HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE XI. — L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE. LE LIVRE DE LA SAGESSE.

 

 

Cette grande œuvre se fera par la Palestine, ou plutôt par la Galilée. L'Égypte, cependant, continuait d'y travailler avec persévérance. Sans s'apercevoir du changement complet qui s'était opéré, depuis la bataille d'Actium, dans l'état de ce pays, la colonie juive d'Alexandrie, riche et prospère, cherchait la vérité avec le calme que donne une situation bien assise. Qu'on est loin ici de la fièvre palestinienne ! La question politique n'existait pas. La race juive trouvait là ce qu'elle aime, les facilités pour se livrer aux affaires, à son étonnante activité morale et à ses goûts studieux.

Les deux formes sous lesquelles se produisit, depuis les Macchabées, le mouvement religieux d'Israël, le messianisme et le résurrectionisme, restèrent profondément inconnues aux Juifs d'Égypte. Autant et peut-être plus qu'en Palestine, le besoin de récompenses d'outre-tombe se faisait sentir en Égypte. Mais la connaissance qu'on y avait de la philosophie grecque fournissait pour cela des moyens plus subtils que ceux qu'offrait la psychologie sémitique. On croyait le corps et l'âme séparables ; pour faire durer l'homme après sa mort, on n'avait pas besoin de ressusciter le corps. Les croyances surie jour du jugement, la fin du monde, le Messie n'existaient pas non plus en Égypte. On imaginait des espèces de Champs-Élysées où les âmes justes jouissaient, sous l'œil de Dieu, de délices sans fin.

L'Égypte eut beaucoup moins que la Palestine la prétention d'augmenter le nombre des livres sacrés. Il n'y eut en ce genre qu'un seul exemple très caractérisé. Un Juif pieux et éclairé, sans doute d'Alexandrie, nourri des anciens écrits sapientiaux, entreprit d'enrichir la bibliothèque d'écrits de ce genre attribuée à Salomon, par un petit livre qu'il intitula Sophia Solomontos[1]. Il l'écrivit en grec, probablement la seule langue qu'il sût[2], et ne prit aucune précaution pour faire croire à un original hébreu . La langue est correcte, presque classique. En somme, c'est un assez bon livre, qui, ayant toujours fait partie du canon chrétien, a été fort lu et a pu compter entre ceux qui ont fait l'éducation de l'humanité.

Salomon est censé s'adresser aux rois, ses confrères, et à tous les dépositaires de l'autorité, pour leur enseigner le respect de la religion et l'excellence du peuple juif. La Bible n'est jamais citée directement ; mais il y est fait des allusions continues. L'auteur croit évidemment qu'il sera lu par les non Juifs et procède avec beaucoup de réserve. Sa philosophie est un assez beau rationalisme, un déisme assez analogue à celui que Cicéron, vers le même temps, tirait de la philosophie grecque. La raison divine, la Sagesse, pénètre tout, fait tout, meut tout, renouvelle tout, parcourt tout[3]. Cette Sagesse, source de tout bien, est une émanation divine[4]. La sagesse des sages n'est qu'un écoulement d'elle ; ayant assisté Dieu quand il créa le monde, elle en sait tous les secrets[5] ; toujours mêlée aux choses humaines, elle est le prophète permanent, l'inspirateur continu, qui de siècle en siècle suscite des prophètes, des sages[6] animés d'un même esprit[7]. Nous retrouverons la même pensée dans le livre des Jubilés ; cette pensée est à la base des systèmes judéo-chrétiens gnostiques, en particulier des écrits pseudo-clémentins[8]. Elle avait sa grandeur. L'idée d'un seul prophète, guidant l'humanité de siècle en siècle, depuis l'origine des choses, est fort analogue à celle où l'histoire comparée des religions arrive de notre temps. Le gnosticisme, adoptant cette idée, créera pour Jésus une place à part, que l'adoption du genre humain a ensuite sanctionnée.

La Sagesse comme l'entend notre auteur est évidemment plus que la métaphore inoffensive dont les Proverbes[9] et Sirach[10] aiment déjà à se servir. C'est bien une hypostase, une personne divine, un assesseur divin, un parèdre[11], une épouse[12], assistant Dieu dans ses œuvres difficiles, gouvernant le monde avec lui[13]. On créa ainsi un intermédiaire dans l'abîme que le monothéisme creusait entre Dieu et le monde. Le Fils et l'Esprit seront pour le christianisme, à partir d'une certaine époque, des hypostases autrement fécondes. Une seule fois, l'auteur de la Sagesse se sert du mot Logos[14] Verbe, Raison, dont Philon fera un usage bien plus étendu, et qui deviendra, pour certaines branches du christianisme, la base de la théologie. La Sophia est pour notre auteur ce que le Logos sera pour Philon et la théologie chrétienne. Dépourvu, faute de mythologie, de personnalités divines distinctes les unes des autres, le monothéisme n'avait, pour développer sa sécheresse, que ces métaphores personnifiées. Ce fut un des procédés les plus anciens de la théologie sémitique[15]. Seul, parmi les religions sémitiques, l'islam a poussé le puritanisme jusqu'à le blâmer en face et faire son schisme sur cette base.

Une pensée profonde et vraie domine tout cela : c'est l'impersonnalité de la raison. La Sagesse est une chose extérieure, qu'on reçoit ; on ne la crée pas ; elle est la même pour tous les hommes[16]. Elle émane de Dieu, qui la donne à qui il lui plaît[17] ; on l'a ou on ne l'a pas, sans que l'on y soit pour rien. Et, en réalité, on ne fait pas la vérité ; on la voit. Ce sage esprit a trop de bon sens pour ne pas convenir, d'un autre coté, que si la vérité se donne, on contribue aussi beaucoup à l'obtenir, par l'effort[18].

Quoique les Juifs lettrés d'Alexandrie eussent tous quelque notion de philosophie grecque, nous n'avons trouvé jusqu'ici, dans leurs écrits, rien qui signalât l'entrée de cette philosophie dans le champ de l'esprit hébreu. Cette entrée est maintenant claire, évidente, triomphante. Outre le mot logos, l'auteur de la Sagesse emploie les mots pronœa (Providence)[19], les noms des vertus cardinales à la façon stoïcienne[20], tous les mots par lesquels le stoïcisme montre l'âme du monde pénétrant l'univers[21]. La psychologie de l'auteur est platonicienne. L'âme est préexistante ; elle descend dans le corps comme dans une tente[22]. Le corps revient à la terre ; l'âme lui est redemandée comme une chose qui lui avait été prêtée[23]. La résurrection n'a pas de sens en une telle théorie. Si les Palestiniens avaient eu cette théorie, ils n'auraient pas été obligés, pour assurer la pérennité de l'homme, de recourir à ce moyen désespéré.

La grande préoccupation de l'auteur de la Sagesse est celle de l'Israélite de tous les temps : Où est la raison de pratiquer la vertu ? Nous avons vu les tergiversations sans nombre d'Israël autour de ce problème, et ces tergiversations sont sa gloire, la preuve de la supériorité qu'il eut longtemps sur les autres peuples. La continuation de la personne humaine après la mort est la vérité la plus nécessaire a priori, et a posteriori la fin de l'individualité à la mort est presque évidente. Ballotté entre ces deux certitudes, et doué du sentiment moral le plus intense qu'il y ait jamais eu, Israël, jusqu'aux Macchabées, n'eut à cet égard aucun repos. Les œuvres des anciens prophètes sont un hurlement perpétuel contre l'injustice de Iahvé, qui commande la vertu, lui promet toutes les récompenses et ne la récompense pas. Nous avons vu Daniel trouver la solution du problème par la résurrection. L'auteur de la Sagesse la fait résider dans la séparation substantielle de l'âme et du corps. Il n'a, sur ce point, absolument aucun doute.

Pour notre sage, le monde se partage en deux classes d'hommes, les matérialistes et les idéalistes. Le raisonnement des premiers est exposé d'une manière assez spécieuse.

Notre vie est courte et triste[24]. Il n'y a pas de remède contre la mort, et l'on n'a pas encore connu un homme qui en ait délivré un autre du scheol. Nous naissons par hasard, et après cela nous serons comme si nous n'avions jamais existé ; le souffle dans nos narines n'est qu'une vapeur, et la pensée une étincelle produite par le battement du cœur. Quand elle s'éteint, le corps devient poussière, et l'esprit se dégage comme l'air subtil. Même notre nom sera oublié avec le temps, et personne ne se souviendra de nos œuvres. Notre vie passe comme un nuage, elle s'évanouit comme un brouillard chassé par les rayons du soleil et précipité par sa chaleur. Notre vie est la fuite d'une ombre ; notre fin, une fois arrivée, ne se répète plus ; elle est scellée, nul ne revient. Donc, jouissons des biens réels ; hâtons-nous d'user de la création, tant que nous sommes jeunes ; saturons-nous de vin et de parfums ; cueillons vite la fleur du printemps ; couronnons-nous de roses avant qu'elles se fanent ; qu'il n'y ait pas de pré où ne passe notre luxure[25] ; que personne ne reste en dehors de la fête ; laissons partout des marques de notre plaisir ; car c'est là notre part et notre lot. Opprimons le juste qui est pauvre ; n'épargnons pas la veuve, ne respectons pas les cheveux blancs des vieillards. Que notre force soit la règle du droit ; ce qui est faible est argué d'inutilité. Dressons des embûches au juste ; car il nous est incommode ; il est contraire à notre manière d'agir, il nous reproche nos transgressions de la Loi ; il épilogue sur nos moindres peccadilles. Il prétend avoir la connaissance de Dieu, et se nomme l'enfant du Seigneur. Il devient pour nous et nos desseins un reproche permanent ; il nous est à charge par sa seule présence ; car sa vie ne ressemble pas à celle des autres ; ses voies sont à part. Nous sommes estimés par lui comme de la fausse monnaie, il se tient à distance de notre chemin, comme s'il y avait là de l'ordure. Heureuse, dit-il, la fin des justes ! Il se vante que Dieu est son père. Voyons si ses discours sont vrais ; examinons bien comment il finira. Car, si le juste est fils de Dieu, Dieu sans doute prendra sa défense et le délivrera des mains de ses adversaires. Éprouvons-le par l'outrage et les tourments, afin de savoir jusqu'où va sa douceur et de mettre sa patience à l'épreuve. Condamnons-le à une mort ignominieuse ; car si ce qu'il dit est vrai, il y aura bien quelqu'un pour s'occuper de lui.

Ces aveugles ne voient pas une vérité capitale ; c'est que l'homme est naturellement immortel. La mort est entrée dans le monde par la jalousie du diable ; mais Dieu sauve de la mort.

Les âmes des justes sont dans la main de Dieu[26], aucun tourment ne les atteint. Aux yeux des insensés, ils paraissent être morts ; leur départ est estimé comme un malheur et leur séparation d'avec nous comme une calamité ; mais ils sont dans la félicité. Aux yeux des hommes, ils ont été tourmentés ; mais leur espérance est pleine d'immortalité ; après avoir un peu souffert, ils seront comblés de bonheur. Car Dieu les a éprouvés et les a trouvés dignes de lui ; il les a épurés, comme l'or au fourneau, et il les a agréés en holocauste. Au jour de la revanche, ils brilleront, pareils à des étincelles d'un feu de paille ; ils jugeront les peuples et domineront sur les nations, et le Seigneur régnera sur eux à jamais.

Les impies, au contraire, seront punis[27]. L'auteur, quoique n'ayant aucun doute sur les châtiments d'outre-tombe, n'en parle qu'incidemment et avec discrétion. Il sort le moins possible du cercle des anciennes idées. Les impies sont ici-bas mésestimés ; leurs enfants, leurs familles tournent mal ; leurs femmes sont peu considérées. Ils ont quelquefois beaucoup d'enfants ; mais la vertu vaut mieux ; ces nombreux enfants mal élevés ne prospèrent pas. La longévité n'est pas toujours un bonheur, ni la mort prématurée une punition. Au fond, l'auteur tombe en plein dans le vulgaire sophisme de la piété, voulant justifier la Providence. Ce qu'il donne comme un bonheur pour le juste, il le présente comme un malheur pour l'impie, ce qui est grâce pour l'un est châtiment pour l'autre. Mais sa croyance à l'immortalité lui permet une assurance interdite à l'ancien Juif. Le juste meurt prématurément ; il est en repos. La vieillesse honorable ne se mesure pas au nombre des années. La vraie vieillesse, c'est la sagesse et une vie irréprochable. Tel homme accompli meurt à la fleur de l'âge. Eh bien, c'est que, parvenu jeune à la perfection il a fourni en peu de temps une longue carrière. Son âme a été agréable à Dieu, qui s'est hâté de la retirer du milieu des méchants[28]. Les païens voient cela sans le comprendre[29]. Mais, au jour du jugement, quelle interversion de rôle !

Voilà bien, se diront-ils, celui dont nous nous sommes moqués autrefois[30], et qui a été l'objet de nos railleries. Insensés que nous étions, nous estimions sa manière de vivre une folie ; nous tenions sa mort pour misérable. Comment son nom est-il dans le catalogue des enfants de Dieu et son lot parmi les saints ? Nous nous sommes donc égarés hors du chemin de la vérité ;... le soleil ne s'est pas levé pour nous ;... la voie du Seigneur, nous ne l'avons point connue. Que nous a profité notre orgueil ? Que nous a valu notre richesse et toute sa jactance ? Tout cela a disparu comme une ombre, comme un bruit passager, comme un navire qui traverse la mer agitée... et dont la carène ne laisse pas de trace dans les flots ; ou encore comme l'oiseau qui vole à travers les airs, et ne laisse point de vestige de son passage ;... on bien comme la flèche qui fend l'air ; l'air déchiré se rejoint aussitôt, de sorte qu'il est impossible de reconnaître par où elle a passé, — voilà comment, nous aussi, nous sommes nés et nous sommes morts, sans pouvoir montrer une trace de vertu ; nous avons été consumés dans notre méchanceté.

Oui, l'espérance de l'impie est pareille à la poussière emportée par le vent, à l'écume légère chassée par l'ouragan, à la fumée dissipée par la tempête, au souvenir du passant qui ne s'est arrêté qu'un seul jour à l'hôtellerie. Mais les justes vivent éternellement ; ils ont leur récompense dans le Seigneur, et le Très-Haut prend soin d'eux...

Il y a du talent et du charme, un vrai sentiment de l'ancienne poésie gnomique dans la confession philosophique de Salomon qui forme la seconde partie du livre[31]. Ses amours pour la Sagesse, son mariage avec elle, tous les biens qu'elle lui apporte en dot, sont, dans le goût de l'ancienne légende et continuent bien la reine de Saba. Peu de passages de la Bible ont été plus exploités que celui-ci par la piété chrétienne, par la prédication et la liturgie. Le Juif, au contraire, se montre trop dans l'espèce de philosophie de l'histoire du peuple d'Israël et dans la déclamation contre le polythéisme qui composent la troisième partie de l'ouvrage[32]. Ses jugements sur le paganisme et la philosophie, à laquelle il doit tant, sont d'une sévérité exagérée[33]. Ils ont servi à former ceux de saint Paul[34] et des plus anciens Pères de l'Église chrétienne. A la vue de l'œuvre, n'avoir pas proclamé l'ouvrier, soutenir que les mauvaises mœurs de l'antiquité vinrent de là ! Cela est facile à dire. Mais vraiment le déisme est-il donc si pur ? La haine du Sémite pour les images et les dieux faits de main d'homme[35], l'impossibilité de distinguer les nuances fines, le besoin de croire que les cultes païens recélaient des horreurs, des sacrifices sanglants, des mystères sombres[36], font de ces dix ou quinze pages un tableau tout à fait trompeur. Les religions de l'antiquité toutes expliquées par l'amour du gain, la bassesse envers les rois, de sottes illusions ; cela ne suffit pas vraiment. Le goût de l'art en religion est bien aussi quelque chose ; les races qui ne l'ont pas sont mal placées pour juger celles qui le possèdent.

 

 

 



[1] L'ouvrage fut en effet cru de Salomon. Premiers doutes dans le Canon de Muratori et dans Origène.

[2] La thèse de M. Margoliouth est complètement erronée.

[3] VII, 22-24, 27 ; VIII, 1, 5.

[4] VII, 25-26.

[5] IX, 9.

[6] VII, 27.

[7] Comparez Ecclésiaste, XII, 11.

[8] Voir Origines du christ., VII, 82 et suiv.

[9] Proverbes, ch. VIII, IX.

[10] T. IV, p. 282.

[11] IX, 4.

[12] VIII, 3-4. VII, 21.

[13] Idiotismes hébreux : Dieu a créé le monde כחכטה, avec sagesse, en sagesse, par sagesse.

[14] XVIII, 15-16. La personnification en cet endroit n'est pas très accusée.

[15] Voir mon Mém. sur Sanchoniaton, dans les Mém. de l'Acad. des Inscr. et B.-L., t. XXIII, 2e partie. La Sagesse est souvent, dans l'exégèse de notre auteur, l'équivalent exact de l'Ange de Iahvé dans une exégèse plus ancienne (X, 17, etc.), un intermédiaire entre Dieu et le monde.

[16] Ch. I.

[17] C'est bien l'intellect actif des philosophes arabes, opposé à la réceptivité de chaque sujet.

[18] VI, 13 et suiv.

[19] XIV, 3 ; XVII, 2. Notez aussi έξ άμόρφου αλης. XI, 17.

[20] Ch. VIII, 7. Cf. Zeller, Phil. der Griechen, III, 2, p. 271.

[21] VII, 22 et suiv. ; VIII, 1.

[22] Ch. VIII, 19, 20 ; IX, 15.

[23] Ch. XV, 8. Cf. Ecclésiaste, XII, 7.

[24] Ch. II, 1 et suiv.

[25] Ce vers assez libre a été supprimé dans le texte grec.

[26] Ch. III, 1 et suiv.

[27] Ch. III, 15 et suiv.

[28] Allusion à Hénoch.

[29] Ch. IV, 16 et suiv.

[30] Ch. V, 3 et suiv.

[31] Ch. VI-IX.

[32] Ch. X-XIX.

[33] Ch. XIII, 1-9.

[34] Romains, II.

[35] Ch. XII, 23 et suiv. ; XIV, 12 et suiv.

[36] Ch. XIV, 21 et suiv.