Si l'on tient compte des observations qui précèdent, la
plupart des singularités de l'essénisme s'expliquent par des exagérations du
judaïsme orthodoxe. Le puritanisme qui voulait remplacer les sacrifices par
des offrandes, par des hymnes et surtout par la pureté du cœur est le dernier
mot de l'ancien prophétisme. La pensée que tout est à Dieu et que lui offrir
des bêtes, c'est lui offrir ce qui est à lui, revient sans cesse dans les
psalmistes et dans les écrits prophétiques. Les pruderies bizarres dont nous
avons parlé sont ou des exagérations pharisaïques[1], ou les excès
d'une simplicité de mœurs qui a le luxe en horreur[2]. L'exagération
des ablutions religieuses était dans l'esprit du judaïsme d'alors[3] ; qu'on se
rappelle Jean-Baptiste. Le séparatisme pharisien devait conduire à la
méticulosité essénienne. Beaucoup des enfantillages esséniens qui nous font
sourire sont encore aujourd'hui des préceptes juifs ou des règles de propreté
musulmane[4]. Les repas en
commun[5], préparé par des
prêtres très forts sur le koscher,
donnaient l'assurance que l'on n'était exposé à manger rien que de pur. La
précaution de ne pas se laisser approcher par des serviteurs à gages, des
gens du dehors, ou même par des novices d'ordre inférieur[6], venait d'un
scrupule du même ordre. La loi, pharisaïquement observée, rendait la vie
impossible. Il était naturel que, pour ne pas risquer de la violer, on se
retirât au désert, comme Jean-Baptiste, ou dans des laures, comme les
esséniens. L'abolition de l'esclavage, tant de préceptes de charité, de
justice entre frères, sont en germe dans L'essénisme est ainsi le superlatif du pharisaïsme, la perfection du judaïsme, comme plus tard la vie religieuse fut la perfection du christianisme. Les esséniens sont les radicaux du judaïsme, voisins par cela même des latitudinaires. Ce sont surtout les raskolnik du judaïsme, à la fois puritains exaltés et hérétiques, hérétiques par excès de logique et de scrupule, hérétiques surtout de la grande hérésie, qui est le mépris de la hiérarchie et la préférence accordée à la voie particulière sur la voie générale patronnée par l'autorité. N'y avait-il pas, dans cette apparition si originale, quelque influence étrangère qui expliquerait certains traits qui détonnent à première vue dans le judaïsme ? Ces traits se réduisent au fond à bien peu de choses, et presque toutes les particularités dont on a voulu chercher la raison dans le parsisme, dans le bouddhisme, dans le pythagorisme, proviennent, sauf peut-être la magie et l'angélologie, toujours d'origine persane, des fausses couleurs de Josèphe ou d'une germination naturelle du judaïsme. Le célibat lui-même, qui est une chose assez peu juive[9], est sorti d'une exagération de l'idée de pureté légale et peut-être des idées messianiques, comme chez les premiers chrétiens. Un emprunt intellectuel ou moral se trahit toujours par quelque fait matériel, par quelque mot caractéristique. Rien, dans l'essénisme, ne mène à une pareille induction. Des ressemblances ne sont pas des preuves d'imitation voulue. Le cercle de l'imagination religieuse n'est pas fort étendu ; les croisements s'y produisent par la force des choses ; un même résultat peut avoir des causes tout à fait différentes. Toutes les règles monastiques se ressemblent. Le cycle des créations pieuses offre peu de variété. Ce n'est pas en arrière, dans le passé, c'est en avant qu'il faut chercher les parentés de l'essénisme. Le christianisme est un essénisme qui a largement réussi. L'esprit est le même, et certainement, quand les disciples de Jésus et les esséniens se rencontraient, ils devaient se croire confrères. Cette fois encore, il faut être très sobre de conjectures en ce qui concerne les emprunts directs. A la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, il fut à la mode d'expliquer presque uniquement le christianisme par l'essénisme : Jésus fut un essénien qui développa certains côtés de la secte et fit bande à part ; l'Évangile ne fut autre chose qu'une rédaction de la morale essénienne. Une difficulté capitale s'élevait contre une telle hypothèse : pas un mot dans la littérature chrétienne du Ier et du IIe siècle ne rappelle ni le nom ni l'existence si caractérisée des solitaires en question[10]. Jean-Baptiste lui-même fait partie de la grande famille vraiment israélite des prophètes, des agitateurs religieux, mais il ne relève pas d'un ordre religieux quelconque. Son ascétisme est celui d'Élie, des anciens prophètes vivant fréquemment dans le désert, non celui d'un homme formé par une règle. Comment se fait-il en particulier que le nom d'esséniens ne se trouve pas une seule fois dans la littérature chrétienne primitive ? Les doctrines sœurs ont des marques de naissance, des nœvi, si j'ose le dire, qui, plus que la ressemblance, marquent leur fraternité. Aussi a-t-on à peu près renoncé, de nos jours, à demander l'explication des origines chrétiennes à l'essénisme. Peut-être même a-t-on été trop loin dans ce sens. Certes, on a eu raison de rattacher les fondateurs du christianisme à la grande tradition prophétique du peuple d'Israël, et non à des fantaisies locales et sans portée, mais on n'a peut-être pas assez tenu compte des mouvements latéraux du judaïsme, dont l'influence indirecte sur les premiers chrétiens a pu être plus considérable qu'on ne le croit. Entre le christianisme et l'essénisme, le commerce direct
est douteux ; mais les ressemblances sont profondes[11]. Près de deux
cents ans avant Jésus, il y eut une tentative sérieuse pour tirer les
conséquences morales du judaïsme et pour développer le fruit de la
prédication prophétique, que le pur pharisaïsme, réduit à l'observance de Là où l'essénisme a échoué, le christianisme réussira.
L'idéal de l'homme doux qui possédera la terre
fut déjà esquissé par l'essénien. Jésus ira plus loin. De L'essénisme paraît s'être développé uniquement en Palestine. Les pieux cénobites habitaient de préférence les villages, pour éviter le contact de la corruption citadine[13]. On estimait leur nombre à environ quatre mille[14]. Il y en avait à Jérusalem, où une porte tirait d'eux son nom[15], sans doute parce que leur quartier était près de là[16]. Au Ier siècle de notre ère, ils habitaient surtout du côté d'Engaddi et sur la rive orientale de la mer Morte[17]. C'est là que Pline et Dion Chrysostome les localisent, les considérant, le premier, comme un cas original de folie mélancolique, le second, comme des utopistes qui ont à leur manière trouvé le bonheur. Philon et Josèphe en sont fiers, comme de compatriotes qui ont réalisé sur terre la vie parfaite, l'idéal d'une existence sans besoins, sans désirs, la complète modération des passions, la sobriété absolue[18]. Lors des grandes persécutions romaines, il y en eut qui subirent le martyre avec un courage admirable[19]. Au IIe et au IIIe siècle, on les trouve encore, mais à peine reconnaissables, derrière les confusions et les travestissements des hérésiologues chrétiens[20]. La tradition rabbinique leur fut défavorable. On affecta
de ne pas parler d'eux, de les traiter en purs égarés[21]. La philosophie
moderne a été trop loin, voyant en eux une secte presque profane, de libres
ascètes plus près de Pythagore que de Moïse. Non ; ce furent des Juifs ; leur
science fut chimérique ; ils nièrent l'amour. Mais leur tentative de
remplacer le sacrifice sanglant par l'hymne et la vie sainte, tentative
relevée avec plus de succès par le christianisme, était dans la voie du
progrès. Leur sainteté s'égara en des minuties ; ils ne tuèrent pas |
[1] Cf. Deutéronome, XXIII, 13-15.
[2] Par exemple l'interdiction des lotions d'huile. Josèphe, B. J., II, VIII, 3. La lotion d'huile rompait le jeûne. Derenbourg, p. 168-169.
[3] Marc, VII, 3-4, etc.
[4] Talmud de Jérusalem, Berakoth, III, 5, etc. Comparez Talmud de Babylone, Berakoth, 61 b et suiv.
[5]
Comparez les habouroth des pharisiens. Derenbourg, p. 168.
[6] Josèphe, B. J., II, VIII, 10.
[7] Josèphe, B. J., II, VIII, 5. Josèphe s'abandonne ici à son goût pour la phrase. Ώσπερ ίκετεύοντες άνατειλαι, est une réflexion. Είς αύτόν = en se tournant vers lui ; ce qui n'implique pas une kibla proprement dite. Même malentendu chez les chrétiens (Clém. Alex., Strom., VII, VII, 48 ; Solem credunt deum nostrum, Tertullien, Apol., 16).
[8] Talmud de Jérusalem, Berakoth,
I, 2 ; Derenbourg, p. 169-170, note 4. Comparez Hénoch, LXXXIII, 11.
[9] Talmud de Jérusalem, Iebamoth,
VI, 6 ; Ketuboth, V, 6-7 ; Gittin, IV, 5 ; Eduïoth, I, 13
; IV, 10 ; Talmud de Babylone, Iebamoth, 63 a et b ; Pirke
Aboth, I, 5, etc.
[10] Il faudrait supposer que la première génération aurait fait exprès de supprimer la trace de ces rapports.
[11]
Noter
[12] Gens sola et in toto orbe præter ceteras mira, sine ulla femina, omni venere abdicata, sine pecunia, socia palmarum... in qua nemo nascitur. Hist. nat., V, 17.
[13] Philon, II, 457, 632 ; Josèphe, B. J., II, VIII, 4.
[14] Philon, II, 457 ; Josèphe, Ant., XVIII, I, 5. Josèphe prend probablement ce chiffre à Philon.
[15] Josèphe, Ant., XIII, XI, 2 ; XV, X, 5 ; XVII, XIII, 3 ; B. J., II, XX, 4 ; V, IV, 2.
[16] Cette porte était ouverte dans la partie occidentale du mur, entre la porte actuelle de Jaffa et l'extrémité sud (quartier arménien).
[17] Pline, V, 17 ; Synesius, éd. Petav., p. 39.
[18] Philon, II, 457, 633 ; Josèphe,
[19] Josèphe, B. J., II, VIII, 10.
[20] Surtout saint Épiphane.
[21] C'est à tort qu'en certains passages du Talmud on traduit אסי par essénien. Le nom des Esséniens eût été חסי ou חסאי. On est quelquefois tenté de songer aux Elxaïtes ou Elchasaïtes, dont les doctrines et les pratiques ressemblaient fort à celles des esséniens ; mais l'hérésiologie chrétienne est un champ si trouble qu'on n'y peut suivre aucune piste sans s'égarer.