HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE XV. — LA VIE CONTEMPLATIVE.

 

 

La grande préoccupation de Philon est l'idée d'une vie philosophique parfaite, où l'âme, livrée sans relâche à la méditation de l'infini, s'absorbe en l'objet de ses méditations et s'élève au-dessus de tous les soucis matériels. Les esséniens de Palestine réalisaient à beaucoup d'égards ce programme, et Philon a pour eux la plus grande admiration[1]. Y avait-il des ascètes de ce genre en Égypte ? Cela est fort douteux ; mais Philon en rêvait, et c'est ce qui l'amena à composer ce traité de la Vie contemplative, dont la tournure est si singulière qu'on peut se demander s'il a pour fond quelque réalité[2].

Après avoir parlé des esséniens, dit-il, qui aiment et pratiquent la vie active mieux que n'importe qui, je vais parler maintenant de ceux qui ont embrassé la vie contemplative... La doctrine de ces philosophes apparaît tout d'abord en leur nom. On les appelle thérapeutes, soit parce qu'ils font profession d'une médecine supérieure, ne guérissant pas seulement les maladies du corps, mais encore celles de l'âme ; soit parce qu'ils ont appris par l'étude de la nature et des saintes lois à servir l'Éternel. Ce sont les meilleurs et les plus heureux des êtres. Possédés de l'amour céleste, ils ressentent des transports qui ne s'apaisent que quand ils sont parvenus à voir l'objet de leurs désirs. Dans. l'ardeur qui les porte vers cette vie immortelle et bienheureuse, et s'imaginant qu'ils en ont fini avec la vie mortelle, ils ouvrent eux-mêmes leur héritage et donnent ce qu'ils possèdent à leurs enfants, à leurs parents, à leurs amis. Il faut, en effet, que ceux qui ont acquis les trésors de la vie intellectuelle laissent les biens qui aveuglent à ceux dont la pensée est encore enveloppée de ténèbres.

Ce sont tous des gens de bonne naissance et de mœurs polies[3]. Débarrassés de tous les soucis du monde, ils abandonnent frères, femme et enfants, et s'enfuient loin de leur patrie et des lieux habités. Ils s'établissent hors des villes, dans des jardins ou des lieux solitaires, non par misanthropie, mais pour éviter les dangers de la société humaine. Ils n'ont pas d'esclaves, regardant l'esclavage comme contraire au droit naturel. La nature nous a tous engendrés libres ; les injustices et l'avarice de quelques hommes ont établi l'inégalité, source de tous les maux et courbé les plus faibles sous le joug des plus forts.

Cette espèce de sages existe en beaucoup d'endroits de la terre habitée ; car il convenait que la Grèce et les pays barbares possédassent également ces modèles de vertu. On les trouve en plus grand nombre en Égypte, dans chacune des provinces qu'on appelle nomes, et surtout aux environs d'Alexandrie. De toutes part les thérapeutes les plus distingués se donnent rendez-vous à une espèce de maison-mère de la secte, située à un endroit très avantageux, au bord du lac Maria[4], sur une colline peu élevée, aussi bien choisie pour la sûreté du lieu que pour la pureté de l'air. La sûreté est fournie par une ceinture de métairies et de villages, et la bonté de l'air provient des brises continuelles qui s'élèvent non seulement du lac à son embouchure dans la mer, mais encore de la mer elle-même, qui est voisine. Les brises de la mer sont subtiles, celles de l'embouchure du lac sont épaisses, et de leur mélange résulte un état atmosphérique très salubre.

Les établissements de thérapeutes, selon la description que nous en donne Philon, n'étaient pas des monastères à la façon de l'Occident, ni des séries de cases contiguës ; c'étaient des laures à la façon des couvents du Mont-Athos, ou des espèces de béguinages. Les cases, d'une simplicité extrême, garnies de pauvres nattes, étaient assez éloignées les unes des autres pour que les solitaires ne pussent se gêner, assez rapprochées pour qu'ils pussent se porter secours. Dans chacune était une espèce d'oratoire appelé semnée ou mystère[5] ; là, le solitaire accomplissait les actes les plus sacrés de sa vie religieuse, lisait la Loi, les prophètes, les Psaumes et les autres livres sacrés. Les femmes étaient admises dans l'ordre. Elles gardaient une rigoureuse virginité, uniquement occupées comme les hommes de la méditation de la Loi.

La pensée de Dieu leur est toujours présente, même dans leur sommeil. Ils ne voient en rêve que les beautés des Vertus de Dieu et ses Puissances. Beaucoup parlent en dormant et reçoivent dans leurs songes les plus hauts enseignements de la science sacrée[6].

Ils prient deux fois par jour, au lever du soleil et à son coucher. La journée est consacrée à méditer sur les saintes Écritures, en cherchant des allégories dans la philosophie des Pères. Les thérapeutes, en effet, sont persuadés que le sens littéral cache toujours un sens mystérieux. Ils possèdent des livres écrits par les anciens fondateurs de la secte, et où le modèle de la méthode allégorique est donné. Ils composent ainsi à la louange de Dieu des cantiques et des hymnes, de vrais psaumes de cadences diverses, qu'ils chantent sur des rythmes graves et variés. Le jour entier est rempli par l'étude ; toutes les nécessités du corps sont réservées pour la nuit. Quelques-uns arrivent à ne manger que tous les trois jours ou même plus rarement encore.

Telle est leur vie pendant six jours de la semaine. Pendant ces six jours, ils ne sortent pas de leur case, ni même ne jettent un regard dehors. Le septième jour, ils se réunissent dans un semnée commun, divisé en deux par un mur de trois ou quatre coudées. Les thérapeutrides, en effet, sont admises à ces réunions ; le mur n'empêche pas les voix de se réunir, et il pare aux inconvénients de la promiscuité.

Les confrères s'assoient par rang d'âge , dans une attitude recueillie. Le plus âgé et le plus consommé en doctrine s'avance et parle gravement, simplement. On l'écoute en silence, sans se permettre autre chose que des signes discrets d'approbation. Philon insiste sur la discrétion que chacun met à soutenir son opinion et à combattre celle des autres. Le contraste avec les controversistes vaniteux de Jérusalem est finement indiqué. On sent que la bonne éducation de Philon et ses manières exquises d'homme du monde avaient été souvent froissées par le verbe haut et le ton tranchant de ces scolastiques impertinents.

Après le service religieux, les solitaires donnent au corps quelque relâche. Ils mangent du pain assaisonné de sel ; les délicats y joignent un peu d'hysope. Leur grande fête est la Pentecôte. Le repas est la partie essentielle de la fête. Ils se réunissent en habits blancs[7], portant sur leur figure les signes d'une joie contenue. D'abord, ils se mettent en rang et prient les mains et les yeux levés au ciel. Puis ils se placent selon l'ordre d'ancienneté dans la secte. Les femmes prennent part aux repas, séparées des hommes ; les premiers à droite, les secondes à gauche. Comme il n'y a pas d'esclaves dans la secte, on choisit pour le service les jeunes gens distingués par leur élégance, leur noblesse et ayant un haut avenir de vertu. Ils entrent dans la salle, vêtus de tuniques longues, sans ceinture, pour écarter toute idée de servilité. Ces jeunes gens semblent des fils heureux et empressés autour de leurs père et mère. Car ils voient dans les convives des parents communs, auxquels les attache un lien plus étroit que celui du sang. Pour ceux qui jugent sainement des choses, rien ne crée, en effet, une plus forte attache que la pratique du beau et du bien.

La réunion ressemble d'abord bien plus à une séance académique qu'à un repas. Au milieu d'un profond silence, l'un des solitaires entame une dissertation théologico-philosophique. Le sujet en est une question tirée de l'Écriture, ou un doute soulevé par un confrère. La discussion est sérieuse, exempte de tout amour-propre, nul ne cherchant à briller ni à triompher de sa supériorité. Chacun enseigne à loisir, sans crainte des répétitions ou des longueurs, ne cherchant qu'à faire pénétrer sa pensée dans les âmes ; dans les explications données d'une manière trop rapide et sans pause, il arrive, en effet, que l'esprit de ceux qui écoutent, ne pouvant suivre, reste en arrière et que l'intelligence des choses lui échappe[8].

Les commentaires des saintes Écritures consistent en interprétations allégoriques. La Loi leur parait ressembler à un animal : les préceptes en sont le corps ; l'âme est représentée par l'esprit invisible caché sous le texte. La sagacité consiste à deviner à demi-mot, et, sur le moindre indice, à saisir l'invisible à travers le visible. Quand on croit que le président a assez parlé, un applaudissement unanime marque le plaisir que tous ont éprouvé. Puis le président se lève et chante un hymne qu'il a composé lui-même ou tiré de quelque ancien poète. La secte possédait, en effet, outre le livre des Psaumes, des recueils d'hymnes de mètres variés, faits pour les processions, les stations et les moments divers du culte. Ces hymnes étaient sans doute en grec et reproduisaient toute la série de la prosodie liturgique. Après le président, chacun chante à son tour, et tous reprennent en chœur les dernières paroles de l'hymne et les refrains.

Quand tous ont chanté leur hymne, les jeunes servants apportent la table du festin sacré. Il ne s'y trouve aucun mets sanglant ; rien que du pain, du sel, de l'hysope pour les gourmets. Le vin n'y figure pas ; on ne sert que de l'eau pure, attiédie pour les vieillards obligés à des précautions. Le pain est fermenté, pour que nulle confusion ne soit possible avec les pains azymes, dits de proposition, qui figurent sur la table dans le vestibule du temple. Ces derniers pains sont destinés aux prêtres, et les laïques doivent s'en abstenir, pour reconnaître le privilège du sacerdoce. Philon, en effet, est loin de supposer que l'ascétisme de ses thérapeutes supprime le culte de Jérusalem, ou les égale aux prêtres. Chez les esséniens, la tendance à se passer des prêtres et à substituer les rites de la secte au culte officiel, surtout aux sacrifices sanglants, est tout à fait sensible. Philon ne veut pas que ses solitaires commettent la même faute. La supériorité du culte de Jérusalem est hautement reconnue.

Après le repas a lieu la veillée sacrée. Tous se lèvent et se groupent au milieu de la salle, de façon à former deux chœurs, celui des hommes et celui des femmes. On choisit pour conduire chacun de ces chœurs la personne la plus respectée et la plus exercée dans la musique. Une danse sacrée s'engage, accompagnée d'hymnes chantés en partie, avec des antiphonies et des répons. Des gestes marquent les cadences diverses de ces chants alternants.

Ils dansent ainsi au milieu de saints transports, tantôt marchant, tantôt s'arrêtant, tantôt tournant sur eux-mêmes, selon la loi de la strophe et de l'antistrophe. Lorsque chacun des deux chœurs séparément s'est rassasié de ce plaisir, ivres du vin de l'amour divin, comme il arrive dans les mystères de Bacchus, ils se mêlent, les deux chœurs n'en font plus qu'un, à l'imitation de celui qui fut jadis formé sur les bords de la Mer Rouge, sous la conduite de Moise et de Marie. Les chants se continuent en versets alternatifs. Les voix graves des hommes se mêlant aux voix aiguës des femmes, produisent une symphonie harmonique et un effet tout à fait musical. Les pensées sont belles, les paroles aussi ; les danses sont très graves. Le but des pensées, des paroles et des danses, c'est la piété.

Ils se plongent jusqu'au matin dans cette belle ivresse, qui, loin d'alourdir leur tète, d'appesantir leurs paupières, les rend lestes et alertes. Quand ils aperçoivent les premiers rayons du soleil, ils lèvent les mains au ciel et demandent à Dieu un jour heureux, la connaissance de la vérité et la lucidité de l'intelligence. Après cette prière, chacun gagne son semnée, pour y reprendre la culture de la philosophie.

Tout cela doit-il être pris bien au sérieux ? Philon, dans ces pages singulières, décrit-il un idéal ou une réalité ? Ces thérapeutes du lac Mariout, dont il est le seul à parler, ont-ils réellement existé, ou n'est-ce pas là une Salente idéale, la peinture d'un paradis destinée à édifier et à charmer ? Il est fort difficile de répondre d'une manière absolue. Le fond du roman thérapeute est emprunté à l'essénisme, mais avec d'importantes corrections. Peut-être quelques ascètes que Philon vit près du lac Mariout[9] tournèrent-ils ses idées de ce côté. Ce qu'il avait lu des instituts pythagoriques et de la vie stoïcienne flottait peut-être aussi dans son imagination, L'ensemble est une création libre et voulue. C'est l'idéal de la vie parfaite et du parfait bonheur comme le conçoit Philon. La vie du thérapeute est la vie de Philon lui-même, une vie où l'homme fait triompher en lui l'esprit sur les sens, ne s'occupe que de l'âme et devient, par la simplification de tout ce qui touche au corps, citoyen du ciel et du monde[10]. Une telle vie, dans le langage philonien, se résume en « la philosophie», la philosophie, qui, pour un Juif, est surtout la méditation et l'explication allégorique des anciens livres. L'œuvre entière de Philon, c'est l'œuvre d'un parfait thérapeute ; Philon ne vécut pas sur le bord du lac Mariout ; il n'habita pas une petite maison avec un semnée ; mais sa vie fut bien consacrée à la recherche de la vérité ; sans se séparer du judaïsme officiel, il se créa une ascèse personnelle et fut heureux dans la règle qu'il s'était faite. Peut-être quelques amis partagèrent-ils ses goûts. L'invention, l'initiative religieuse étaient à cette époque d'une hardiesse qui nous étonne. On osait tout. Jésus, fondateur de religion, n'a pas été en son temps une apparition isolée. Et la portée de ce que peut oser l'agada, qui donc peut se vanter de l'avoir mesurée ?

Dichtung und Wahrheit ! voilà bien le traité de la vie contemplative, livre éminemment subjectif, mélange bizarre de vérité et de traits fuyants, sans consistance, décelant l'œuvre d'imagination, roman philosophique, ou, si l'on veut, tableau fait par un homme qui voyait le monde à travers ses rêves. C'était bien le cas de Philon. Ses thérapeutes sont tous des Philon, nobles, polis, pleins d'antipathie pour les pédants grossiers, parfaits de manière. Nulle part on ne sent le peuple, la foule laïque. Cela n'a jamais sérieusement existé. Ce couvent philosophique où, dans une cellule large de quelques mètres carrés, on eût philosophé depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, eût été une annexe de la Morgue. Les gens bien élevés qui s'y seraient enfermés seraient morts en quelques semaines d'inanition et de névrose.

Nous pensons donc que le traité de la Vie contemplative fut écrit par Philon comme un appendice du traité Que tout honnête homme est libre[11], où il est longuement question des esséniens de Palestine. Cette brillante manifestation du judaïsme, si analogue à ses idées, excite chez lui une sorte de jalousie, et lui inspire le désir de montrer que l'Égypte n'était pas, sous ce rapport, au-dessous de la Palestine. Avec quelques éléments réels, il dressa un tableau que l'histoire aurait tort d'accepter comme un vrai document. Dans l'exposé de l'essénisme, il ne faut faire aucun usage du traité de la Vie contemplative ; le mot même de thérapeute doit être banni d'une histoire du judaïsme, comme désignant un institut distinct, ayant existé en dehors des aspirations de Philon. Ce qui sort de ces pages singulières, c'est le portrait de Philon lui-même, dans ses plus fines nuances : homme du monde délicat, cœur excellent, épris de l'amour du vrai et du bien, une des âmes, à l'égal de Spinoza, les plus spéculatives et les plus désintéressées qui aient jamais existé. Comme les cigales dont il parle[12], il vécut bien d'air et de chant. Philon fut vraiment un de nos frères ; nous aimons le petit couvent philosophique de Mariout comme un joujou cassé de notre enfance. L'objet était mince ; mais l'effort était beau ; surtout si l'on pense que ce créateur religieux était un simple laïque riche, nullement un prêtre. L'activité religieuse en dehors du sacerdoce officiel, voilà toute l'histoire d'Israël.

Les ressemblances des thérapeutes de Philon avec les moines chrétiens[13] sont frappantes. On a eu tort d'en conclure l'identité ; mais le principe était le même. Les chartreux ont à peu près réalisé ce que rêvait Philon sur les bords du lac Mariout. Si quelqu'un a lu ce livre avec attention, il a dû voir que rien ne s'est développé dans le christianisme qui n'ait eu ses racines dans le judaïsme au Ier et au IIe siècle avant Jésus-Christ.

 

 

 



[1] Quod omis probus liber, § 12-13, et fragm. de l'Apol., dans Eus., Præp. evan., VIII, XI.

[2] Nous tenons pour certain que le traité Περί τοΰ Θέου θεωρητικοΰ ή ίκέτων άρετών est de Philon. Le style, les pensées sont absolument du penseur alexandrin. Notez la haine contre les éranes (§§ 5-7), qui n'a plus de sens au IIIe siècle. Les ascètes dont il est question dans la Vie contemplative sont des ascètes profondément juifs ; ils n'ont pas un seul trait spécialement chrétien. On voudrait songer à des bouddhistes ; impossible. Un pastiche philonien si bien réussi, au IIIe siècle, serait un fait unique dans l'antiquité. Les faussaires ne s'appliquaient jamais à imiter le style de l'auteur à qui ils prêtaient des compositions apocryphes.

[3] De vita contempl., § 9.

[4] Le lac Mariout, Marœotis des anciens.

[5] De vita contempl., § 3.

[6] Trait bien philonien.

[7] Comme les esséniens. En général, la messe des thérapeutes ressemble fort à celle des esséniens.

[8] On dirait que Philon veut ici (§ 10) caractériser sa propre manière et faire l'apologie de sa prolixité.

[9] Comparez les catochites ou reclus du Sérapeum. Origines du christ., II, 79, 325 ; VI, 188, note 2.

[10] De vita cont., § 11.

[11] Un trait remarquable c'est la préoccupation de l'esclavage dans De Vita cont. (surtout § 2 et § 9), préoccupation dominante aussi dans Quod Omnis Probus Liber.

[12] De Vita cont., § 4.

[13] Genre de vie, costume, humilité (§ 4 fin), etc.