Opposition contre Jésus.
Durant la première période de sa carrière, il ne semble pas que Jésus eût rencontré d’opposition sérieuse. Sa prédication, grâce à l’extrême liberté dont on jouissait en Galilée et au nombre des maîtres qui s’élevaient de toutes parts, n’eut d’éclat que dans un cercle de personnes assez restreint. Mais depuis que Jésus était entré dans une voie brillante de prodiges et de succès publics, l’orage commença à gronder. Plus d’une fois il dut se cacher et fuir[1]. Antipas cependant ne le gêna jamais, quoique Jésus s’exprimât quelquefois fort sévèrement sur son compte[2]. A Tibériade, sa résidence ordinaire, le tétrarque n’était qu’à une ou deux lieues du canton choisi par Jésus pour le centre de son activité ; il entendit parler de ses miracles, qu’il prenait sans doute pour des tours habiles, et il désira en voir[3]. Les incrédules étaient alors fort curieux de ces sortes de prestiges[4]. Avec son tact ordinaire, Jésus refusa. Il se garda bien de s’égarer en un monde irréligieux, qui voulait tirer de lui un vain amusement ; il n’aspirait à gagner que le peuple ; il garda pour les simples des moyens bons pour eux seuls. Un moment, le bruit se répandit que Jésus n’était autre que Jean-Baptiste ressuscité d’entre les morts. Antipas fut soucieux et inquiet[5] ; il employa la ruse pour écarter le nouveau prophète de ses domaines. Des pharisiens, sans apparence d’intérêt pour Jésus, vinrent lui dire qu’Antipas voulait le faire tuer. Jésus, malgré sa grande simplicité, vit le piège et ne partit pas[6]. Ses allures toutes pacifiques, son éloignement pour l’agitation populaire, finirent par rassurer le tétrarque et dissiper le danger. Il s’en faut que dans toutes les villes de Jésus, en effet, ne pouvait accueillir l’opposition avec
la froideur du philosophe, qui, comprenant la raison des opinions diverses
qui se partagent le monde, trouve tout simple qu’on ne soit pas de son avis.
Un des principaux défauts de la race juive est son âpreté dans la
controverse, et le ton injurieux qu’elle y mêle presque toujours. Il n’y eut
jamais dans le monde de querelles aussi vives que celles des Juifs entre eux.
C’est le sentiment de la nuance qui fait l’homme poli et modéré. Or le manque
de nuances est un des traits les plus constants de l’esprit sémitique. Les
œuvres fines, les dialogues de Platon, par exemple, sont tout à fait
étrangères à ces peuples. Jésus, qui était exempt de presque tous les défauts
de sa race, et dont la qualité dominante était justement une délicatesse
infinie, fut amené malgré lui à se servir dans la polémique du style de tous[13]. Comme
Jean-Baptiste[14],
il employait contre ses adversaires des termes très durs. D’une mansuétude
exquise avec les simples, il s’aigrissait devant l’incrédulité, même la moins
agressive[15].
Ce n’était plus ce doux maître du Discours sur la montagne, n’ayant
encore rencontré ni résistance ni difficulté. La passion, qui était au fond
de son caractère, l’entraînait aux plus vives invectives. Ce mélange
singulier ne doit pas surprendre. Un homme de nos jours a présenté le même
contraste avec une rare vigueur, c’est M. de Lamennais. Dans son beau livre
des Paroles d’un croyant, la colère la plus effrénée et les retours
les plus suaves alternent comme en un mirage. Cet homme, qui était dans le
commerce de la vie d’une grande bonté, devenait intraitable jusqu’à la folie
pour ceux qui ne pensaient pas comme lui. Jésus, de même, s’appliquait non
sans raison le passage du livre d’Isaïe[16] : Il ne disputera pas, ne criera pas ; on n’entendra
point sa voix dans les places ; il ne rompra pas tout à fait le roseau
froissé, et il n’éteindra pas le lin qui fume encore[17]. Et pourtant
plusieurs des recommandations qu’il adresse à ses disciples renferment les
germes d’un vrai fanatisme[18], germes que le
moyen âgé devait développer d’une façon cruelle. Faut-il lui en faire un
reproche ? Aucune révolution ne s’accomplît sans un peu de rudesse. Si
Luther, si les acteurs de L’obstacle invincible aux idées de Jésus venait surtout du
judaïsme orthodoxe, représenté par les pharisiens. Jésus s’éloignait de plus
en plus de l’ancienne Loi. Or, les pharisiens étaient les vrais juifs, le
nerf et la force du judaïsme. Quoique ce parti eût son centre à Jérusalem, il
avait cependant des adeptes établis en Galilée, ou qui y venaient souvent[19]. C’étaient en général
des hommes d’un esprit étroit, donnant beaucoup à l’extérieur, d’une dévotion
dédaigneuse, officielle, satisfaite et assurée d’elle-même[20]. Leurs manières
étaient ridicules et faisaient sourire même ceux qui les respectaient. Les
sobriquets que leur donnait le peuple, et qui sentent la caricature, en sont
la preuve. Il y avait le pharisien bancroche
(Nikfi),
qui marchait dans les rues en traînant les pieds et les heurtant contre les
cailloux ; le pharisien front-sanglant
(Kizaï),
qui allait les yeux fermés pour ne pas voir les femmes, et se choquait le
front contre les murs, si bien qu’il l’avait toujours ensanglanté ; le pharisien pilon (Medoukia), qui se tenait plié
en deux comme le manche d’un pilon ; le pharisien
fort d’épaules (Schikmi), qui marchait le dos voûté comme s’il portait
sur ses épaules le fardeau entier de L’antipathie qui, dans un monde aussi passionné, dut
éclater tout d’abord entre Jésus et des personnes de ce caractère, est facile
à comprendre. Jésus ne voulait que la religion du cœur ; celle des
pharisiens consistait presque uniquement en observances. Jésus recherchait
les humbles et les rebutés de toute sorte ; les pharisiens voyaient en
cela une insulte à leur religion d’hommes comme il faut. Un pharisien était
un homme infaillible et impeccable, un pédant certain d’avoir raison, prenant
la première place à la synagogue, priant dans les rues, faisant l’aumône à
son de trompe, regardant si on le salue. Jésus soutenait que chacun doit
attendre le jugement de Dieu avec crainte et humblement. Il s’en faut que la
mauvaise direction religieuse représentée par le pharisaïsme régnât sans
contrôle. Bien des hommes avant Jésus, ou de son temps ; tels que Jésus,
fils de Sirach, l’un des vrais ancêtres de Jésus de Nazareth, Gamaliel,
Antigone de Soco, le doux et noble Hillel surtout, avaient enseigné des
doctrines religieuses beaucoup plus élevées et déjà presque évangéliques.
Mais ces bonnes semences avaient été étouffées. Les belles maximes de Hillel
résumant toute Les luttes de Jésus avec l’hypocrisie officielle étaient
continues. La tactique ordinaire des réformateurs qui apparaissent dans
l’état religieux que nous venons de décrire, et qu’on peut appeler formalisme traditionnel, est d’opposer le texte des livres sacrés aux traditions. Le zèle religieux est toujours
novateur, même quand il prétend être conservateur au plus haut degré. De même
que les néo-catholiques de nos jours s’éloignent sans cesse de l’Évangile, de
même les pharisiens s’éloignaient à chaque pas de Les disputes éclataient surtout à propos d’une foule de pratiques extérieures introduites par la tradition, et que ni Jésus ni ses disciples n’observaient[28]. Les pharisiens lui en faisaient de vifs reproches. Quand il dînait chez eux, il les scandalisait fort en ne s’astreignant pas aux ablutions d’usage. Donnez l’aumône, disait-il, et tout pour vous deviendra pur[29]. Ce qui blessait au plus haut degré son tact délicat, c’était l’air d’assurance que les pharisiens portaient dans les choses religieuses, leur dévotion mesquine, qui aboutissait à une vaine recherche de préséances et de titres, nullement à l’amélioration des cœurs. Une admirable parabole rendait cette pensée avec infiniment de charme et de justesse. Un jour, disait-il, deux hommes montèrent au temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre publicain. Le pharisien debout disait en lui-même : O Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes (par exemple comme ce publicain), voleur, injuste, adultère. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. Le publicain, au contraire, se tenant éloigné, n’osait lever les yeux au ciel ; mais il se frappait la poitrine en disant : O Dieu, sois indulgent pour moi, pauvre pécheur. Je vous le déclare, celui-ci s’en retourna justifié dans sa maison, mais non l’autre[30]. Une haine qui ne pouvait s’assouvir que par la mort fut la conséquence de ces luttes. Jean-Baptiste avait déjà provoqué des inimitiés du même genre[31]. Mais les aristocrates de Jérusalem, qui le dédaignaient, avaient laissé les simples gens le tenir pour un prophète[32]. Cette fois, la guerre était à mort. C’était un esprit nouveau qui apparaissait dans le monde et qui frappait de déchéance tout ce qui l’avait précédé. Jean-Baptiste était profondément juif ; Jésus l’était à peine. Jésus s’adresse toujours à la finesse du sentiment moral. Il n’est disputeur que quand il argumente contre les pharisiens, l’adversaire le forçant, comme cela arrive presque toujours, à prendre son propre ton[33]. Ses exquises moqueries, ses malignes provocations frappaient toujours au cœur. Stigmates éternels, elles sont restées figées dans la plaie. Cette tunique de Nessus du ridicule, que le juif, fils des pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-huit siècles, c’est Jésus qui l’a tissée avec un artifice divin. Chefs-d’œuvre de haute raillerie, ses traits se sont inscrits en lignes de feu sur la chair de l’hypocrite et du faux dévot. Traits incomparables, traits dignes d’un fils de Dieu ! Un dieu seul sait tuer de la sorte. Socrate et Molière ne font qu’effleurer la peau. Celui-ci porte jusqu’au fond des os le feu et la rage. Mais il était juste aussi que ce grand maître en ironie
payât de la vie son triomphe. Dès |
[1] Matth., XII, 14-16 — Marc, III, 7 ; IX, 29-30.
[2] Marc, VIII, 15 — Luc, XIII, 32.
[3] Luc, IX, 9 ; XXIII, 8.
[4] Lucius, attribué à Lucien, 4.
[5] Matth., XIV, 1 et suiv. — Marc, VI, 14 et suiv. — Luc, IX, 7 et suiv.
[6] Luc, XIII, 31 et suiv.
[7] Jean, VII, 5.
[8] Matth., XII, 39,45 ; XIII, 15 ; XVI, 4 — Luc, XI, 29.
[9] Matth., XI, 21-24 — Luc, X, 12-15.
[10] Matth., XII, 41-42 — Luc, XI, 31-32.
[11] Matth., VIII, 20 — Luc, IX, 53.
[12] Luc, XVIII, 8.
[13] Matth., XII, 34 ; XV, 14 ; XXIII, 33.
[14] Ibid., III, 7.
[15] Ibid., XII, 30 – Luc, XXX, 23.
[16] XLII, 2-3.
[17] Matth., XII, 19-20.
[18] Ibid., X, 14-15, 21 et suiv., 34 et suiv. — Luc, XIX, 27.
[19] Marc, VII, 1 — Luc, V, 17 et suiv. ; VII, 36.
[20] Matth., VI, 2,5,16 ; IX, 11,14 ; XII, 2 ; XXIII, 5,15,23 — Luc, V, 30 ; VI, 2,7 ; XI, 39 et suiv. ; XVIII, 12 — Jean, IX, 16 – Pirké Aboth, I, 16 — Josèphe, Ant., XVII, II, 4 ; XVIII, I, 3 ; Vita, 38 — Talmud de Babylone, Sota, 22 b.
[21] Talmud de Jérusalem, Berakoth, IX, sub fin. ; Sota, V, 7 — Talmud de Babylone, Sota, 22 b. Les deux rédactions de ce curieux passage offrent de sensibles différences. Nous avons en général suivi la rédaction de Babylone, qui semble plus naturelle Cf. Epiphane, Adv. hœr., XVI, 1. Les traits d’Epiphane et plusieurs de ceux du Talmud peuvent, du reste, se rapporter à une époque postérieure à Jésus, époque où « pharisien » était devenu synonyme de « dévot ».
[22] Matth., V, 20 ; XV, 4; XXIII, 3, 16 et suiv. — Jean, VIII, 7 — Josèphe, Ant., XII, IX, 1 ; XIII, X, 5.
[23] Talmud de
Babylone, Schabbath,
[24] Eccli., XVII, 21 et suiv. ; XXXV, 1 et suiv.
[25] Talmud de Jérusalem, Sanhédrin, XI, 1 — Talmud de Babylone, Sanhédrin, 100 b.
[26] Matth., XV, 2.
[27] Matth., XV, 2 et suiv. — Marc, VII, 2 et suiv.
[28] Matth., XV, 2 et suiv. — Marc, VII, 4, 8 — Luc, V, sub fin., et VI, init. ; XI, 38 et suiv.
[29] Luc, XX, 41.
[30] Ibid., XVIII, 9-14 ; comparez ibid., XIV, 7-11.
[31] Matth., III, 7 et suiv. ; XVII, 12-13.
[32] Ibid., XIV, 5 ; XXI, 26 — Marc, XI, 32 — Luc, XX, 6.
[33] Matth., XII, 3-8 ; XXIII, 16 et suiv.
[34] Marc, III, 6.
[35] Luc, XIII, 33.