HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE XIII. — PHILON.

 

 

Au milieu de ce développement presque tout anonyme ou pseudonyme, de ces figures qui ont l'air de faire partie d'un monde intangible, d'écrits courts, frappés en vue de la théopneustie, où l'idée seule est en vedette et où l'auteur disparaît totalement, se détache la personnalité d'un abondant écrivain, mêlé à la vie de son temps, dont les œuvres nous sont en grande partie restées, que nous touchons pour ainsi dire comme un de nous ; c'est Philon. Il appartenait à une des principales familles juives d'Alexandrie. Son frère Alexandre Lysimaque remplissait les fonctions d'arabarque et était prodigieusement riche. Dans ses rapports avec les Romains et avec les Hérodes, il joue presque le rôle d'un rex, leur rendant des services d'argent, administrant leur fortune, leur faisant des prêts énormes[1]. Un de ses fils épousa la célèbre Bérénice. Un autre fut ce Tibère Alexandre, qui joua un rôle si important dans la politique romaine du Ier siècle de notre ère.

Philon lui-même était riche et, vers l'an 40 de notre ère, il fut député à Caligula pour les affaires de la synagogue d'Alexandrie[2]. Il était vieux alors ; ce qui donne, à supposer qu'il naquit quinze ou vingt ans avant Jésus-Christ. Il fut ainsi à la fois l'aîné et le survivant de Jésus[3]. C'est sans doute pendant la jeunesse de Jésus qu'il écrivit ces innombrables livres où le judaïsme était envisagé d'une façon si originale. Quel dommage que, dans ses derniers écrits, il n'ait pas consacré quelques réflexions à ce qui se passait en Galilée ! A vrai dire, le premier embryon du christianisme fut si peu de chose que Philon peut-être ne vit et n'entendit jamais rien qui s'y rapportât.

L'érudition grecque de Philon était très considérable. Il savait évidemment tout ce qu'on savait à Alexandrie de son temps. Il lisait une foule d'écrits maintenant perdus. Aucun autre Juif n'eut une connaissance aussi parfaite de la culture grecque. Son style est le grec classique, non ce style plein d'hébraïsmes et imité des Septante dont se servaient les Juifs. — Son érudition hébraïque, au contraire, était très courte. Il savait à peine l'hébreu[4]. Il travaillait sur la traduction grecque du Pentateuque et des prophètes[5]. Ses étymologies hébraïques sont mauvaises ; mais, après tout, celles des docteurs palestiniens n'étaient pas meilleures. Ses Interpretationes vocum hebraicarum ont été le noyau de la collection qui, grossie ou corrigée par Origène, Eusèbe, saint Jérôme, a défrayé la misérable science hébraïque du moyen âge, jusqu'à la Renaissance[6].

La nature de Philon était aussi excellente que son éducation fut accomplie. C'était un bel esprit et un beau caractère, honnête homme, libéral, aimant ses compatriotes et le genre humain tout entier. Les subtilités de ses explications allégoriques lui étaient commandées par les exigences de son apologétique ; sans philologie, sans critique, il l'était assurément ; mais personne alors, dans le monde juif, n'en avait plus que lui, et nul, puisque Jésus ne parlait pas encore, n'avait plus de bonté, plus de chaleur d'âme, plus de cœur. Ce sont là de si bonnes choses qu'on oublie qu'elles sont obtenues par une exégèse détestable et des sophismes perpétuels.

Ce qui distingue essentiellement Philon de ses coreligionnaires , même de Josèphe, c'est que, cette culture grecque qu'il possède si bien, il l'aime et l'admire du fond du cœur. Rien chez lui de la jalousie qui caractérise le faux Aristobule, de la haine sombre qui remplit le cœur de Tatien. Saint Justin seul[7] atteint à cette haute sympathie. Philon aime surtout les philosophes et voit en eux la fleur du génie grec. Il a un vrai culte pour Platon ; il l'appelle très saint[8] ; la réunion des sages antiques lui apparaît comme un thiase sacré[9]. Il n'adhère absolument à aucune secte, il est éclectique à la manière de Cicéron, tour à tour platonicien, stoïcien, pythagoricien, ou croyant l'être. Il est en réalité hellénique, voyant la lumière dans ce grand soleil de la vérité que la Grèce avait créé et où toute raison a son foyer d'origine, son centre de retour.

Comment avec cela Philon reste-t-il Juif ? C'est ce qu'il serait assez difficile de dire, s'il n'était notoire que, dans ces questions de religion maternelle, le cœur a des sophismes touchants pour concilier des choses qui n'ont aucun rapport entre elles. Platon aime à éclairer ses philosophèmes par les mythes les plus gracieux du génie grec, Proclus et Malebranche se croient dans la religion de leurs pères, le premier en faisant des hymnes philosophiques à Vénus, le second en disant la messe. La contradiction, en pareille matière, est un acte de piété. Plutôt que de renoncer à des croyances chères, il n'y a pas de fausse identification, de biais complaisant qu'on n'admette. Moïse Maimonide, au mie siècle, pratiquera la même méthode, affirmant tour à tour la Thora et Aristote, la Thora entendue à la façon des talmudistes, et Aristote entendu à la façon matérialiste d'Ibn-Roschd. L'histoire de l'esprit humain est pleine de ces pieux contresens. Ce que faisait Philon il y a dix-neuf cents ans, c'est ce que font de nos jours tant d'esprits honnêtes, dominés par le parti pris de ne pas abdiquer les croyances qui se présentent à eux comme ayant un caractère ancestral. On risque les tours de prestidigitation les plus périlleux pour concilier la raison et la foi. Après avoir obstinément nié les résultats de la science, quand on est forcé par l'évidence, on fait volte-face et l'on dit avec désinvolture : Nous le savions avant vous.

Retrouver la philosophie grecque dans la Bible, prouver que les belles découvertes de la Grèce, le génie hébreu les avait faites mille ans auparavant, voilà l'effort désespéré de Philon. On peut aussi comparer sa tentative à celle des scolastiques du nue siècle, encadrant le dogme chrétien dans la logique aristotélique. Moïse a été non seulement le meilleur des législateurs, mais le premier des philosophes. A la fois Grec et Juif, Philon veut gagner les Juifs à l'hellénisme et les Grecs au judaïsme. Sa sincérité d'helléniste et sa vanité de Juif sont ainsi à leur aise. Il n'a pas à déprimer une partie de sa foi pour exalter l'autre. Comment réussit-il en cette tâche impossible ? Naturellement, par des subtilités, en se permettant tous les à peu près. Le système des sens cachés, de l'allégorie, qui est presque toujours la revanche de la conscience libre, opprimée par le texte révélé, est poussé au comble de l'arbitraire. La pensée vraie de l'auteur sacré est tenue pour chose indifférente. Le texte est une matière à divagations. Persuadé que le livre sacré contient la plus haute vérité, Philon, derrière le sens littéral (le côté sensible), voit toujours le sens spirituel (côté intelligible)[10]. L'autel et le tabernacle signifient les objets invisibles et intelligibles de la contemplation. L'Éden, c'est la sagesse de Dieu, les quatre fleuves sont les quatre vertus qui dérivent de cette sagesse. La pluie du ciel qui féconde la terre, c'est l'intelligence, qui, comme une source, arrose les sens, etc. Les esprits étaient si faussés que la signification propre paraissait mesquine, messéante, indigne de Dieu. On croyait servir Dieu en substituant aux choses tout ordinaires du texte des vérités transcendantes ou que l'on trouvait telles, des sens moraux, psychologiques, excellents sans doute, mais que l'auteur primitif n'avait pas eus en vue.

Si c'était là tout Philon, sa place serait dans l'histoire de la folie, non dans l'histoire de l'exégèse. Mais ce n'est pas tout, en vérité. Le cœur chez Philon valait mieux que l'esprit. L'amour du bien déborde en lui ; son judaïsme est ouvert, universaliste. Sa langue philosophique est abondante et sonore. Le premier, il a dit des mots admirables, à la fois grecs et juifs, exprimant de très belles choses, et qui sont restés dans la tradition religieuse de l'humanité.

Philon, en effet, nous donne le premier exemple de l'effort qui sera souvent tenté pour réduire le judaïsme à une sorte de religion naturelle ou de déisme, en atténuant le côté de la révélation et en présentant les prescriptions les plus particulières de la Thora comme de simples préceptes de raison naturelle ou d'hygiène bien entendue. Dans une telle manière de présenter les choses, on ne nie pas la révélation ; mais on la dissimule. Les apologistes chrétiens à la manière de Minucius Félix[11] pratiqueront la même méthode ; les apologistes de nos jours en abusent. On diminue la pilule pour la rendre plus avalable. Aucun esprit scientifique ne se laisse tromper à ces sophismes ; mais les thèses hybrides ont souvent quelque chose de séduisant pour les lettrés.

 

 

 



[1] Josèphe, Ant., XVIII, VI, 6 ; VIII, 1 ; XIX, V, 1.

[2] Ceci a été raconté dans les Apôtres, p. 194 et suiv.

[3] Philon écrivit encore après sa légation, De ratione anim., p. 172 (éd. Aucher).

[4] Gesenius, Gesch. der hebr. Spr., § 23, p. 80 et suiv.

[5] Voir, par exemple, De prœm. et pœnis, 16.

[6] Schürer, II, p. 865-866.

[7] Origines du christ., VI, p. 386 et suiv.

[8] Quod omnis probus liber, II, 447, Mangey.

[9] De prov., II, 48, p. 79, éd. Aucher ; Quod munis probus liber, II, 444, Mangey.

[10] Allég. de la Loi, Mangey, I, p. 43 et suiv.

[11] Origines du christ., VII, p. 107 et suiv.