HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE IV. — PROPAGANDE JUIVE.

 

 

Presque tout Juif ainsi dispersé était propagandiste[1]. Les défauts sensibles du culte païen l'irritaient ; il ne dissimulait pas le sentiment qu'il avait de sa supériorité religieuse, et il cherchait à gagner à son culte toutes les personnes qu'il croyait pouvoir entraîner. Ainsi, tout en soignant fort bien ses affaires, le Juif expatrié devenait un commis voyageur du monothéisme et du dernier jugement. Le monde se couvrit d'apôtres ambulants, chez lesquels l'intérêt professionnel ne nuisait en rien à l'ardeur du prosélytisme et au besoin de convertir.

Cette propagande avait sur les auditeurs des effets complètement opposés. Chez la plupart, elle produisait un vif sentiment de répulsion. Les préjugés les plus faux, les histoires les plus ridicules étaient répandus dans le public et faisaient l'opinion courante sur les Juifs[2]. Ils adoraient tantôt Bacchus, tantôt une tête d'âne ; ils avaient des rites secrets, où chaque année ils sacrifiaient un Grec[3]. Les esprits les plus cultivés étaient nourris de ces ineptes racontars. Que les grossiers partisans d'une superstition étrangère[4] s'avisassent de chercher à convertir les races les plus civilisées, c'était trop fort vraiment ; les gens d'esprit ne répondaient à une telle prétention que par une sorte de ricanement[5]. Mais les hommes bien informés voyaient les choses d'un tout autre œil. Strabon, qui reçut ses renseignements sur le judaïsme d'un Juif libéral, opposé aux prêtres[6], est très juste pour cette étonnante religion. Une révolution profonde se faisait dans les sentiments religieux du monde antique. Le paganisme gréco-latin devenait insipide. On cherchait de toutes parts un aliment au besoin de croire et d'aimer que la vieille mythologie ne satisfaisait plus.

C'est vers les cultes orientaux que se tournaient les âmes tourmentées du mal religieux, les femmes surtout[7]. L'entraînement de ce côté était quelque chose de surprenant. Ces cultes d'Isis, de Sérapis, de Mithra avaient quelque chose de plus tendre, de plus dévot que les cultes grecs et latins, si grossiers, si arides. Ils faisaient la cohésion entre leurs prosélytes ; ils servaient tout de suite de base à des collèges, à des éranes. Malgré les apparences, ils se rapprochaient plus du monothéisme que les religions aryennes. Chacun de ces dieux était le plus grand, le seul dieu pour ses adorateurs.

Entre toutes ces religions orientales, la religion juive apparaissait avec une immense supériorité. Le culte qui, à cette époque, exerçait sur les âmes une attraction si extraordinaire n'était pas, hâtons-nous de le dire, le pharisaïsme correct qui réduisait la religion à une casuistique mesquine et n'empêchait aucun scandale, aucun mal social. A côté de ce judaïsme, orthodoxe si l'on veut, mais étroit et sans avenir, il y avait un judaïsme ouvert, moins cadré, moins absorbé par les pratiques, moins fait pour plaire aux docteurs, mais bien plus communicatif, plus accessible. De là viendra le christianisme. Ce que voyait le Grec, l'Italiote, l'Asiate, c'étaient les pratiques juives, ce sabbat si inspirateur de la piété, ces précautions sur la nourriture, qui, admises avec modération, inspiraient une sorte de respect de la vie matérielle et élevaient la propreté à la hauteur de la morale ; c'étaient ces fêtes pleines de joie et de contentement intérieur, ces mœurs disciplinées, ce repos en une conscience de l'univers, base presque indispensable de la moralité, ces récompenses futures promises à l'homme de bien. L'homme, la femme surtout, voulaient espérer. Le judaïsme ouvrait une large porte à l'espérance. On s'y rua. Il se forma une masse énorme d'amis du judaïsme, menant la vie juive[8] sans être Juifs de naissance, sans même se faire précisément Juifs, c'est-à-dire sans la circoncision[9]. Nous ne devons pas dépasser ici l'ordre des temps. Disons cependant que le grand éclat de saint Paul, au milieu du Ier siècle de notre ère, fut préparé avant notre ère. On arrivait, surtout dans la diaspora, à l'idée que la descendance d'Abraham est chose secondaire, qu'une seule chose est nécessaire, c'est d'adorer l'Éternel d'une manière pure et d'observer les préceptes de la religion naturelle, ce qu'on appelait les préceptes de Noé.

Ainsi se forma, autour de chaque juiverie, une petite famille d'adhérents, non circoncis, fréquentant la synagogue, observant les lois des aliments, surtout l'abstention du porc, pratiquant la morale juive et admettant les croyances fondamentales du judaïsme du temps, l'unité de Dieu et le futur jugement, envoyant de l'argent à Jérusalem[10], rêvant d'y aller[11]. C'était ce qu'on appelait les craignants Dieu ou simplement les craignants[12].

Le poème sibyllin de l'an 80 n'exige que le culte du vrai Dieu, la foi au jugement futur, un bain de purification, non la circoncision[13]. Saint Paul trouva partout de ces prosélytes, menant la vie juive à côté de la synagogue, plus pieux que les Juifs eux-mêmes[14]. Il résulta de là une pénétration inouïe des usages juifs dans la vie des grandes villes[15]. L'observance du sabbat, des jours de jeûne se remarquait à une sorte de ralentissement de la vie[16], aux petites illuminations qui avaient lieu la veille au soir. Les femmes principalement étaient très attirées par ces singularités exotiques[17]. Saint Paul nous apparaît toujours entouré de femmes, pour lesquelles cependant il est bien sévère.

A l'époque où nous sommes, les classes aristocratiques des pays grecs et latins se montrent encore très rebelles au charme juif ; mais, en Orient, des princes, à l'exemple des Hérodes, se faisaient juifs, pour pouvoir contracter des mariages dans la famille hérodienne. C'est ainsi que les petites dynasties de Chalcis, de Commagène, d'Émèse, de Cilicie devinrent juives pour la forme[18]. Bien plus sincère fut la conversion de la maison d'Adiabène, amenée par un marchand juif, nommé Hananiah. Cette conversion fut un des faits les plus considérables de l'histoire du judaïsme au Ier siècle[19].

 

 

 



[1] C'est la pensée vaguement exprimée dans Matthieu, XXIII, 15.

[2] Tacite, Hist., V, 2-5 ; Plutarque, Sympos., IV, 5. Cf. Origines du christ., V, 391-392.

[3] Josèphe, Contre Apion, II, 8, 10 ; Damocrite, dans Fragm. hist. gr., IV, 377.

[4] Barbara superstitio. Cicéron, Pro Flacco, 28.

[5] Horace, Sat., I, IV, 142-143 ; IX, 68-72. Voir Origines du christ., index, art. Horace, etc. Schürer, II, 548 et suiv. On omet ici les développements qui ont été donnés dans l'Histoire des origines du christianisme.

[6] Strabon, XVI, II, 35, 37.

[7] Origines du christ., II, 346 et suiv. ; VII, 570 et suiv., 581 ; Origines du christ., index aux mots Isis, Mithra, etc. Ajoutez Corpus inscr. attic., II, 1, n° 168, 617 ; Foucart, Des assoc. rel. chez les Grecs, ch. 9, 10, 11 ; Schürer, II, p. 554-557, etc.

[8] Judaicam vivere vitam... ; Improfessi... Origines du christ., v, 231, note 5, 236-239.

[9] Exemple d'Ananie dans la conversion d'Izate. Origines du christ., II, 256.

[10] Josèphe, Ant., XIV, VII, 2.

[11] Collecte de saint Paul.

[12] Actes, XIII, 16, 26, 43 ; XVII, 4, 17. Aur. Soteriæ, matri pientissimæ, religioni judaicæ metuenti. Corp. inscr. lat., t. V, 1, n° 88. Voir Origines du christ., t. V, p. 236-237, note. Voir aussi Vie de Jésus, p. 239.

[13] Origines du christ., V, 163 et suiv.

[14] Voir surtout l'épisode de Philippes. Saint Paul, ch. VI. Le livre des Actes, écrit par un craignant Dieu, est plein d'un sentiment vif de la piété du prosélyte.

[15] Josèphe, Contre Apion, II, 10, 39 ; Perse, Sat. V, 179-184. Sénèque, Epist. XCV, 47 ; et dans saint Augustin, De civ. Dei, VI, 11 (victi victoribus legem dederunt) ; Tertullien, Ad nat., I, 13.

[16] Comparez Salonique le samedi, et ce qui a lieu à Paris, dans le quartier du Temple, le jour du grand Pardon.

[17] Voir histoire de Fulvia. Josèphe, Ant., XVIII, III, 5.

[18] Josèphe, Ant., XVIII, IV, 5 ; fait de Syllæus, XVI, VII, 6 ; XX, VII, 1, 3.

[19] Origines du christ., II, 256 et suiv. Voir l'index.