue, les prétentions chrétiennes : d'abord en montrant ce que pouvait sur le ciel une poignée de croyants ; puis en témoignant chez le Dieu des chrétiens d'un certain faible pour l'Empire romain. Que l'empire cesse de persécuter les saints, on verra ce que ceux-ci obtiendront du ciel en sa faveur. Dieu, pour devenir le protecteur de l'empire contre les barbares, n'attend qu'une seule chose, c'est que l'empire cesse de se montrer impitoyable envers une élite qui est dans le monde le ferment de tout bien. Cette manière de présenter les faits fut très vite acceptée et fit le tour des églises. à chaque procès, à chaque tracasserie, on avait cette excellente réponse à faire aux autorités : Nous vous avons sauvés. Cette réponse gagna une force nouvelle, quand, à l'issue de la campagne, Marc-Aurèle reçut sa septième salutation impériale, et que la colonne qui se voit encore aujourd'hui debout à Rome s'éleva, par ordre du Sénat et du peuple, portant parmi les reliefs l'image du miracle. On en prit même occasion de fabriquer une lettre officielle de Marc-Aurèle au Sénat, par laquelle il défendait de poursuivre d'office les chrétiens et punissait de mort leurs dénonciateurs. Non seulement le fait d'une telle lettre est inadmissible ; mais il est très probable que Marc-Aurèle ignora la prétention qu'élevaient les chrétiens sur le miracle dont il passait lui-même pour être l'auteur. Dans certains pays, en Égypte, par exemple, la fable chrétienne ne paraît pas avoir été connue. Ailleurs, elle ne fit qu'ajouter à la dangereuse réputation de magie qui commençait à s'attacher aux chrétiens.

La légion du Danube, si elle prit un moment le nom de Fulminata, ne le garda pas officiellement. Comme la douzième légion, résidant à Mélitène, était toujours désignée par ce titre, comme, d'ailleurs, la légion de Mélitène brilla bientôt par son ardeur chrétienne, il s'opéra une confusion, et l'on supposa que ce fut cette dernière légion qui, transportée contre toute vraisemblance de l'Euphrate au Danube, fit le miracle et reçut à ce propos le nom de Fulminata ; on oubliait qu'elle avait porté ce surnom deux cents ans auparavant.

Ce qu'il y a de sûr, en tout cas, c'est que la conduite de Marc-Aurèle envers les chrétiens ne fut en rien modifiée. On a supposé que la révolte d'Avidius Cassius, appuyée par la sympathie de la Syrie tout entière, surtout d'Antioche, indisposa l'empereur contre les chrétiens, nombreux en ces parages. Cela est bien peu probable. La révolte d'Avidius eut lieu en 172, et la recrudescence de persécutions se remarque surtout vers 176. Les chrétiens se tenaient à l'écart de toute politique ; d'ailleurs, à propos d'Avidius, le pardon déborda du coeur aimant de Marc-Aurèle. Le nombre des martyrs, cependant, ne fit qu'augmenter ; dans trois ou quatre ans, la persécution atteindra le plus haut degré de fureur qu'elle ait connu avant Dèce. En Afrique, Vigellius Saturninus va tirer l'épée, et Dieu sait quand elle sera remise au fourreau. La Sardaigne se remplissait de déportés, qui devaient être rappelés sous Commode, par l'influence de Marcia. Byzance vit des horreurs. Presque toute la communauté fut arrêtée, mise à la question, conduite à la mort. Byzance ayant été ruinée, quelques années après, par Septime Sévère (en 196), le gouverneur Caecilius Capella s'écria : Quel beau jour pour les chrétiens ! Ce fut plus grave encore en Asie. L'Asie était la province où le christianisme atteignait le plus profondément l'ordre social. Aussi les proconsuls d'Asie étaient-ils, de tous les gouverneurs de province, les plus âpres à la persécution. Sans que l'empereur eût porté de nouveaux édits, ils alléguaient des instructions qui les obligeaient à procéder avec sévérité. Ils appliquaient sans merci une loi qui, selon l'interprétation, pouvait être atroce ou inoffensive. Ces supplices répétés étaient un sanglant démenti à un siècle d'humanité. Les fanatiques, dont ces violences confirmaient les sombres rêves, ne protestaient pas ; souvent ils se réjouissaient. Mais les évêques modérés rêvaient la possibilité d'obtenir de l'empereur la fin de tant d'injustices. Marc-Aurèle accueillait toutes les requêtes et était censé les lire. Sa réputation comme philosophe et comme helléniste engageait ceux qui se sentaient quelque facilité pour écrire en grec à s'adresser à lui. L'incident de la guerre des Quades offrait un biais pour poser la question plus nettement que ne l'avaient pu faire Aristide, Quadratus, saint Justin.

Ainsi se produisit une série de nouvelles apologies, composées par des évêques ou des écrivains d'Asie, qui malheureusement ne se sont pas conservées. Claude Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, brilla au premier rang dans cette campagne. Le miracle de Jupiter Pluvieux avait eu tant de publicité qu'Apollinaire osa le rappeler à l'empereur, en rapportant l'intervention divine aux prières des chrétiens. - Miltiade s'adressa aussi aux autorités romaines, sans doute aux proconsuls d'Asie, pour défendre sa philosophie contre les reproches injustes qu'on lui adressait. Ceux qui purent lire son Apologie n'eurent pas assez d'éloges pour le talent et le savoir qu'il y déploya.

L'ouvrage de beaucoup le plus remarquable que produisit ce mouvement littéraire fut l'Apologie de Méliton. L'auteur s'adressait à Marc-Aurèle dans la langue qu'affectionnait l'empereur : Ce qui ne s'était jamais vu, la race des hommes pieux est en Asie persécutée, traquée, au nom de nouveaux édits. D'impudents sycophantes, avides des dépouilles d'autrui, prenant prétexte de la législation existante, exercent leur brigandage à la face de tous, guettant nuit et jour, pour les faire saisir, des gens qui n'ont fait aucun mal... Si tout cela s'exécute par ton ordre, c'est bien ; car il ne saurait se faire qu'un prince juste commande quelque chose d'injuste ; volontiers alors nous acceptons une telle mort comme le sort que nous avons mérité. Nous ne t'adressons qu'une demande, c'est qu'après avoir examiné par toi-même l'affaire de ceux qu'on te présente comme des séditieux, tu veuilles bien juger s'ils méritent la mort ou s'ils ne sont pas plutôt dignes de vivre en paix sous la protection de la loi. Que si ce nouvel édit et ces mesures, qu'on ne se permettrait pas même contre des ennemis barbares, ne viennent pas de toi, nous te supplions d'autant plus instamment de ne pas nous abandonner dorénavant à un pareil brigandage public. Nous avons déjà vu Méliton faire à l'empire les plus singulières avances, pour le cas où il voudrait devenir le protecteur de la vérité. Dans l'Apologie, ces avances sont encore plus accentuées. Méliton s'attache à montrer que le christianisme se contente du droit commun et qu'il a de quoi se faire chérir d'un vrai Romain.

Oui, c'est vrai, notre philosophie a d'abord pris naissance chez les barbares ; mais le moment où elle a commencé de fleurir parmi les peuples de tes états ayant coïncidé avec le grand règne d'Auguste, ton ancêtre, fut comme un heureux augure pour l'empire. C'est de ce moment, en effet, que date le développement colossal de cette brillante puissance romaine dont tu es et seras, avec ton fils, l'héritier acclamé de nos voeux, pourvu que tu veuilles bien protéger cette philosophie qui a été en quelque sorte la soeur de lait de l'empire, puisqu'elle est née avec son fondateur et que tes ancêtres l'ont honorée à l'égal des autres cultes. Et ce qui prouve bien que notre doctrine a été destinée à fleurir parallèlement aux progrès de votre glorieux empire, c'est qu'à partir de son apparition, tout vous réussit à merveille. Seuls Néron et Domitien, trompés par quelques calomniateurs, se montrèrent malveillants pour notre religion ; et ces calomnies, comme il arrive d'ordinaire, ont été acceptées ensuite sans examen. Mais leur erreur a été corrigée par tes pieux parents, lesquels, en de fréquents rescrits, ont réprimé le zèle de ceux qui voulaient entrer dans les voies de rigueur contre nous. Ainsi, Adrien, ton aïeul, en écrivit à diverses reprises, et en particulier au proconsul Fundanus, gouverneur d'Asie. Et ton père, à l'époque où tu lui étais associé dans l'administration des affaires, écrivit aux villes de ne rien innover à notre égard, spécialement aux Larisséens, aux Thessaloniciens, aux Athéniens et à tous les Grecs. Quant à toi, qui as pour nous les mêmes sentiments, avec un degré encore plus élevé de philanthropie et de philosophie, nous sommes sûrs que tu feras ce que nous te demandons.

Le système des apologistes si chaudement soutenu par Tertullien, d'après lequel les bons empereurs ont favorisé le christianisme et les mauvais empereurs l'ont persécuté, était déjà complètement éclos. Nés ensemble, le christianisme et Rome avaient grandi ensemble, prospéré ensemble. Leurs intérêts, leurs souffrances, leur fortune, leur avenir, tout était en commun. Les apologistes sont des avocats, et les avocats de toutes les causes se ressemblent. On a des arguments pour toutes les situations et pour tous les goûts. Il s'écoulera près de cent cinquante ans avant que ces invitations doucereuses et médiocrement sincères soient entendues. Mais le seul fait qu'elles se présentent sous Marc-Aurèle à l'esprit d'un des chefs les plus éclairés de l'église est un pronostic de l'avenir. Le christianisme et l'empire se réconcilieront ; ils sont faits l'un pour l'autre. L'ombre de Méliton tressaillira de joie, quand l'empire se fera chrétien et que l'empereur prendra en main la cause de la vérité.

Ainsi l'église faisait déjà plus d'un pas vers l'empire. Par politesse sans doute, mais aussi par une conséquence très juste de ses principes, Méliton n'admet pas qu'un empereur puisse donner un ordre injuste. On était bien aise de laisser croire que certains empereurs n'avaient pas été absolument hostiles au christianisme ; on aimait à raconter que Tibère avait proposé au Sénat de mettre Jésus au rang des dieux ; c'était le Sénat qui n'avait pas voulu. La préférence décidée que le christianisme témoignera pour le pouvoir, quand il en pourra espérer les faveurs, se laisse deviner par avance. On s'efforçait de montrer, contre toute vérité, qu'Adrien et Antonin avaient cherché à réparer le mal causé par Néron et Domitien. Tertullien et sa génération diront la même chose de Marc-Aurèle. Tertullien doutera, il est vrai, qu'on puisse être à la fois césar et chrétien ; mais cette incompatibilité, un siècle après lui, ne frappera personne, et Constantin se chargera de prouver que Méliton de Sardes fut un homme très sagace le jour où il démêla si bien, cent trente-deux ans d'avance, au travers des persécutions proconsulaires, la possibilité d'un empire chrétien. Un voyage de Grèce, d'Asie et d'Orient, que l'empereur fit vers ce temps, ne changea rien à ses idées. Il traversa en souriant, mais non sans quelque ironie intérieure, ce monde des sophistes d'Athènes, de Smyrne, entendit tous les professeurs célèbres, fonda un grand nombre de nouvelles chaires à Athènes, vit particulièrement Hérode Atticus, Ælius Aristide, Adrien de Tyr. à Éleusis, il entra seul dans les parties les plus reculées du sanctuaire. En Palestine, les restes des populations juives et samaritaines, plongées dans la détresse par les dernières révoltes, l'accueillirent avec des acclamations bruyantes, sans doute des plaintes. Une odeur fétide de misère régnait dans tout le pays. Ces foules désordonnées et d'où s'exhalait la puanteur mirent sa patience à l'épreuve. Un moment, poussé à bout, il s'écria : Ô Marcomans, ô Quades, ô Sarmates, j'ai trouvé enfin des gens plus bêtes que vous.

Le philosophe, chez Marc-Aurèle, avait tout étouffé, excepté le Romain. Il avait contre la piété juive et syrienne des préjugés instinctifs. Les chrétiens cependant approchaient bien près de lui. Son neveu Ummidius Quadratus avait chez lui un eunuque nommé Hyacinthe, qui était ancien de l'église de Rome. à cet eunuque était confié le soin d'une jeune fille nommée Marcia, d'une ravissante beauté, dont Ummidius fit sa concubine. Plus tard, en 183, Ummidius ayant été mis à mort, à la suite de la conspiration de Lucille, Commode trouva cette perle parmi ses dépouilles. Il se l'appropria. Le cubiculaire Eclectos suivit le sort de sa maîtresse. En se prêtant aux caprices de Commode, parfois en sachant les dominer, Marcia exerça sur lui un pouvoir sans bornes. Il n'est pas probable qu'elle fut baptisée, mais l'eunuque Hyacinthe lui avait inspiré un sentiment tendre pour la foi. Il continuait d'approcher d'elle et il en tirait les plus grandes faveurs, en particulier pour les confesseurs condamnés aux mines. Plus tard, poussée à bout par le monstre, Marcia fut à la tête du complot qui délivra l'empire de Commode. Eclectos se retrouva encore à côté d'elle en ce moment. Par une singulière coïncidence, le christianisme fut mêlé de très près à la tragédie finale de la maison Antonine, comme, cent ans auparavant, ce fut dans un milieu chrétien que se forma le complot qui mit fin à la tyrannie du dernier des Flavius.