HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE X. — LES SCRIBES HILLEL ET SCHAMMAÏ.

 

 

L'époque d'Hérode est l'époque du plus grand abaissement de la littérature juive. La cause en était dans l'enseignement oral, qui empêchait d'écrire, au moins en style soutenu. L'ancien génie avait disparu ; il n'y avait plus de prophètes. On se bornait à imiter faiblement les œuvres classiques, à développer des légendes relatives aux patriarches, aux prophètes. Écrire de nouveaux livres était tenu pour frivole[1]. L'étude de la Loi passait pour la seule étude digne d'un Juif, et cet éternel commentaire de la Thora n'aboutissait pas à des livres. Tout se bornait à un enseignement oral, selon nous fastidieux. Le docteur n'écrivant pas, tenant école, disputant sans fin contre des docteurs rivaux, voilà la littérature du temps.

L'école était devenue un établissement privé, distinct de la synagogue. Chacun avait la sienne ; le maitre était assis ; les élèves étaient accroupis par terre aux pieds du maitre[2]. Sous les galeries du temple, qui ressemblait tant à une mosquée musulmane, il y avait de ces beth hammidrasch, où la dispute se continuait jour et nuit[3]. Le Talmud ne s'écrivait pas encore ; il se faisait. On retenait de mémoire les sentences et les solutions des docteurs célèbres ; déjà peut-être on en prenait note par écrit ; mais sûrement il n'en existait de rédaction suivie, ni par ordre de matières, ni selon l'ordre de la Thora, ni par nom d'auteur.

Si parfois ces gloses de docteurs s'écrivaient, elles s'écrivaient rapidement, dans une écriture cursive et négligée. A toutes les époques, les peuples sémitiques ont distingué les textes solennels, écrits en style bref, destinés à être lus, des notes sans style, destinées à l'usage privé, des simples commentaires[4]. Le commentaire, ou plutôt la mischna, contient des choses qui ne sont pas dans la mikra ; c'est la tradition, vérités non primitivement écrites, mais qu'on supposait s'être gardées par une transmission orale. La fausse critique du temps mettait la tradition sur le même pied que le texte sacré. On croyait être conservateur ; on était en réalité corrupteur du vieux texte. Une citerne étanche, qui ne perd pas une goutte[5], qui ne laisse rien échapper de la vieille doctrine, semblait la perfection. Ne rien changer était l'idéal qu'on poursuivait. On ne s'apercevait pas que de plus en plus on s'éloignait du vieil esprit et qu'on arrivait à comprendre de moins en moins les anciens textes. C'est exactement ce que fit la scolastique du moyen âge. Sous le nom de halaka il se constitua une vraie scolastique juive, qui peu à peu se substitua à la Bible et constitua ce livre funeste qu'on a appelé le Talmud.

La distinction de l'ordre religieux et de l'ordre civil n'existant en aucune façon chez les Juifs, le commentateur de la Loi était en même temps magistrat, juge, avocat, notaire, fonctionnaire de l'état civil, casuiste, légiste. Il était entouré du plus grand respect[6].

On l'appelait rabbi[7]. Tout cela le rendait un peu vaniteux[8]. Comme cela arrive dans toutes les professions où l'on ne laisse rien derrière soi, le docteur juif tenait à la réputation, voulait en jouir. Une erreur à laquelle les Juifs ont été sujets à toutes les époques, celle de croire aux enfants prodiges, existait déjà à cette époque[9]. Le désintéressement de ces vieux maîtres était parfait. La Loi s'enseignait gratis[10] ; le docteur demandait sagement à un métier manuel ses moyens d'existence. Pour nous, qui tenons les discussions abstraites pour oiseuses et la casuistique pour une maladie de l'âme, nous sommes de l'avis de Jésus. Toute cette ergoterie scolastique était mauvaise ; le Talmud a été un livre fâcheux, que le judaïsme devrait oublier. Mais, comme je l'ai dit souvent, quand une nation a fait la Bible, il faut lui pardonner d'avoir fait le Talmud.

L'absence de culture grecque était la principale cause de cette mauvaise discipline des esprits. La Grèce, depuis quatre ou cinq siècles, avait créé des mœurs intellectuelles, un mode d'exercice de l'esprit humain supérieur à ce qui avait existé auparavant, et qui a été le cadre, indéfiniment élargis-sable, de toute la civilisation ultérieure. Tous les peuples, Romains en tête, avaient reconnu cette supériorité et s'étaient mis à l'école de la Grèce. La Judée seule résistait. Claquemurée dans son hébreu, elle ignorait la belle forme, la bonne logique, toutes les applications de l'esprit humain dont la Grèce avait donné la règle et le modèle. De là une irréparable lacune. Hérode avait raison de préférer la culture grecque à toutes les cultures de l'Orient. Nicolas de Damas, malgré son peu de talent valait mieux que le premier des rabbins de son temps ; car il connaissait Aristote et la philosophie grecque ; il savait qu'il n'y avait pas de surnaturel ; il écrivait médiocrement, mais proprement, avec méthode comme un universitaire, sans ce laisser-aller déplorable qui fait ressembler les productions sémitiques de ce temps à un bavardage sans fin.

Un livre singulier, le Pirké aboth, qui est entré dans la compilation de la Mischna, nous a conservé les noms des plus célèbres docteurs de l'époque asmonéenne et hérodienne, avec leurs sentences les plus caractéristiques. Elles respirent le goût de l'étude[11], l'amour d'une vie retirée, l'antipathie contre le monde officiel et les relations mondaines. On sent des docteurs ombratiques, préoccupés uniquement de l'école, fuyant le grand jour, ne s'occupant pas de politique, ne faisant partie ni du sanhédrin ni des grands conseils. Ce sont des jurisconsultes, non des magistrats. Ils se défient des femmes et les évitent[12]. Schemaïah et Abtalion sont probablement Saméas et Pollion de Josèphe. Schemaïah disait : Aime le travail, hais le pouvoir, et n'aie pas de rapports avec les grands. Abtalion disait : Ô sages, soyez circonspects dans votre enseignement ; prenez garde à la source où vous buvez, et que le nom de Dieu, grâce à vous, soit sanctifié.

Hillel et Schammaï succédèrent à Schemaïah et Abtalion. Tout ce qui nous reste de la voix de Hillel nous la fait fort aimer. Sois un vrai disciple d'Aaron, qui aimait la paix, qui rechercha la paix ; aime les hommes et attire-les vers la Loi[13]. Ses maximes, en général, penchaient vers la douceur, et la légende, qui aime les contrastes et toujours assujettit les faits aux besoins de l'idée générale, arrangea les choses en ce sens[14]. Les docteurs qui inclinaient du côté de l'interprétation large des préceptes furent les fils de Hillel ; ceux qui inclinaient du côté de l'interprétation sévère furent les fils de Schammaï[15]. Nous sommes des fils de Hillel, s'il est vrai que ce fut ce docteur, qui prononça la maxime suivante, censée adressée à un païen qui demandait un résumé de la Loi : Ce que tu n'aimes pas pour toi, ne le fais pas à ton prochain. C'est là la Loi tout entière ; le reste n'en est que le commentaire. Va maintenant et instruis-toi[16].

Hillel venait, ce semble, de Babylone et réagit sagement contre les accaparements du sacerdoce de Jérusalem[17]. Il abandonnait aux laïques beaucoup de choses que la pratique hiérosolymitaine réservait aux prêtres. Il attribua aussi à la scolastique une importance qu'elle n'avait pas eue jusque-là, et inventa, dit-on, des règles d'argumentation[18], qui sûrement ne valaient pas celles d'Aristote[19]. Mais si cette méthode nouvelle put contribuer à soulager le fardeau de la Loi, que Jésus saura soulever d'une main autrement vigoureuse, que le nom de Hillel soit béni ! Plusieurs prescriptions de la Loi furent tournées par lui d'une façon qui en diminuait les inconvénients. Le prosbol, acte par lequel on diminuait l'atteinte grave portée par l'année sabbatique au crédit, fut de l'invention de Hillel[20].

On a quelquefois comparé Hillel à Jésus. Tous deux paraissent avoir eu en commun un sentiment de douceur et d'amour du peuple. Mais l'Évangile ne pouvait sortir de la halaka. L'Évangile, avec son charme infini, est le chef-d'œuvre de l'agada. Agada delectat. La halaka restera toujours quelque chose de fade et de froid. De ces insipides discussions, fruits de scrupules puérils ou de rivalités de sacristie, ne pouvait sortir l'éveil du sentiment moral dans l'humanité.

Schammaï est la personnification du rigoriste étroit qui ne donnait pour but à la vie que l'exécution matérielle de la Loi. Il fut en tout, dit-on, le contraire de Hillel. Hillel admettait tout le monde à son école ; Schammaï voulait un choix préalable des plus sévères[21]. Hillel était favorable aux prosélytes et poussait à la propagande. Schammaï n'avait pour les prosélytes que du dédain, et voulait qu'on se défiât éternellement d'eux[22]. Le jour du Kippour il faisait jeûner son petit-fils, enfant nouveau-né, au risque de le faire mourir de faim[23]. Sa belle-fille étant accouchée d'un enfant mâle le jour de la fête des Tabernacles, il fit enlever le plafond de la chambre pour la transformer en tente, afin que l'enfant pût observer, dès son premier jour, les prescriptions de la fête[24]. Le sabbat l'occupait toute la semaine. Dès le mercredi, il interdisait de porter une lettre, parce que cette lettre pourrait ne pas être arrivée à destination le samedi[25]. Nous ne connaissons guère de lui qu'une bonne maxime : Reçois tout le monde avec aménité[26]. S'il était sûr que Schammaï a réellement pratiqué ce précepte, nous lui pardonnerions de s'être donné tant de peine pour rechercher quelles sont les conditions où il est permis de manger un œuf pondu le jour du sabbat. Le scrupule religieux est la rouille de la religion ; il n'en est jamais rien sorti. L'idée d'une sorte de compte ouvert entre Dieu et l'homme, d'un registre en partie double de préceptes et de péchés, d'expiations, de châtiments rachetables, est la plus fausse qui se puisse imaginer. La Loi y donnait ouverture par ses sacrifices pour le péché ; la casuistique des rabbins y versa de la manière la plus fâcheuse ; ç'a été la plaie du judaïsme qui a survécu aux crises du Ier siècle et est venu jusqu'à nous.

Gamaliel fut un docteur à peu près du même temps, qui jouit de la plus haute autorité. Il fut le maître de saint Paul[27] et se montra bienveillant pour le christianisme naissant[28], si bien que la tradition chrétienne voulut qu'il se fût fait chrétien[29]. C'est là une erreur assurément. Gamaliel conserva dans la synagogue un renom de premier ordre[30]. Mais il fut moins intolérant que les autres membres du sanhédrin pour la secte nouvelle ; on y garda bonne note de lui.

On voit combien toute cette direction de casuistique scolastique était inféconde. C'était la conséquence du plus grand malheur qui pût arriver à la Thora, celui d'être appliquée, ce qui eut lieu à peu près depuis la révolte asmonéenne jusqu'à la destruction de Jérusalem en 70. Cette loi méritait-elle qu'on dépensât pour elle tant de fanatisme ? Non vraiment. Excellente par son côté moral, elle était défectueuse comme code civil et mauvaise par son côté rituel. Voilà pourquoi la diaspora valait mieux que la Judée ; Jérusalem, origine du judaïsme, était le mal du judaïsme. Heureusement, il y avait encore des rêveurs vivant plus dans les espérances des prophètes que dans les réalités de la Thora. La suppression de T'existence temporelle d'Israël, en le délivrant de sa fausse idée, une loi religieuse applicable dans un État, le rendra à sa vraie vocation, l'amélioration religieuse et morale du genre humain.

 

 

 



[1] Ecclésiaste, XII.

[2] Actes, XXII, 3 (cf. Luc, II, 46) ; Pirké aboth, I, 4 (Josében-Joézer).

[3] Matthieu, XXI, 23 ; XXVI, 65 ; Marc, XIV, 49 ; Luc, II, 46 ; XX, 1 ; XXI, 37 ; Jean, XVIII, 20. Selon une tradition, l'habitude de se tenir debout aurait été plus ancienne. Talmud de Babylone, Megilla, 21 a.

[4] Si la mischna ou sunna renferme des phrases en style cordé, analogues aux textes solennels, ce sont là des sentences mnémoniques, qui sont à leur manière des mikra.

[5] Pirké aboth, II, 8.

[6] Pirké aboth, IV, 12.

[7] Voir Schürer, II, 257.

[8] Matthieu, XXIII, 6, 7 ; Marc, XII, 38, 39 ; Luc, XII, 43 ; XX, 46.

[9] Luc, II, 42 et suiv. Comparez les innombrables anecdotes sur l'enfance des docteurs juifs célèbres.

[10] Pirké aboth, I, 13 ; II, 2, 5 ; IV, 5, 6, 10. Cf. Matthieu, X, 8. Légende de Hillel.

[11] Sentences de José-ben-Joézer, de Josaé-ben-Perachiah, de Hillel, de Schammaï, des Gamaliel.

[12] Sentences de José-ben-Jochanan.

[13] Pirké aboth, n° 12, 13, 14.

[14] Pour la légende de Hillel, voir Ewald, Iahrb., X (1859-1860), p. 69 et suiv. ; Delitzsch, Jesus und Hillel (1866).

[15] Voir Schürer, II, p. 297-298, note, relevé des oppositions entre les deux dans la Mischna.

[16] Talmud de Babylone, Schabbath, 31 a. Comparez Matthieu, XXII, 36 et suiv.

[17] Derenbourg, p. 183 et suiv. Voir surtout Talmud de Jérusalem, Pesahim, VI, 1.

[18] Derenbourg, p. 178, 187 et suiv.

[19] Voir ces règles dans Schürer, II, p. 275-276. Plus tard, augmentées par R. Ismaël, elles acquirent une telle importance qu'on leur donna place dans chaque siddour ou livre de prières.

[20] Mischna, Gittin, V, 5. Cf. Schürer, p. 299. Comparez une autre subtilité juridique de Hillel pour tourner Lévitique, XXV, 2930, Derenbourg, p. 189, note 1.

[21] Aboth de rabbi Nathan, c. II fin.

[22] Talmud de Babylone, Schabbath, 31 a.

[23] Tosifta, Ioma, ch. IV.

[24] Mischna, Succa, II, 8 ou 9.

[25] Talmud de Babylone, Betza, 16 a. Talmud de Jérusalem, Schabbath, I, 8-12, etc. Derenbourg, p. 190-191.

[26] Pirké aboth, I, 13.

[27] Actes, XXII, 3.

[28] Actes, V, 34-39.

[29] Pseudo-Clément, Recogn., I, 65 et suiv. ; Lucien, prêtre de Jérusalem, dans Baronius, ad ann., 415 ; Gennadius, Vitæ, 46, 47 ; Eustratius, ch. 23 ; Photius, Bibl., cod. 171. Thilo, Cod. apocr., p. 501.

[30] Mischna, Sota, IX, 15.