HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE IX. — AUTONOMIE JUIVE

CHAPITRE V. — PHARISIENS ET SADDUCÉENS.

 

 

Dans cette république de prêtres et de vieillards, la vie était ardente et, par conséquent, les divisions étaient profondes. Les partis ont toujours été très animés chez les Juifs. La grande distinction des hellénistes et des nationaux, si capitale il y a cinquante ans, s'était fort affaiblie. A vrai dire, il n'y avait presque plus d'hellénistes en Palestine ; ils avaient été exterminés ou chassés. Le parti des hasidim l'avait emporté presque complètement ; mais chez les hasidim mêmes, il y avait bien des nuances. Les uns admettaient ou toléraient les nouvelles croyances sur la résurrection et les rémunérations futures ; les autres s'en tenaient strictement à la vieille doctrine juive et niaient la résurrection, les anges. Les uns compliquaient la Loi d'une foule d'explications traditionnelles ; les autres voulaient qu'on gardât la Thora dans son antique simplicité. Les uns étaient ce qu'on peut appeler des démocrates dans le sens d'alors ; les autres des aristocrates fiers et dédaigneux. Ce qui faisait ces différences, à vrai dire, c'était les classes et la richesse, bien plus que des articles de foi sérieusement libellés. La richesse n'avait guère alors qu'une seule source, le sacerdoce et, dans des cas rares, l'association avec les Nabatéens voleurs. L'appaltation des impôts, autrefois si lucrative, n'existait plus guère.

Le cohen riche, de famille sacerdotale (sadoki[1]), devenait vite un aristocrate, un conservateur. Il en prenait les habitudes, visait à maintenir un ordre de choses dont il profitait, ne voulait entendre parler ni de résurrection, ni d'anges, ni de Messie, ni d'interprétations nouvelles de la Loi. Une sorte d'incrédulité se déguisait souvent sous cette simplicité de croyance. L'horreur de la superstition, qui a toujours caractérisé le Juif, le dégoût pour les sottises populaires, que le prêtre voit de trop près, amenaient ce phénomène frappant du prêtre matérialiste, parfait en sa tenue extérieure, voyant en secret la vanité du culte dont il est le ministre et dont il touche de gros bénéfices. Tel était ce type éternel, que le judaïsme asmonéen frappa avec une finesse inouïe, sous le nom de sadducéen.

En un sens, tes sadducéens représentaient les anciens hellénistes du temps des Antiochus. C'étaient des hommes éclairés, médiocrement patriotes, nullement fanatiques et n'aimant pas les fanatiques. Le grand-prêtre Alcimus avait été, ce semble, un personnage de ce genre.

La poussée de l'hellénisme, sous Antiochus Épiphane, avait été l'œuvre du haut clergé de Jérusalem. Un grand nombre de prêtres auraient consenti à sacrifier à Jupiter Olympien au lieu de Iahvé. Plus habiles que les hellénistes, les sadducéens ne voulaient pas que l'on touchât au culte établi. Rarement, le prêtre apostat reçoit le prix de son apostasie. Il vaut mieux ne servir qu'un seul dieu. C'est par leurs habitudes de corps et d'esprit que les sadducéens étaient des hommes de civilisation, des raffinés, des gens du high life[2], peu sympathiques aux piétistes arriérés, et, comme les modes grecques gagnaient alors le monde, les sadducéens devaient à beaucoup d'égards paraître des philhellènes. Mais, au fond, c'étaient des Juifs de la plus ancienne école, s'occupant beaucoup du présent, peu de l'au delà et de l'avenir, niant la résurrection[3], les anges[4]. Le judaïsme a cela de particulier que, dans cette religion, c'est l'orthodoxe qui a horreur des croyances consolantes, de la superstition ; ce qui le fait parfois confiner en apparence à l'incrédulité.

En somme, le sadducéen n'était pas dans le progrès religieux ; il niait les dogmes en voie de se faire ; sa situation était analogue à celle des vieux catholiques vis-à-vis de l'ultramontanisme toujours renchérissant sur les dogmes du passé. Le sadducéisme représente l'opposition aux nouveaux dogmes que les temps macchabaïques, surtout le livre de Daniel, avaient introduits. Les sadducéens étaient presque des libres penseurs, en tout cas des hommes peu religieux, des mondains. Leur sagesse était toute profane. Les dogmes que leur prête Josèphe sur la liberté et la providence divine[5] sont des interprétations, des arrangements à la grecque. Pour eux, il n'y avait sûrement là qu'une manière de réduire le surnaturel à son minimum, un procédé pour écarter Dieu.

Au fond, le sadducéen ressemblait beaucoup à l'Israélite riche et mondain de nos jours, demeurant à Paris, fréquentant peu la synagogue, vivant la plupart du temps avec des non-Juifs. Ce qu'il y a de plus difficile à observer pour les Israélites de cette sorte, c'est la séquestration, l'espèce de clôture qui entoure la vie juive strictement pratiquée. Dans l'antiquité, la chose était encore plus sensible qu'à présent. On reconnaissait l'Israélite pieux, le hasid, à son séparatisme[6] L'observation rigoureuse de la Loi l'obligeait à mener une vie absolument séparée des infidèles. La distinction des états purs et impurs amenait, même entre Israélites, des précautions extrêmement gênantes[7]. L'homme pieux, en Judée surtout, était essentiellement un homme séparé, un nibdal. Quand la langue araméenne fit des progrès considérables en Judée, au mot nibdal[8] se substitua le mot peris ou pheris, qui a le même sens. Le pharisien est le dévot juif, le Juif pratiquant ; c'était tout le monde, excepté les tièdes (peu nombreux) et les hommes éclairés. Ce furent eux qui opposèrent une résistance acharnée à l'hellénisme, qui empêchèrent la domination syrienne ; ils devinrent ainsi le parti national, comme le fut devenu le parti catholique, en 1870, s'il eût sauvé la France, au nom du Sacré Cœur. Au fond, le pharisien, c'est le hasid du temps des Macchabées ; seulement, après la victoire, les hasidim prirent l'allure d'une bourgeoisie assise, peu riche[9], mais pleine d'ordre, régulière en ses mœurs, obéissant aux préceptes religieux avec les scrupules les plus exagérés, gouvernant sa vie pratique avec la sagesse du fils de Sirach.

Voulant observer la Loi tout entière, les pharisiens observaient en réalité plus que la Loi. Ils prétendaient que les prescriptions divines doivent être entendues d'après les traditions des anciens, et il en résultait de fortes additions aux obligations reçues[10]. Le Talmud était en germe dans ces règles sans nombre, qui donnaient lieu à des discussions sans fin. Les sadducéens, trouvant, avec leur désinvolture de gens du monde, qu'il y en avait bien assez à observer dans la Loi, niaient qu'il y eût rien d'obligatoire en dehors des livres de Moïse[11]. On sent que, s'ils avaient pu, ils auraient encore réduit le nombre des textes divins.

Les dogmes que le judaïsme faisait en marchant, les pharisiens les adoptaient, sans s'arrêter au peu de fondement qu'ils avaient dans les livres anciens. Ils admettaient la résurrection, les récompenses et les peines futures[12], le rôle exubérant des anges[13], l'intervention perpétuelle de Dieu dans les choses humaines[14]. Ils étaient le judaïsme vivant, se développant. Le dévot regarde le nombre des absurdités qu'il avale comme un sacrifice agréable à Dieu. Cette abdication de la raison, en tout cas, plaît aux femmes ; elles s'attachaient avec passion à ces rigoristes, et voyaient en eux les vrais représentants de la religion[15]. Bientôt l'influence d'une femme leur assurera pour un temps le gouvernement d'Israël.

Comme importance, en effet, il n'y avait pas de comparaison entre les deux partis. Grâce à leur exactitude religieuse, chose fort prisée en Orient, et à leur patriotisme, les pharisiens jouissaient de la plus grande autorité. Une critique venant d'eux, s'adressât-elle aux personnages les plus élevés, était tout de suite adoptée par le peuple[16]. De là, une opposition étroite, acariâtre, ainsi que le fut celle des républicains doctrinaires sous le règne de Louis-Philippe. C'étaient au fond des républicains rogues avec le pouvoir, fiers de leur puritanisme religieux, comme la bourgeoisie janséniste de Paris avant 1789. Avec cela, cléments, humains, ne partageant pas la dureté du temps, que les sadducéens appliquaient avec la dernière rigueur[17]. Les gens riches et constitués en dignité étaient seuls du parti des sadducéens ; toute la masse du peuple était pour les pharisiens[18]. Dans la pratique, la différence se réduisait à peu de chose ; car les sadducéens, quand ils exerçaient quelque fonction, étaient obligés d'agir en définitive comme des pharisiens, pour se faire tolérer par le peuple[19]. En réalité, ils étaient impuissants. Ils avaient raison ; mais toute l'histoire d'Israël se passera sans eux et en dehors d'eux.

Sous le règne de Jean Hyrcan, ces deux dénominations de pharisiens et de sadducéens s'opposèrent comme celles de deux coteries rivales, et dès lors tout le secret de l'histoire juive sera dans le balancement de ces deux partis. Les princes asmonéens étaient d'origine pharisienne. Ils sortaient du peuple, et le principe de leur élévation avait été leur piété, leur patriotisme ardent. Mais les dynasties arrivées de la sorte tournent bien vite le dos à leurs origines. Un prince est nécessairement un homme du monde, suivant la mode et la faisant ; il ne peut vivre avec des gens grossiers, mal appris ; il appartient forcément à la haute société. Nous avons vu le luxe de Simon étonner les Syriens et Jean Hyrcan devenir tout de suite le compagnon de voyage d'Antiochus Sidétès. Plus d'une évolution du même genre s'est produite parmi les parvenus de la démocratie de notre temps. Le pouvoir est une chose civile et polie ; quelle que soit la voie par laquelle on y est arrivé, on devient le lendemain un homme bien élevé ; du moins on éprouve le besoin de vivre avec des gens bien élevés.

Un incident[20] décida le changement d'attitude qui s'imposait à Jean Hyrcan, et le jeta du parti pharisien, qui était en quelque sorte son milieu naturel, dans les bras du groupe sadducéen. Le principat de Jean Hyrcan le mettait encore si peu hors de page que l'on était jaloux de lui ; on ne jalouse que ses égaux. Son luxe, sa haute mine faisaient murmurer les vieux républicains ; les pharisiens ne l'aimaient plus. Jean Hyrcan avait été un de leurs adhérents les plus dévoués et de leurs élèves les plus dociles ; mais la fortune du disciple tourna ses maîtres contre lui. Beaucoup pensaient qu'il fallait séparer le spirituel du temporel ; on voulait bien de Jean Hyrcan comme chef militaire ; mais on ne le trouvait pas assez noble pour le pontificat ; on allait jusqu'à dire qu'il devait donner sa démission du pontificat, dignité trop relevée pour lui, et ne garder que le principat laïque.

Un grand nombre de docteurs ultra-légitimistes pensaient d'ailleurs que les Asmonéens ne pouvaient être grands-prêtres, n'étant pas de la famille sadokite, que leur sacerdoce était nul et sans valeur légale[21]. Dans un diner magnifique que Hyrcan donna aux pharisiens, un grossier personnage nommé Éléazar, le lui dit en face de la manière la plus insolente, et appuya son opinion sur ce fait que sa mère avait été une prisonnière de guerre, allégation fausse, à ce qu'il parait, en tout cas bien déplacée. Les pharisiens furent indignés, comme tout le monde, de l'impertinence d'Éléazar ; mais quand on leur demanda quelle peine il fallait appliquer à ce manant, on ne put obtenir d'eux de prononcer la peine de mort. Jean Hyrcan fut très blessé. Les sadducéens, envenimant la chose, prétendirent que ce qu'avait dit Éléazar, tous les pharisiens le pensaient. Ce fait et sans doute bien d'autres froissements du même genre, venant de ce que les vieux héros du temps de ses oncles n'oubliaient pas facilement une époque où tous les enrôlés volontaires étaient égaux et avaient leur franc-parler, poussèrent Jean Hyrcan dans la coterie des sadducéens. Conformément aux conseils de ces derniers, il réagit contre toute la discipline nouvelle que les pharisiens prétendaient imposer comme résultant de la Loi. Il sévit même contre quelques-uns des observateurs de ces innovations. Cela déplut fort au peuple, qui regardait les pharisiens comme ses chefs et ses modèles. Il y eut des séditions, qu'on fut obligé de réprimer[22] sans doute avec les corps mercenaires. Jean Hyrcan mourut impopulaire ; ses fils, qui l'imitèrent dans son adhésion au sadducéisme, participèrent à la même défaveur. Le principat fondé par l'héroïsme du peuple tournait déjà à l'aristocratie. Malkouth, la royauté, la cour arrivèrent à désigner un monde à part, un monde profane, où beaucoup de choses défendues ailleurs étaient permises[23].

Il faut dire aussi que le pharisaïsme était trop étroit pour permettre une sérieuse action du pouvoir, et que la fatalité poussait les descendants d'une famille toute sacerdotale à devenir des souverains laïques et mondains. Impossible de faire la moindre politique suivie avec ces pauvres hasidim qui ne voyaient le monde qu'à travers leurs préjugés et leurs haines.

Pour la masse, la vertu devenait de plus en plus synonyme de séparation. On en arrivait à des folies. José ben-Joézer et José ben-Johanan de Jérusalem[24] défendaient de se servir du verre, parce qu'il est fait avec de la terre païenne. Les sadducéens soulageaient le peuple d'une foule d'obligations pénibles ; mais le peuple ne voulait pas être soulagé. En religion, il faut être dur. Une règle a d'autant plus d'adhérents qu'elle est plus sévère ; on gagne plus d'âmes fortes par la rudesse et l'austérité que par la tolérance et par la largeur.

 

 

 



[1] Josèphe, Vita, I ; Ant., XX, I ; Act., V, 17.

[2] Se rappeler le grand-prêtre qui mettait des gants pour les sacrifices. Vie de Jésus.

[3] Marc, XII, 18 ; Matthieu, XXII, 23 ; Luc, XX, 27 ; Act., IV, 1-2 ; XXIII, 8 ; Josèphe, B. J., II, VIII, 14 ; Ant., XVIII, I, 4.

[4] Act., XXIII, 8.

[5] Josèphe, B. J., II, VIII, 14 ; Ant., XIII, V, 9 ; XVIII, I, 3.

[6] Άμιξία. II Macchabées, XIV, 3,38 ; Josèphe, Ant., XIII, VIII, 3 ; Tacite, Hist. V, 5, separati epulis...

[7] Mischna, Iadaïm, IV, 6 et 7 a. Comparer de nos jours les métualis de Syrie, excellentes populations, absolument exclues de l'humanité par leur observance exagérée des servitudes légales.

[8] Esdras, IX, 1 ; X, 11, 16.

[9] Josèphe, Ant., XVIII, I, 3.

[10] Matthieu, XV, I et suiv. ; Marc, VII, 1 et suiv. ; Luc, XI, 38 et suiv. ; Act., VI, 14.

[11] Josèphe, Ant., XIII, X, 6 ; XVI, 2 ; XVIII, I, 4.

[12] Josèphe, B. J., II, VIII, 14 ; Ant., XVIII, I, 3.

[13] Act., XXIII, 8.

[14] Il faut se défier de l'effort que fait Josèphe pour rapprocher ces doctrines du spiritualisme grec. Cette observation est applicable surtout à ce qu'il dit du destin et de la liberté.

[15] Josèphe, XVII, II, 4. Mischna Sota, III, 4 ; Talmud de Jérusalem, Péa, VIII, 8 ; Sota, III, 4.

[16] Josèphe, Ant., XIII, X, 5 ; XVII, II, 4 ; XVIII, I, 4.

[17] Josèphe, Ant., XIII, X, 6 ; XX, IX, 1.

[18] Josèphe, Ant., XIII, X, 6 ; XVIII, I, 4.

[19] Josèphe, Ant., XVIII, I, 4.

[20] Josèphe, Ant., XIII, VIII, 5-6. Comparez Derenbourg, Pal., p. 80, note.

[21] Hénoch ; Assomption de Moïse (Lucius) ; Ps. Sal., VIII, 12 ; Leptogenèse (Lucius), p. 109 et suiv. Servi de servis nati (Ass. de Moïse).

[22] Josèphe, Ant., XIII, X, 7.

[23] Vie de Jésus, parce qu'il approchait de la royauté.

[24] Talmud de Jérusalem, Schabbath, I, 7 ; Ketouboth, VIII, 11. Derenbourg, p. 75.