HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE IX. — AUTONOMIE JUIVE

CHAPITRE XIII. — LE RÈGNE DES PHARISIENS. ALEXANDRA.

 

 

Les dernières années d'Alexandre Jannée furent tristes et découragées. La nation irritée lui faisait tous les affronts qui ne risquaient pas d'être réprimés sur-le-champ. Il n'avait que quarante-cinq ans, mais il s'épuisait. Pour s'étourdir, il se laissait aller à l'ivrognerie, et il contracta de ce vice une fièvre quarte, qui le mina en trois ans. Les plus sombres préoccupations l'assiégeaient. Il voyait ses fils tués ou expulsés par le parti puissant qu'il avait irrité, et qui était en quelque sorte la nation[1]. La reine Salomé-Alexandra était une personne d'une piété rigide et sympathique aux pharisiens. Elle avait blâmé les mesures rigoureuses prises par son mari contre ce parti. Jannée pensa qu'elle pourrait sauver une situation désespérée ; il lui destina le pouvoir après sa mort ; Hyrcan, l'aîné de ses fils, aurait le pontificat. De la sorte, la difficulté qui déchirait Israël depuis cinquante ans serait résolue ; la royauté et le pontificat seraient séparés.

Alexandra était bien la femme qu'il fallait pour un tel rôle. Après la mort d'Aristobule Ier, elle avait disposé de la royauté. Le désir du pouvoir était chez elle une frénésie[2]. Elle méprisait les hommes et croyait que, dans les questions dynastiques, les femmes font moins de fautes. Pour réussir, elle ne tenait compte ni du juste, ni de l'honnête. Sa piété paraît avoir été une orthodoxie extérieure, n'impliquant ni la délicatesse de l'âme ni la pureté du cœur.

L'affaiblissement de Jannée ne l'empêchait pas de vaquer à ses devoirs militaires. A quarante-neuf ans, il alla mettre le siège devant Ragaba, au delà du Jourdain, du côté de Gérase. Ses accès de fièvre redoublèrent. On prétend qu'à son lit de mort il aurait conseillé à Salomé-Alexandra, comme le seul moyen de sauver la dynastie, de se jeter entre les bras du parti qu'il avait mortellement offensé[3]. Il est possible assurément qu'il ait dit cela ; mais il faut se souvenir que tous ces récits nous sont arrivés après avoir passé par la haine pharisaïque[4]. Les partis cléricaux veulent toujours que leurs ennemis soient venus à résipiscence au lit de mort. Ils voient dans ces retours tardifs la preuve de leur prétention fondamentale, c'est qu'on ne s'écarte d'eux que par égarement.

Alexandra prit en effet le pouvoir après la mort de son mari[5], et il se fit alors un singulier revirement. Contents de disposer de l'autorité et d'être maîtres de l'esprit de la reine, les pharisiens s'exprimèrent tout autrement qu'ils ne l'avaient fait jusque-là sur le compte de son mari. C'était après tout un grand souverain et qui avait été juste pour eux. Ils entraînèrent le peuple à ce sentiment. On fit à Jannée des funérailles magnifiques. On eût dit qu'il n'y avait pas eu de prince plus glorieux en Israël.

Alexandra régna neuf ans, en pleine paix. Hyrcan, l'aîné des fils de Jannée, nature molle et peu intelligente, fut fait grand-prêtre. Son frère Aristobule, bien plus actif et plus capable, fut tenu à l'écart. Les embarras sans cesse renaissants que causait la confusion des deux pouvoirs disparurent pour quelques années. Les pharisiens se montrèrent à peu près contents ; ils avaient tout. Les sadducéens ne murmurèrent pas trop ; ils étaient riches.

Le règne d'Alexandra (78-69) fut le règne des pharisiens[6]. Ils eurent le pouvoir entre les mains et firent triompher leurs idées avec leur intolérance ordinaire. Ils rappelèrent les exilés de leur parti, ouvrirent les prisons, sans demander de permission à personne. La reine était très populaire ; on lui savait gré de la sévérité avec laquelle elle traitait les méfaits de son mari et déclarait vouloir adopter une tout autre conduite. Elle engageait le peuple à suivre les règles pharisiennes ; elle retira les ordonnances de Jean Hyrcan contraires aux prétendues traditions des pharisiens[7]. Deux docteurs célèbres selon le Talmud, Siméon ben Schatah et Juda ben Tobaï, auraient été les principaux agents de cette réorganisation[8].

Les pharisiens naturellement abusèrent du pouvoir qui leur était livré. Ils ne laissaient pas un moment de repos à la reine. Ils lui demandaient surtout le supplice de ceux qui avaient soutenu Jannée contre les pharisiens rebelles et l'avaient poussé à des actes d'extrême rigueur. Un certain Diogène, sans doute un chef de mercenaires, fut livré à leur vengeance, puis d'autres. La terreur se répandit parmi les officiers de l'armée. Un démon, selon eux, exerçait une némésis contre la maison d'Alexandre Jannée ; elle allait à la folie, tuant ceux-mêmes qui avaient fait sa force au péril de leur vie. Aristobule se mit à la tête des mécontents. Son langage était violent ; il déclarait que s'il en avait la force il ne permettrait pas à sa mère de continuer une telle politique. Les officiers vinrent un jour au palais avec Aristobule et se plaignirent vivement d'être abandonnés à la merci de gens qui prétendaient les égorger comme des moutons à la boucherie. Si cela devait durer, ils préféraient être licenciés. Les ennemis qu'ils avaient combattus avec Jannée, surtout Hareth, savaient ce qu'ils valaient, et seraient heureux de les prendre à leur service. Ce qu'ils voulaient, au moins, c'était d'être répartis dans les garnisons de province, où ils auraient plus de repos. Aristobule appuyait ces réclamations de grosses injures contre sa mère et des reproches aux officiers : C'est votre faute ! disait-il ; pourquoi avez-vous confié la royauté à une femme ambitieuse, comme si son mari n'avait pas d'enfants !

Alexandra, pressée par la nécessité, céda aux réclamations des officiers. On les envoya dans les postes fortifiés de province, en réservant toutefois aux troupes particulièrement dévouées à la reine les trois châteaux d'Hyrcania, d'Alexandrium et de Machéro, où étaient les trésors de la couronne. Pour occuper Aristobule, la reine lui donna le commandement d'une armée contre Ptolémée fils de Mennée[9] qui serrait de près la ville de Damas. Cette expédition n'eut pas de sérieux résultats.

Quoique surtout occupée des questions religieuses, Alexandra ne négligeait pas les soucis profanes du gouvernement. Elle entretenait bien ses corps de mercenaires, les augmentait même. Les tyrans voisins de la Judée, entre autres Ptolémée fils de Mennée, furent forcés de rester en paix et de livrer des otages. Tigrane, roi d'Arménie, ayant, vers ce temps, envahi la Syrie, causa une grande terreur. Il assiégeait la ville d'Acre et touchait par conséquent aux frontières du nord. Alexandra lui fit parvenir des cadeaux considérables. L'entrée de Lucullus en Arménie obligea bientôt Tigrane de lâcher la Syrie et de retourner en ses États.

Alexandra, cependant, avançait en âge, et la situation d'Aristobule devenait intolérable. Il voyait, après la mort de sa mère, les pharisiens absolument maîtres de l'État, Hyrcan, son frère, si faible d'esprit, arrivant à la royauté et maintenant le pouvoir à une clique abhorrée. Il résolut de faire un coup d'État, n'en confiant le secret qu'à sa femme. Il la laissa à Jérusalem avec ses enfants, et fit, accompagné d'un seul valet, le tour des forteresses où étaient comme internés les officiers de son père, tous ses amis. Il commença par Agaba, où il réussit pleinement auprès de l'officier, nommé Galæste ; il en fut de même des autres postes ; tous adhérèrent à la révolte. Alexandra, informée du départ de son fils, eut tout de suite des soupçons, qu'elle essaya d'écarter. Mais la chose fut bientôt évidente ; Aristobule conspirait. La coterie pharisienne, voyant le danger, conseilla à la reine de prendre comme otages la femme et les enfants d'Aristobule et de les faire enfermer dans la tour Buis, qui dominait le temple. Le parti d'Aristobule, cependant, grossissait ; il marchait déjà entouré d'une cohorte comme un roi. En quinze jours, il visita vingt-deux postes, se créa des ressources d'argent, leva une armée de mercenaires dans le Liban, la Trachonitide, et dans les petits États qui entouraient la Judée vers le nord. Les anciens du peuple et Hyrcan pressaient la reine de faire quelque chose. Mais la vieille ambitieuse était frappée à mort. Agissez, disait-elle, vous avez des ressources ; la nation est pour vous ; allez. On ne put tirer rien de plus d'elle. Ses forces étaient épuisées ; elle expira dans la première moitié de l'an 69.

Elle avait réussi pendant neuf ans ; c'est beaucoup ; mais elle perdit au fond la maison asmonéenne. Ne voyant que la difficulté du jour, elle sacrifiait l'avenir au présent. En se faisant l'amie de ceux qui ne voulaient que la ruine de sa maison, elle enleva à la dynastie ses vrais appuis, le parti militaire, ces officiers qui avaient fait la grandeur du règne de Jannée. On gagne peu à se faire l'ami de ses ennemis. Les gens sages la tinrent pour responsable des troubles qui suivirent sa mort et amenèrent la fin de la dynastie. Les pharisiens la comblèrent d'éloges et regardèrent son règne comme un âge d'or[10]. Les juges indulgents ne lui accordèrent qu'un bon point : En ses jours, elle conserva la paie[11].

 

 

 



[1] Josèphe, Ant., XIII, XV, 5 ; XVI, 5 ; XIV, III, 2.

[2] Josèphe, Ant., XIII, XVI, 3, 6.

[3] Josèphe, Ant., XIII, XV, 5. Cf. Talmud de Babylone, Sota, 22 b.

[4] Selon une tradition, on aurait établi une fête de réjouissance à l'occasion de sa mort. Derenbourg, p. 101.

[5] Les recommandations de Jannée relativement à ses funérailles (Josèphe, Ant., XIII, XV, 5) ressemblent aux historiettes puérilement matérialistes et niaisement détaillées du Talmud. On sent dans cette page de Josèphe l'orgueil des pharisiens, qui veulent avoir eu leur ennemi sous leurs pieds et qu'il n'ait eu la sépulture que par leur générosité. Les partis cléricaux sont orgueilleux ; il ne leur suffit pas de vaincre ; ils veulent triompher.

[6] Josèphe, XIII, XVI, 2.

[7] Megillath Taanith, d'après Derenbourg, p. 102-103.

[8] Derenbourg, p. 184 et suiv. La tradition selon laquelle Siméon ben-Schatah aurait été frère de la reine Salomé-Alexandra ne saurait être prise au sérieux.

[9] Voir mon Mémoire sur la dynastie des Lysanias d'Abilene, extr. des Mém. de l'Ac. des Inscr. et B. L., t. XXVI, 2e partie, p. 3.

[10] Megillath Taanith, 23 a (Derenbourg, p. 111).

[11] Josèphe, Ant., XIII, XVI, 6. Josèphe, pour toute cette partie, suit une source excellente.