HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE XVIII. — FINITO LIBRO, SIT LAUS ET GLORIA CHRISTO.

 

 

Nous arrêtons ici notre récit. La suite des événements de l'histoire des Juifs a été racontée jusqu'aux temps de Marc-Aurèle, dans les sept volumes de notre Histoire des Origines du Christianisme. L'histoire du judaïsme, en effet, est tellement inséparable de celle du christianisme, durant les deux premiers siècles de notre ère, que l'on ne peut raconter l'une sans raconter l'autre.

Le christianisme est l'aboutissant, et, pour parler d'une manière un peu anthropomorphique, le but, la cause finale du judaïsme. Le christianisme une fois produit, le judaïsme se continue encore, mais comme un tronc desséché, à côté de la seule branche féconde. Désormais la vie est sortie de lui. Son histoire, quoique très intéressante encore, n'a plus qu'une importance secondaire, au point de vue général.

Il n'y a dans cette assertion rien qui puisse contrister l'âme israélite la plus convaincue. C'est par le christianisme que le judaïsme a vraiment conquis le monde. Le christianisme est le chef-d'œuvre du judaïsme, sa gloire, le résumé de son évolution. Par le christianisme, les deux éléments qui étaient dans le judaïsme achèvent leur lutte séculaire. Les prophètes, vaincus par la Thora, depuis le retour de la captivité, l'emportent définitivement ; les pharisiens sont battus par les messianistes ; la halaka est vaincue par l'agada et les rêves apocalyptiques. Jésus, le dernier des prophètes, met le sceau à l'œuvre d'Israël. Les rêves d'avenir, le royaume de Dieu, les espérances sans fin vont naître sous les pas de cet enchanteur divin et devenir pour des siècles la nourriture de l'humanité.

Ce mouvement de la naissance du christianisme, humble à l'origine, puis d'importance colossale, se groupe autour du nom de Jésus. J'ai essayé, autant qu'il est possible, de percer le triple rideau qui nous dérobe cette figure, réelle d'abord, mais devenue ensuite entièrement fabuleuse. Jésus a existé[1]. C'était un Juif[2]. La texture mythique a recouvert tout le reste. Si, à l'exemple des évangélistes, nous avons adopté un système de narration qui a sa part de vérité, c'est en ajoutant sans cesse en marge : Equidem plura transcribo quam credo. On ne pourra jamais réduire au silence celui qui soutiendra que, sous l'énergie transformante de l'imagination populaire, la plus laide chenille peut devenir le plus beau papillon. Mais il est bien plus probable que la légende évangélique n'est pas fausse tout à fait. Après de constantes réflexions, je persiste à croire que Jésus, comme physionomie générale, fut tel que les Évangiles synoptiques nous le représentent. Ses discours étaient, à peu de choses près, les discours conservés dans l'Évangile dit de saint Matthieu ; sa Passion fut, comme lignes générales, ce que nous disent tous les textes ; le Pater, le récit eucharistique nous le font voir presque en des photographies instantanées. Même les illusions qui amenèrent la croyance à la résurrection se laissent assez facilement entrevoir, et les hallucinations qui causèrent la conversion de saint Paul sont des faits concevables. S'il nous était donné de voir se passer sous nos yeux cette éclosion prodigieuse, sur une foule de points nous aurions des déceptions ; sur beaucoup d'autres, nous recouperions la vérité des fables dont nous fûmes bercés et des imaginations que les textes reçus nous avaient suggérées.

Une thèse fondamentale, du moins, en laquelle je me confirme de plus en plus, est que non seulement Jésus a existé, mais qu'il a été grand et beau, d'une grandeur, d'une beauté aussi cachées que l'on voudra, dans un centre aussi petit que l'on voudra, réelles cependant, mille fois plus réelles que les fades grandeurs, que les pâles beautés de la terre. Une personnalité importante en son petit cercle est un postulat absolument nécessaire de l'histoire évangélique. Pour avoir été aimé à ce point, il a fallu être divinement aimable. La résurrection, surtout, est ici un argument capital. Sur de vagues indices, le troisième jour après sa mort, les femmes de la suite de Jésus, en particulier Marie de Magdala, s'imaginèrent que Jésus était ressuscité et reparti pour la Galilée. Ce fut là sûrement le miracle suprême de l'amour[3]. Il fut plus fort que la mort, il rendit la vie à l'objet aimé. Une ombre pâle comme un mythe, un être vulgaire n'eût pas opéré ce miracle. Faire porter tout le fardeau d'amour des origines chrétiennes sur un pédoncule trop faible pour le soutenir serait contraire à la statique de l'histoire. Jésus a été charmant ; seulement, son charme ne fut connu que d'une douzaine de personnes. Celles-ci raffolèrent de lui à ce point que leur amour a été contagieux et s'est imposé au monde. Le monde a adoré celui qu'elles ont tant aimé.

Nous croyons donc la part de la réalité historique assez considérable dans les Évangiles. Mais cette part serait-elle presque nulle, la grande réalité subsiste. Cette réalité, c'est la fondation du christianisme. Les faits de détail sont douteux ; la marche de l'idée est évidente. Le messianisme, en travail depuis Daniel, est arrivé à maturité en Jésus. Les rêves d'Hénoch, de l'Assomption de Moïse, des Jubilés ont eu en lui leur réalisation. Jésus fut tout pour ceux qui l'aimèrent. Pour ceux qui croient au Mesih, il est le Mesih. Pour ceux qui sont pour le Fils de l'homme, il est le Fils de l'homme. Pour ceux qui préfèrent le Logos, le Fils de Dieu, l'Esprit, il est le Logos, le Fils de Dieu, l'Esprit. Il est le royaume de Dieu, la résurrection, la vie, le jugement. Il est tout pour tous ; comme si, de nos jours, un chef socialiste était assez puissant pour persuader aux partisans de l'organisation du travail qu'il est l'organisation du travail, aux partisans de la solidarité qu'il est la solidarité, aux partisans de la morale indépendante, du collectivisme, de l'anarchie, qu'il est la morale indépendante, le collectivisme, l'anarchie. Toutes les ardeurs secrètes de la conscience juive, aboutissant à un accès suprême, produisirent ainsi cette fièvre éruptive, la plus extraordinaire de l'histoire humaine, et d'où il semble que date une vie nouvelle. Ce fut la crise concomitante d'une seconde genèse, une inoculation profonde de facultés nouvelles et, si j'ose le dire, de virus salutaires et nécessaires .à la vie. complète. L'acte générateur, l'acte inoculateur sont toujours accompagnés de fièvre. Pendant ce temps, il faut recouvrir la vie en travail d'un drap mystérieux.

Tout cela se passait au milieu d'un siècle distrait en apparence et livré à toutes les préoccupations de la vanité. La Judée et le monde gréco-romain étaient comme deux univers roulant l'un à côté de l'autre sous des influences opposées. Jusqu'en 1848, le socialisme creusa ses galeries de mine sous un sol dont la surface n'accusait aucune trépidation et se chauffait au soleil, sans se douter du travail qui se faisait en ses entrailles. L'histoire de l'humanité n'est nullement synchronique en ses diverses parties. Tremblons. En ce moment peut-être la religion de l'avenir se fait, et se fait sans nous. Oh le vieux sage kimri qui voyait sous terre ! C'est là que tout se prépare, c'est là qu'il faudrait voir.

L'avenir immédiat est obscur. Il n'est pas certain qu'il soit assuré à la lumière. La crédulité a de profondes racines. Le socialisme peut amener, par la complicité du catholicisme, un nouveau moyen âge, des barbares, des Églises, des éclipses de la liberté et de l'individualité, de la civilisation en un mot. Mais l'avenir ultérieur est sûr. L'avenir, en définitive, ne croira plus au surnaturel ; car le surnaturel n'est pas vrai, et tout ce qui n'est pas vrai est condamné à mourir. Rien ne dure que la vérité. Cette pauvre vérité parait bien abandonnée, servie qu'elle est par une minorité imperceptible ! Soyez tranquilles ; elle triomphera. Tout ce qui la sert s'ajoute, se conserve comme un capital faible, mais acquis ; rien dans son petit trésor ne se perd. Tout ce qui est faux, au contraire, s'écroule. Le faux ne fonde pas, tandis que le petit édifice de la vérité est d'acier et monte toujours.

Ni le judaïsme ni le christianisme ne seront donc éternels.

Si l'humanité revient à des superstition4 ce ne sera pas à celles-là.

Le judaïsme et le christianisme disparaîtront. L'œuvre juive aura sa fin ; l'œuvre grecque, c'est-à-dire la science, la civilisation rationnelle, expérimentale, sans charlatanisme, sans révélation, fondée sur la raison et la liberté, au contraire, se continuera sans fin, et, si ce globe vient à manquer à ses devoirs, il s'en trouvera d'autres pour pousser à outrance le programme de toute vie : lumière, raison, vérité.

La trace d'Israël, cependant, sera éternelle. Israël a le premier donné une forme au cri du peuple, à la plainte du pauvre, à la réclamation obstinée de ceux qui ont soif de justice[4]. Israël a tant aimé la justice que, ne trouvant pas le monde juste, il le condamne à finir. Comme les anarchistes de nos jours, à ceux qui lui disent : Le monde, tel qu'il est fait, a des injustices nécessaires, il répond ; Eh bien, il est mal fait ; il faut le briser. Israël comble ainsi une lacune de la civilisation grecque, où l'esclave est si déplorablement abandonné de Dieu. La Grèce n'a pas de livre d'Hénoch, de diatribe furibonde contre le monde tel qu'il est et tel qu'il est obligé d'être. Le judaïsme et le christianisme représentent dans l'antiquité ce qu'est le socialisme dans les temps modernes. Le socialisme ne l'emportera pas définitivement ; la liberté, avec ses conséquences, restera la loi du monde ; mais la liberté de chacun s'achètera par de fortes concessions faites aux dépens de tous ; les questions sociales ne seront plus supprimées ; elles prendront de plus en plus le pas sur les questions politiques et nationales.

Israël ne sera vaincu que si la force militaire s'empare encore une fois du monde, y fonde de nouveau le servage, le travail forcé, la féodalité. Cela n'est guère probable. Après des siècles de luttes entretenues par les rivalités nationales, l'humanité s'organisera pacifiquement ; la somme de mal sera fort diminuée ; sauf de très rares exceptions, tout être sera content d'exister. Avec d'inévitables réserves, le programme juif sera accompli : sans ciel compensateur, la justice existera réellement sur la terre.

 

FIN DU TOME CINQUIÈME ET DERNIER

ACHEVÉ LE 24 OCTOBRE 1891

 

 

 



[1] La preuve en est dans les épîtres indubitables de saint Paul, surtout dans l'épitre aux Galates. Les Évangiles, tout en renfermant du vrai, ne sont pas des livres historiques. Les témoignages juifs et païens sont modernes et douteux. Mais Paul se rattacha à l'Église de Jésus deux ou trois ans après la mort de Jésus et quand la période des apparitions n'était pas encore finie. Or Paul croyait certainement que Jésus avait existé. On pourrait faire une petite Vie de Jésus avec les épitres aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates et avec l'épitre aux Hébreux, qui n'est pas de saint Paul, mais est très ancienne. Quelques passages de Paul, surtout ce qui concerne la Cène, s'accordent parfaitement avec les Évangiles.

[2] Il faut l'étourderie des gens du monde pour que des doutes aient pu être élevés sur ce point. La première fête de l'année chrétienne, c'est la Circoncision. Idée étrange, vraiment, d'un Dieu venant faire un voyage sur la terre et débutant par se faire juif, s'il ne l'était pas !

[3] Voir les Apôtres, p. 8 et suiv.

[4] Matthieu, V, 6.