HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE XII. — L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME CHEZ LES JUIFS.

 

 

L'auteur de la Sagesse, cependant, fut un personnage de premier ordre dans l'histoire religieuse. Il marqua un tournant du chemin, un brusque changement de direction. Le premier, dans la tradition juive, cet écrivain énonça nettement la doctrine de l'immortalité de l'âme. A côté de la résurrection, doctrine autrement logique, mais dont la violence effrayait les esprits qui avaient reçu la culture grecque, il y eut une doctrine plus mitigée, pour les esprits moyens[1]. Un Juif de cette école ressemblait beaucoup à un Grec élevé aux écoles philosophiques. La jonction des deux doctrines, au sein du christianisme, fut le plus grand embarras de la doctrine naissante[2]. Mais les enfants digèrent des pierres et assimilent les aliments les plus hétérogènes. L'immortalité de l'âme fut la doctrine fondamentale ; la résurrection et le jugement final devinrent un accessoire, sans grande signification, relégué à la fin des temps. L'enfer, en tout cas, était fondé, et c'est seulement grâce à l'enfer qu'on a pu tirer de l'humanité un certain degré de moralité. Ah ! pauvre bête !

L'absence totale de messianisme et d'apocalyptisme caractérise le livre de la Sagesse, comme toutes les œuvres alexandrines. L'agada palestinienne avait aussi peu pénétré en Égypte. La Sagesse ne la connaît pas, quoique les récits bibliques y soient déformés par des additions ou des déductions souvent bizarres[3]. A l'inverse des visionnaires palestiniens, le sage égyptien pense que Dieu est moins sévère pour Israël que pour les autres peuples, puisqu'il est son père[4]. Sa physique et sa physiologie sont fort au-dessus de celles des anciens écrivains hébreux[5]. A tous égards, ce judaïsme d'Égypte était supérieur à celui de Palestine. Il arrivait à une sorte de déisme analogue à celui de Cicéron et des éclectiques, où le surnaturel était réduit à son minimum, et où la Thora n'était plus que la loi naturelle pratiquée avec pureté de cœur.

La Sibylle d'Alexandrie continuait à vaticiner ; mais, renonçant à la politique, elle ne pensera plus désormais qu'aux choses morales, à la réforme de l'humanité, à la conversion des païens. Un beau déisme l'inspire. Ses exhortations sont tendres, un peu prolixes, parfois touchantes.

Hommes mortels, faits de chair[6], êtres de rien, pourquoi vous enorgueillir, sans faire attention au but de la vie ? Vous ne tremblez pas, vous ne craignez pas Dieu, qui vous regarde, le Très-Haut, qui connaît et voit tout, qui est présent partout, qui a créé et qui nourrit tous les êtres, qui a mis en eux son doux Esprit et a fait de cet Esprit le guide de tous les mortels.

Dieu est unique ; seul il règne ; il est très grand ; il n'a pas été engendré ; il est matira de toute chose. Invisible lui-même, seul il voit tout. Aucune chair mortelle ne peut le voir. Car quelle chair pourrait de ses yeux contempler le Dieu véritable, immortel, qui habite le ciel ? Les hommes, race engendrée et vouée à la mort, composés d'os, de veines et de chairs, ne peuvent pas même regarder en face les rayons du soleil !

Vénérez celui qui est le seul chef du monde, qui, seul, dans les siècles des siècles, n'est pas engendré, qui commande à l'univers, et à tous les mortels distribue l'intelligence dans la commune lumière ! Vous recevrez le juste châtiment de votre malice, vous qui, ayant négligé de glorifier le Dieu véritable, éternel, et de lui sacrifier de saintes hécatombes, avez offert des victimes aux démons qui sont dans l'hadès[7].

Vous marchez dans l'orgueil et la folie ; abandonnant le droit chemin, vous vous perdez à travers les épines et les rochers ; mortels, pourquoi vous égarer ? Arrêtez, insensés, qui tournoyez dans la nuit ténébreuse ; laissez l'ombre et recevez la lumière. Voilà qu'elle s'est manifestée à tous dans sa vérité. Venez I Ne poursuivez plus sans cesse l'ombre et les ténèbres. Voyez comme la douce lumière du soleil brille en haut. Placez la sagesse dans vos cœurs, et apprenez à la connaître.

Unique est Dieu. C'est lui qui envoie la pluie, les vents, les tremblements de terre, les éclairs, les famines, les pestes, les tristes soucis, les neiges et les glaces. Mais pourquoi dire chaque chose en détail ? Il régit le ciel, il gouverne la terre, IL EST...

Si tout ce qui naît est périssable, Dieu ne peut être sorti des organes de l'homme et de la femme. Non ! Dieu est seul, unique, supérieur à tout. Il a fait le ciel, le soleil, les astres, la lune, la terre féconde ; il a fait les vagues gonflées des mers, les monts élevés, les sources intarissables. Il a aussi engendré l'innombrable multitude des êtres aquatiques. Il nourrit les reptiles, qui se meuvent sur la terre, les oiseaux bigarrés, au chant harmonieux, qui fendent l'air de leurs ailes avec un bruit aigu. Il a mis dans les fourrés des montagnes la race farouche des bêtes sauvages. Il a établi chef de tous les animaux l'homme, d'origine divine ; il lui a soumis les êtres dans leur immense diversité, même ceux qui sont inconnus. Car quelle chair mortelle peut connaître toutes les créatures ? Seul il les connaît, Celui qui les a faites au commencement, le Créateur impérissable, éternel, habitant l'éther, versant sur les bons le flot surabondant de ses bienfaits, tandis qu'il départit aux méchants, dans son courroux, la guerre, la famine et les souffrances qui font répandre des larmes...

Hommes, pourquoi vous perdre dans votre orgueil ? Rougissez bien plutôt de faire des dieux avec des chats et des bêtes méchantes ! N'est-ce pas un fol aveuglement qui vous empêche de voir que vos dieux dérobent les plats et lèchent les marmites ? Au lieu d'habiter les splendeurs du ciel d'or, ils sont rongés des vers et entourés de toiles d'araignées[8]. Insensés, vous vous prosternez devant des serpents, des chiens, des chats ! Vous adorez des oiseaux, des bêtes qui rampent sur la terre, des figures de pierre, des images fabriquées de vos propres mains, et même des tas de pierre au bord des chemins. Vous adorez ces choses et beaucoup d'autres vanités, qu'il est honteux de nommer. Ces dieux font leurs victimes des mortels égarés ; de leur bouche découle un venin qui donne la mort. C'est devant Celui à qui appartiennent la vie et la splendeur de l'éternelle lumière, qui verse aux hommes une joie plus douce que le doux miel, c'est devant celui-là qu'il faut courber la tête pour s'ouvrir le chemin ou marchent les hommes pieux à travers les siècles. Mais vous l'avez abandonné ; vous ayez épuisé la coupe remplie de la justice céleste, coupe lourde, profonde, débordant d'un vin chaud et sans mélange ; vous êtes tous restés dans votre aveuglement. Et vous ne voulez pas secouer le sommeil de l'ivresse, revenir à un sentiment sage et reconnaître le Dieu-Roi, qui veille sur toute chose. C'est pourquoi un orage de feu ardent descendra sur vous ; vous serez sans cesse et pour l'éternité consumés par des flammes. Alors vous songerez avec honte à vos idoles menteuses et impuissantes. Mais ceux qui honorent le Dieu véritable, éternel, auront la vie en héritage ; durant l'éternité ils habiteront les vergers fleuris du Paradis et se nourriront du doux pain du ciel étoilé.

L'ancienne sibylle ne connaît, selon la vieille théorie hébraïque, que les récompenses terrestres et le jugement final. Maintenant elle a une eschatologie aussi développée que celle d'Hénoch. Le messianisme, il est vrai, se montre à peine dans ses élucubrations. Mais le paradis est arrivé à sa pleine maturité. Le lieu de délectation des justes sera un pardès, un parc délicieux, semé de fleurs[9]. C'est la sibylle encore qui, selon toutes les apparences, a la première employé ce mot charmant.

Le culte pur de la Divinité est, on le voit, la principale préoccupation du Juif alexandrin. Toutes les occasions lui étaient bonnes pour déclarer son mépris à l'égard des idoles et du polythéisme. Le traducteur du Baruch apocryphe, par exemple[10], crut bon de doubler l'ouvrage qu'il traduisait, pour en faire un manuel plus efficace à l'usage des Juifs de la diaspora[11]. La fausse lettre de Jérémie[12], à la suite du pseudo-Baruch, si un morceau assez spirituel contre l'odieux et ridicule des cultes païens.

 

 

 



[1] Josèphe, par exemple.

[2] Origines du christ., II, p. 97.98 ; t. VII, p. 505-506.

[3] X, 19 ; XVI, 17, 21, 22 ; XVIII, 24 ; XIX, 12.

[4] Ch. XII, 19 et suiv.

[5] Ch. XI, 20, 22. Les battements du cœur, II, 3 ; pluie, II, 4.

[6] L'âge de ce morceau, conservé par Théophile d'Antioche (fin du IIe siècle), donne lieu aux plus grands doutes. Il est sûrement d'une plume juive et a des rapports avec le poème juif de l'an 82 après J.-C. (comparez la fin des deux morceaux Carm. sib., proœm., v. 81-87, à IV, 160 et suiv.). L'eschatologie est trop avancée pour qu'on le rapporte au premier recueil sibyllin. En toute hypothèse, le morceau a servi de préface à un recueil (Théophile et Lactance), mais ce recueil peut avoir été fait vers le temps de Philon.

[7] Allusion aux fables développées dans le livre d'Hénoch.

[8] Allusion aux hypogées remplies de momies de chats.

[9] Comparez II Cor., XII, 4 ; Apoc., II, 7 ; Luc, XXIII, 43.

[10] Le pseudo-Baruch hébreu ne s'étendait que jusqu'au verset 8 du chapitre III inclusivement.

[11] Dans Baruch, V, l'usage du psautier de Salomon, XI, est tout fait sensible.

[12] Ce morceau a été écrit en grec.