HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE IX. — AUTONOMIE JUIVE

CHAPITRE XI. — ARISTOBULE Ier, ALEXANDRE JANNÉE.

 

 

Le manque d'une règle fixe pour l'hérédité fut le malheur de la dynastie asmonéenne et amena une série de crimes de famille comme on en trouve dans toutes les dynasties orientales, étrangères à l'hérédité de mâle en mâle et d'aîné en aîné. La raison en était dans le cumul en la même personne du souverain sacerdoce et du principat. Une combinaison qui se présentait à l'esprit des souverains éclairés était de laisser après leur mort le gouvernement temporel à leur veuve et la dignité de grand prêtre à leur fils aîné. Cet arrangement répondait aux vues des pharisiens, dont l'idée fixe était de séparer les deux-pouvoirs. Comme les femmes leur étaient dévouées, les causes de conflit étaient bien moindres avec une régente, qui ne pouvait avoir que des complaisances à l'égard du sacerdoce, ainsi que nous le verrons plus tard pour Alexandra.

Il semble bien que Jean Hyrcan eut avant Alexandre Jannée une idée analogue. Il aurait voulu qu'après sa mort le pouvoir fût exercé par sa femme et que le pontificat passât à l'aîné de ses cinq fils, Juda, dont le nom grec était Aristobule. Les pharisiens, naturellement, durent se montrer favorables à une telle combinaison. Mais elle échoua totalement. Aristobule voulut le pouvoir dans les mêmes conditions que son père et s'en empara avec le secours de l'armée. Il fit arrêter sa mère et emprisonner ses frères, à l'exception d'Antigone, le second des fils de Jean Hyrcan, pour qui il avait une vive affection. Les pharisiens, furieux du mauvais succès de leur intrigue, présentèrent la chose sous un jour odieux et répandirent sur Aristobule les plus noires calomnies. Les crimes dont on charge la mémoire de ce prince paraissent avoir été des inventions de ce parti rogue et malveillant, dont toutes les malignités étaient accueillies par l'opinion avec beaucoup de légèreté[1].

S'il fallait en croire les récits mis en circulation par les fanatiques, Aristobule aurait fait emprisonner sa mère, puis l'aurait laissée mourir de faim dans les fers[2]. Une telle monstruosité est bien invraisemblable. Par ailleurs, Aristobule semble avoir été un bon souverain ; Timagène d'Alexandrie, historien si sérieux, lui donnait les plus grands éloges[3], et Josèphe lui-même, tout en lui attribuant de pareils crimes, lui reconnaît de rares qualités[4].

Dès son avènement, Juda Aristobule prit le titre de roi et le diadème royal. Il en avait sans doute été question dès le temps de Jean Hyrcan[5]. On pensait de la sorte mater l'opposition des pharisiens. Ce titre ne figure pas cependant sur ses monnaies, qui portent simplement, comme celles de Jean Hyrcan :

JUDA, GRAND-PRÊTRE, ET LE SÉNAT DES JUIFS[6]

Aristobule, nous l'avons dit, avait la plus grande affection pour son frère Antigone et il l'associa d'abord à la royauté. Puis vinrent les soupçons ordinaires en des situations aussi gauches. Aristobule fit tuer son frère bien-aimé, puis mourut de remords. Tout cela est douteux. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'Aristobule, en son règne d'un an, rendit les plus grands services à la nation juive et fit en Iturée une guerre des plus heureuses. Ce pays répondait à la Batanée et au Hauran, et était comme un prolongement du Galaad[7]. Il l'annexa en partie à la Judée ; selon l'usage, il força les habitants du pays à adopter la vie juive et à se faire circoncire.

Comme un grand nombre de souverains orientaux de ce temps[8], Aristobule se décorait du titre de Philhellène[9]. De même que son père, au moins dans ses derniers temps, il était mal avec les pharisiens, et la manière injuste dont l'histoire l'a traité vient surtout des haines féroces qu'il avait suscitées.

A la mort d'Aristobule, sa veuve Salomé, dite en grec Alexandra[10], ordonna de mettre en liberté les trois frères du roi défunt et fit proclamer roi et grand-prêtre Jonathan, ou (par abréviation) Jannée, dit en grec Alexandre, qui paraissait le meilleur et le plus modéré. En même temps, elle l'épousa, quoiqu'elle fût sensiblement plus âgée que lui[11] C'était une personne de grande capacité et qui plus tard joua un rôle de première importance.

Alexandre Jannée avait alors vingt-deux ans. Il régna vingt-six ou vingt-sept ans (104-78 av. J.-C.), et ce fut un assez bon règne, d'abord parce qu'il fut long, ensuite parce qu'Alexandre Jannée, à part son trop grand goût pour la guerre, fut un souverain assez estimable. En montant sur le trône, il ne commit que le minimum de cruautés jugées nécessaires en Orient pour la sécurité d'un règne. Il fit mourir un de ses frères dont il craignait l'ambition ; il laissa vivre l'autre, qui ne demandait qu'à rester obscur.

Alexandre Jannée tourna d'abord ses armes vers le littoral, où des villes importantes, Acre, Dora, la tour de Straton, Gaza, restaient en dehors de la domination judaïque. Les succès furent divers. Acre, avec un patriotisme admirable, échappa pour toujours à la domination juive et mérita de rester ville libre. L'Égypte se mêla de l'affaire ; ce fut un imbroglio sans nom de perfidies et de voltefaces[12]. Dora et la tour de Straton avaient un tyran nommé Zoïle, qui se défendit énergiquement, mais dut enfin céder. Les acquisitions des Juifs s'étendirent à Gaza, Raphia et Anthédon. La ruine de Gaza fut effroyable. Le siège dura un an ; la population fut exterminée (96 ans av. J.-C.). Tout l'ancien pays des Philistins, excepté Ascalon, tomba ainsi au pouvoir d'Israël, après mille cinq cents ans de rivalité acharnée.

Au delà du Jourdain, Jannée prit Gadare et Amatha[13]. Les pays de Galaad et de Moab furent . soumis. Au contraire, Théodore, fils de Zénon Cotylas, avait réussi à continuer dans ces parages l'œuvre de son père ; il se releva d'une première défaite et ne fut jamais réduit par les Asmonéens.

Depuis le commencement de son règne, Alexandre Jannée s'était appuyé sur la coterie sadducéenne, et les mécontentements des pharisiens n'avaient fait que s'envenimer. Hardis, impertinents, sûrs de l'approbation du bas peuple[14], ces terribles opposants ne reculaient pas devant ces outrages publics qu'un pouvoir supporte difficilement. Une année, à la fête des tabernacles, probablement en 95 avant Jésus-Christ, il arriva un incident des plus graves[15]. Pendant qu'Alexandre Jannée officiait comme grand-prêtre, les Juifs qui assistaient à la cérémonie, et qui portaient, selon l'usage, le loulab, sorte de bouquet formé de palmes et de branches de citronnier et le cédrat ou ethrog, se livrèrent à un scandale inouï, Alexandre Jannée venait de monter à l'autel, lorsque toute l'assistance, rappelant la scène d'Éléazar sous Jean Hyrcan, s'écria qu'il était indigne du pontificat, parce qu'il était né d'un esclave. Les palmes et les cédrats volèrent en même temps sur la tête du grand-prêtre. L'affront était impossible à supporter. Jannée furieux fit charger sa garde, composée de mercenaires de Pisidie et de Cilicie. Le massacre fut terrible. Josèphe prétend que six mille partisans des pharisiens restèrent sur le pavé du temple. Jannée fut ulcéré ; il fit élever une barrière de bois autour de l'autel et de la partie du temple où les prêtres seuls avaient accès. Précaution inutile. Le mal était dans l'union du sacerdoce et de la royauté. La royauté a des droits, des privilèges, des exigences. L'âme pieuse devait être blessée de voir des hommes souillés de sang, des monstres, officier à l'autel du Dieu de sainteté.

Les ennemis des cléricaux n'ont pas le droit, accordé aux autres hommes, d'être quelquefois malheureux. Jannée ayant, peu après la scène scandaleuse de la fête des tabernacles, entrepris une expédition contre Obédas, roi des Nabatéens, fut battu à plate couture. Après cet échec, il rentra à Jérusalem, où il trouva le peuple exaspéré contre lui. Pour le coup, le mécontentement devint une véritable guerre civile. Selon Josèphe, toujours porté à l'exagération, cette guerre dura six ans et coûta la vie à cinquante mille Juifs. Jannée, avec ses mercenaires, sut tenir tète à son peuple ; mais enfin il fallut céder. Jannée se décida à faire le premier des propositions de paix. Mais le Juif enragé n'entend pas facilement raison. Enfin que voulez-vous de moi ? demandait-il aux insurgés. Que tu meures, lui fut-il répondu[16].

Alors se passa quelque chose d'incroyable. Le peuple, vers 88 avant Jésus-Christ, appela à son secours le roi séleucide Démétrius III Eukæros, contre le petit-fils de Simon, l'arrière-petit-fils de Mattathiah ! Telles sont les passions religieuses. Jannée était un Juif rigoureux, nous dirions même fanatique ; il exterminait des populations pour agrandir les frontières du royaume circoncis, et les petits-fils de ceux que ses ancêtres avaient délivrés appellent contre lui un des successeurs d'Antiochus, pour une légère nuance de dévotion, pour une façon un peu différente d'interpréter la même loi.

Démétrius Eukæros espéra rendre à l'empire séleucide des provinces nécessaires à son intégrité. Il entra en Palestine et alla camper avec son armée devant Sichem, où les démocrates de Jérusalem vinrent le rejoindre. Jannée accourut bravement ; mais il fut vaincu et forcé de se réfugier dans les montagnes d'Éphraïm.

La dynastie asmonéenne avait, cependant, plus de racines que n'avaient cru des agitateurs brouillons. Quand on vit que la conséquence de tout cela serait le rétablissement de l'autorité séleucide, on fit des réflexions. L'entrée d'Eukæros à Jérusalem parut peu désirable ; on eut pitié du souverain qu'on avait étourdiment réduit à l'extrémité ; six mille soldats se rangèrent du côté de Jannée. Eukæros ne vit plus d'avantage à se mêler à des haines aussi féroces ; il se retira avec son armée, laissant les Juifs vider leurs querelles entre eux.

La guerre civile était loin d'être finie. Vers 87, Jannée, ayant réussi à rejeter les principaux chefs des séditieux dans une petite place appelée Bethomé, en fit le siège et ramena tous les prisonniers à Jérusalem. Ils furent, dit-on, crucifiés au nombre de huit cents ; durant leur longue agonie, on égorgeait devant eux leurs femmes et leurs enfants. Pendant ce temps, le roi donnait un festin à ses maîtresses ; la scène se passait sous leurs yeux. Cet acte odieux valut à Jannée le surnom de Thrakidas[17]. La nuit qui suivit cette horrible exécution, huit mille Hiérosolymites quittèrent la ville et n'y rentrèrent plus avant la mort de Jannée[18]. Répétons ici ce que nous avons eu plusieurs fois l'occasion de dire. L'histoire de ces temps nous a été transmise par les pharisiens, cancaniers, exagérateurs, se plaignant toujours. Jannée sûrement fut cruel ; mais il n'est pas probable qu'il soit allé jusqu'aux atrocités qu'on mit sur son compte. La blessure faite à la conscience juive se cicatrisa. A partir du siège de Bethomé et des sévérités qui en furent la conséquence, la paix publique ne fut plus troublée.

La guerre extérieure continuait sans interruption. Antiochus XII Dionysos réclama le passage à travers la Judée pour aller combattre les Arabes. Jannée refusa et bâtit un fossé fortifié de Capharsaba à Joppé. Antiochus le franchit, mais il fut vaincu et tué par les Arabes. Hareth, roi des Nabatéens, étant devenu roi de Damas, voulut aussi traverser la Judée. Jannée tenta encore de lui barrer le passage. Il fut battu à Adida, près de Lydda, et dut acheter chèrement la retraite du vainqueur.

La dernière campagne de Jannée (de 84 à 81 av. J.-C.) fut une des plus heureuses. Elle eut pour théâtre la région au delà du Jourdain. Dium, Gérase, Gaulan, Séleucie, Gamala furent prises et annexées. La ville macédonienne de Pella refusa de quitter son culte national pour le judaïsme ; elle fut rasée. Jannée rentra à Jérusalem ; ses succès avaient été si brillants que cette fois il fut bien reçu. Il avait réparé par la guerre sainte et par des exterminations pieuses, à l'extérieur, les crimes religieux qu'on pouvait lui reprocher à l'intérieur.

 

 

 



[1] Josèphe, Ant., XIII, X, 5 ; XV, 5 ; XVIII, I, 2. Nouveau rapprochement avec les jansénistes.

[2] Josèphe, Ant., XIII, XI, 1 ; B. J., I, III, 1.

[3] Cité par Josèphe, Ant., XIII, XI, 3, d'après Strabon.

[4] Josèphe, ibid.

[5] Strabon, XVI, II, 40, fait dater la royauté d'Alexandre Jannée.

[6] Madden, p. 81-83. Cf. Josèphe, Ant., XX, X.

[7] Il y eut des Ituréens dans le Liban ; mais ce n'est pas de ceux-là qu'il s'agit ici. Cf. Miss. de Phénicie, p. 248, 856 b, 858. Les Ituréens du Liban paraissent avoir habité au-dessus de Byblos et de Tripoli. Impossible de supposer que les circoncisions forcées d'Aristobule soient allées jusque-là ; en tout cas, il n'en resta aucune trace. Au contraire, la Batanée et le Hauran furent terre judaïsée, au moins depuis Hérode. Cf. Luc, III, 1. Ituræos in Libano monte (Eph. epigr., IV, 538) sont les Ituréens extravasés ; ou bien le Djébel-Hauran a pu être pris pour une prolongation du massif du Liban.

[8] Chez les Parthes, chez les Nabatéens, en Commagène.

[9] Josèphe, Ant., XIII, XI, 3.

[10] Eusèbe, saint Jérôme, la Chronique pascale, le Syncelle (Eusèbe, Chron., édit. Schœne, II, 130, 134, 135 ; Comparez saint Jérôme, Comm. in. Dan., IX, 24 et suiv.) disent que son nom hébreu était Σαλίνα ou Σααλινά.

[11] Il est sûrement étrange que Josèphe (Ant., XIII, XII, 1) ne le dise pas ; mais on est comme forcé de l'admettre. Ce qui est inadmissible, c'est que Alexandra ait eu soixante-treize ans à sa mort (Josèphe, Ant., XIII, XVI, 6). Elle aurait eu, en effet, seize ans de plus que son mari (Comparez Josèphe, Ant., XIII, XV, 5) ; elle l'aurait épousé à trente-neuf ans, et elle en aurait encore eu deux fils. Il est probable que soixante-treize est une exagération. Supposons qu'Alexandra soit morte à soixante ans, on obtient des combinaisons vraisemblables. Il est singulier que ses enfants (Josèphe, Ant., XIII, XV, 5 ; XVI, 2) soient toujours présentés comme en bas âge à la mort de Jannée.

[12] Josèphe, Ant., XIII, XII.

[13] Amatha sur le Jourdain (Wadi Adjloun).

[14] Récit de Siméon ben-Schatah. Derenbourg, p. 96-98.

[15] Josèphe, Ant., XIII, XIII, 5. Comparez Talmud de Babylone, Succa, 48 b.

[16] Josèphe, Ant., XIII, XIII, 5.

[17] Cf. Θράκιον, Josèphe, Ant., XVII, VIII, 3 ; = bourreau Munk, Palest., p. 532, col. 2, note ; Derenbourg, p. 101, note 1.

[18] Talmud de Babylone, Sota, 47 a, Sanhédrin, 107 a. Cf. Derenbourg, 94, note ; 99 et suiv.