HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE XIV. — LE LOGOS.

 

 

La théorie des idées de Platon est peut-être la partie de la philosophie grecque à laquelle Philon doit ses concepts fondamentaux. La raison (Logos), est l'archétype du vrai, du bien, du bon en soi ; au-dessous est la matière inerte, à laquelle l'intelligence suprême donne la forme[1]. Rien ne se crée de rien, rien ne se détruit ; mais les formes des choses, toujours variables, Dieu les prend dans les idées éternelles qu'il contemple en lui-même. Le monde est, par conséquent, éternel. Dieu n'est pas précisément créateur. Il ne se repose jamais ; sa nature est de produire toujours. La création n'a pas commencé dans le temps[2]. Dieu est le principe de toute action dans chaque être en particulier, aussi bien que dans l'univers ; à lui seul appartient l'activité. Tout ce qui existe est pénétré de lui. Il est le lieu universel ; car il contient tout. Il est tout[3].

Une telle doctrine aujourd'hui s'appellerait panthéisme ; ce n'est sûrement pas dans la Bible que Philon l'a prise. L'exégète alexandrin est bien plus près de la vieille théologie hébraïque dans ce qu'il dit du Logos intermédiaire entre Dieu et le monde ; l'ange de Jahvé lui offrait ici une donnée dont la philosophie juive avant lui avait tiré parti[4]. Pour combler autant que possible l'abîme que le monothéisme sémitique creuse entre Dieu et le monde, on fut amené à la conception d'un intermédiaire, Dieu par un côté, homme par un autre, qui mettait en rapport le fini et l'infini. Philon, combinant avec la Bible la théorie platonicienne des idées, de l'âme du monde, et la formule stoïcienne de la divinité conçue comme la raison agissant dans le monde, donna à cette doctrine un corps qu'elle n'avait pas eu jusque-là. La sagesse de Dieu, le Logos, devient pour Philon le fils aîné de Dieu, l'archange ou le plus ancien des anges, le Verbe intérieur, la raison immanente de Dieu. Quand le Verbe est prononcé[5], il devient actif, effectif ; c'est le monde, constitué par un mot de Dieu : Qu'il soit. Une fois, au moins, cette émanation de l'Être suprême est appelée : second Dieu[6]. Les effets immédiats de la parole divine sont ainsi des paroles (logoi)[7] ou des forces, sortes d'anges ou de dœmones, dont le premier est l'Homme de Dieu[8] ou Dieu anthropomorphe, qui sert à mettre la Divinité en rapport avec l'humanité. De telles idées n'étaient pas exclusivement propres à Philon. Le mémera (parole) des Targums araméens devait son origine à une tendance analogue. La parole de Dieu, distinguée de Dieu, devenait un agent cosmique. Ces personnifications d'êtres abstraits[9] étaient la mode du jour. Les races les plus diverses y arrivaient, faute de mythologie, ou plutôt par suite de l'affaiblissement que l'action successive des siècles avait amené dans les facultés mythologiques.

Voilà la théorie qui, dès l'Apocalypse de Jean[10], pénétra le langage mystique de l'Église chrétienne, et qui, vers l'an 120 à peu près, produisit le prologue de l'Évangile attribué à Jean[11]. Le Logos fut la révélation permanente, le maitre qui ne meurt pas, comme la lampe d'Édesse enfermée en un mur, par lequel Socrate a connu le Christ en partie[12], et qui produira dans l'humanité des séries de christs, des séries de prophètes sans fin.

On voit par combien de côtés Philon côtoie la théologie chrétienne. L'action de ce remarquable penseur sur Jésus lui-même parait avoir été nulle. Jésus ne lisait pas le grec, et des écrits du genre de ceux de Philon n'arrivèrent jamais jusqu'à lui. Il n'en fut pas de même de la seconde et de la troisième génération chrétienne. La théologie judéo-alexandrine triompha sous forme chrétienne ; le gnosticisme en fut l'exagération maladive ; les exagérations furent chassées ; mais l'Église catholique, l'Église moyenne[13], conserva, cette fois comme toujours, la trace profonde des particularités qu'elle avait éliminées.

Un autre dogme chrétien, celui de la grâce, se retrouve dans Philon en traits qui ont beaucoup d'analogie avec la doctrine de saint Paul. Le bien vient tout entier de Dieu ; le mal vient de la matière ou des puissances inférieures qui contribuèrent avec le Verbe à la création du monde. Tout bien doit donc être rapporté à Dieu[14]. Se regarder soi-même comme l'auteur d'une bonne action est un acte d'orgueil ; c'est un vol accompli au préjudice de Dieu. Cette influence bienfaisante de Dieu, qui rend l'homme capable de bien, c'est la charis, la grâce[15]. Saint Paul a-t-il lu ces passages ? Nous sommes loin de le soutenir. Disons seulement qu'il y avait un terrain commun où la théologie judéo-hellénique, le christianisme de saint Paul et le gnosticisme eurent leurs premiers développements.

Comme pour saint Paul, la descendance d'Abraham est, pour Philon, peu de chose. Le judaïsme de Philon est franchement cosmopolite. Le peuple juif a mérité sa prérogative, parce qu'il est le plus parfait, le plus juste, le plus raisonnable, le plus humain, le plus religieux des peuples. Son culte est le plus conforme à ce que peut désirer l'Éternel[16]. Il doit le choix que l'Éternel a fait de lui à ses vertus et aux vertus de ses ancêtres. En réalité, Dieu n'établit pas de différence entre les hommes[17]. En s'adjoignant au judaïsme et en pratiquant la Loi, on devient enfant d'Abraham.

Le péché originel lui-même est très logiquement dans Philon. L'espace entre Dieu et le monde est rempli d'âmes ; les âmes qui se rapprochent le plus de la terre sont les plus sensitives, ce qui les amène à prendre un corps ; faute énorme, car le corps c'est le mal, et tous les mauvais instincts de l'homme viennent de là. Le fait d'exister suppose donc une faute primitive, un acte de concupiscence coupable[18]. L'effort de la vertu est de rompre le mariage fatal, pour que l'âme s'échappe dans sa liberté et sa pureté[19]. La doctrine de la migration des âmes aurait dû sortir de là ; Philon n'a pas suivi cette pensée avec sa logique accoutumée[20].

Philon n'a pas, à proprement parler, de messianisme[21] ; la croyance à la résurrection lui est également étrangère. Il n'en a pas besoin. La philosophie grecque lui offre pour la récompense des bons et le châtiment des méchants des moyens plus simples. Les imaginations juives d'un bonheur universel sur terre l'obsèdent cependant et l'amènent aux rêves les plus contradictoires. Tous les Israélites que les hasards de l'esclavage ont entraînés jusqu'au bout du monde seront délivrés. Leurs maîtres, pleins d'admiration pour eux, ne pourront supporter la pensée d'être les maîtres de gens qui leur sont si fort supérieurs en vertu. Ainsi devenus libres, poussés à la même heure par un même instinct, ils accourront en Palestine, des terres et des Iles les plus éloignées. La colonne lumineuse se mettra à leur tête ; elle ne sera visible que pour les justes. Arrivés au terme de leur voyage, ils régneront. Les villes détruites se rebâtiront d'elles-mêmes ; les déserts se repeupleront ; le pays stérile se couvrira de fruits[22]... Cet âge de bonheur se réalisera quand les hommes se convertiront au judaïsme. Les bêtes féroces se mettront au service de l'homme. Celui qui ne voudra pas de la paix sera exterminé. Comme dans toutes les utopies de suppression universelle de la guerre, en effet, la paix est maintenue par une force armée irrésistible, qui aurait les mêmes inconvénients que le mal qu'on veut empêcher. Les Saints, organisés en une sorte de ligue de la paix et ayant à leur tête un roi terrible tiré par des contresens du texte grec des prophéties de Balaam[23], seront les gendarmes pacifiques des nations. Dieu combattra avec eux ; ils n'auront pas de sang à verser ; à la fois dignes, redoutables et bons, ils régneront par le respect, la crainte et l'amour. La richesse, le bien-être, la santé, la force du corps seront les caractères de ce règne bienfaisant d'Israël[24].

L'ancien génie hébreu n'est nullement mystique. Philon l'est au plus haut point. Il admet un degré de clairvoyance religieuse supérieure, où l'on arrive avec l'aide de la grâce divine, et où l'on contemple l'Être éternel face à face[25]. L'extase est l'union de l'âme avec Dieu. L'âme revient ainsi à son origine transcendante. L'extase d'Abraham a lieu au coucher du soleil[26] ; car l'esprit divin se lève quand notre conscience individuelle se couche, et réciproquement. Un tel état ressemble à la folie ; il est divin en réalité ; car Dieu alors se substitue à l'homme, agit par ses organes[27]. Les abus de l'ascèse ne paraissent pas encore chez Philon ; ces états merveilleux s'obtiennent par l'enthousiasme, par l'amour et le renoncement à soi-même.

Philon, on le voit, se livrait à des spéculations d'un ordre assez contradictoire. Sa prodigieuse activité intellectuelle ne s'imposait pas d'unité. Ses œuvres formeraient dix volumes considérables, et il s'en est beaucoup perdu. Le Pentateuque est l'objet perpétuel de ses commentaires ; il paraît l'avoir embrassé trois fois, à des points de vue divers, tantôt s'adressant aux non Juifs, tantôt à ses propres coreligionnaires. La vie de Moïse est curieuse comme biographie du législateur hébreu écrite en vue de plaire à des lecteurs païens. Les œuvres apologétiques[28] et historiques[29] ont de l'éloquence. Composées pour les païens, elles visent surtout à montrer aux non Juifs combien de préceptes juifs ils pourraient pratiquer avec avantage[30]. Touchante est la pensée des deux traités parallèles : Que tout être vil est esclave, Que tout honnête homme est libre[31]. Le nombre des Juifs devenus esclaves par suite des guerres du temps était énorme. Philon les console au nom de l'idéalisme transcendant, consolation que ceux-là seuls trouveront vaine qui n'ont jamais souffert injustement.

La fortune littéraire de Philon fut des plus singulières. L'école juive d'Alexandrie disparut au Ier siècle de notre ère, et on ne voit pas quels élèves eut Philon dans sa patrie. Il n'exerça non plus aucune action sur le judaïsme palestinien parlant hébreu ; son nom n'est pas prononcé une seule fois dans le Talmud ni dans la tradition juive. Jésus sans doute ne le connut pas. Mais la seconde et la troisième génération chrétienne le lurent beaucoup. Son influence, ou du moins l'influence d'idées analogues aux siennes, est sensible dans les épîtres authentiques de saint Paul, dans l'épître d'un caractère indécis dite Épître aux Éphésiens, et surtout dans les écrits qu'une certaine école attribua à l'apôtre Jean.

Depuis lors, Philon fut fort en faveur dans l'école chrétienne ; on le copia comme un Père de l'Église ; on soutint même qu'il avait été chrétien[32]. Le modèle de l'homélie à la façon des Pères, prenant pour texte un passage de l'Écriture et partant de là pour les développements moraux, remonte à Philon. La théologie chrétienne, héritière et continuatrice de la théologie helléniste, lui dut beaucoup de choses, en particulier son goût désordonné pour l'allégorie. Le gnosticisme sortit en partie de Philon ou du moins développa des idées du même genre que les siennes. On peut dire que Philon, par sa théorie des forces ou puissances (dynamis) et par son amour effréné pour les hypostases, fut le père de Valentin. Les néoplatoniciens d'Alexandrie le connurent ; Numenius d'Apamée, en particulier, le prit comme un de ses maîtres[33] ; il exagéra même son admiration, puisqu'il allait, dit-on, jusqu'à prétendre que Philon lui apprenait le véritable esprit du platonisme mieux que Platon lui-même.

Ce qui est vrai, c'est que Philon fut, dans le judaïsme, un phénomène absolument unique. Josèphe est tout autre chose. Bien moins philosophe que Philon, il n'a pas ces coquetteries de spéculation où se plaît l'Alexandrin. Son fond hellénique est arrivé à la forme la plus simple, la plus classique, si j'ose le dire : Dieu et l'immortalité. Les précautions du patriote sont les mêmes ; le caractère moral de Philon nous parait supérieur ; mais les temps de Josèphe furent si terribles ! Josèphe est plus hébraïsant que Philon ; son grec est celui d'un homme qui, écrivant artificiellement une langue apprise, emploie concurremment des mots pris de tous les côtés ; il nous avoue lui-même qu'il le prononçait mal[34]. Ni l'un ni l'autre n'était dans la direction qui devait engendrer l'avenir. Ce sont des lettrés, et les lettrés font peu de chose. C'est des pauvres conventicules de messianistes et d'égarés de Palestine, gens ignorants, n'ayant pas de philosophie, ne sachant pas un mot de grec, que sortira Jésus.

 

 

 



[1] De mundi opificio, I, 4, Mangey.

[2] Legis all., I, t. II, p. 261, Mangey ; De cherubim, De ling. confus., t. I, p. 625 ; De somniis, I.

[3] Leg. all., I.

[4] L'emploi sacramentel du mot Logos n'a que des attaches indirectes avec le platonisme, en particulier avec le Timée.

[5] De confus. ling., Leg. all., I ; De profugis.

[6] Origines du christ., VI, 67. De Abrah., II, 17 et suiv., Mangey.

[7] All. de la Loi, I, 122, Mangey. Cf. De somniis, I, 631, Mangey, I, 640, Mangey. Pour Philon, λόγοι est synonyme de ίδέαι.

[8] De somalis, t. I, p. 656, Mangey ; De gigantibus, I, p. 253, Mangey.

[9] Comparez le Κολπία de Sanchoniathon ; en iranien, l'Honorer.

[10] Origines du christ., VI, 68 et suiv.

[11] Ibid. ; en général, voir l'index, aux mots Logos et Verbe.

[12] Voir surtout ce qui concerne le Logos de saint Justin. Origines du christ., VI, 387 et suiv.

[13] C'est le sens du mot καθολικός à cette époque : commun, en dehors des sectes, le contraire de particulier. Le sens de répandu partout est venu plus tard.

[14] Leg. all., I, 53 init., Mangey ; ibid., I, 60 ; I, 131.

[15] De mundi opificio, De profugis, De nominum mutatione, De sacrif. Ab. et Caïni.

[16] De specialibus legibus, Mangey, II, p. 272-274.

[17] De execr., § 8.

[18] Vita Mosis, II, 157, Mangey.

[19] Quis rerum divin. heres, I, 482, Mangey ; De Abrah., II, 37, Mangey ; Leg. all., I, 65, Mangey.

[20] Zeller, III, 2, 397.

[21] Du moins, il ne se sert jamais des mots Μεσσίας ni Χριστός.

[22] De execr., 8-9. Ce traité doit être réuni au De prœm. et pœnis.

[23] Nombres, XXIV, 7.

[24] De prœm. et pœnis, § 15-20.

[25] Quis rerum divin. heres, I, 482, 508 et suiv., 511 ; De Abrah., II, 37 ; Leg. all., I, 65.

[26] Genèse, XV, 12.

[27] Quis rerum divin. heres, § 53.

[28] L'Apologie des Juifs de Philon ne nous est connue que par Eusèbe. Sur le Traité de la vie contemplative, voir ci-dessous.

[29] L'ouvrage de Philon sur l'état des Juifs sous Tibère, Caligula et Claude et sur la part qu'il prit à ces événements formait 5 livres dont le 3e (In Flacc.) et le 4e (Leg. ad Caium) ont seuls été conservés. Voir les Apôtres, p. 194-197.

[30] C'était le sujet des Ύποθετικά ; voir Bernays, Gesammelte Abhandl., I, 262-282.

[31] Le premier de ces deux traités est perdu. Philon eut aussi l'intention d'écrire un traité sur la souveraineté du Sage (Quod omnis probus liber, § 3).

[32] Eusèbe, H. E., III, XVIII, 1 ; saint Jérôme, De vir. ill., 11 ; Photius, cod. 105.

[33] Origines du christ., VII, p. 434-435.

[34] Ant., XX, XI, 2.