Dans cette république de prêtres et de vieillards, la vie
était ardente et, par conséquent, les divisions étaient profondes. Les partis
ont toujours été très animés chez les Juifs. La grande distinction des
hellénistes et des nationaux, si capitale il y a cinquante ans, s'était fort
affaiblie. A vrai dire, il n'y avait presque plus d'hellénistes en Palestine
; ils avaient été exterminés ou chassés. Le parti des hasidim l'avait emporté presque complètement ;
mais chez les hasidim mêmes, il y
avait bien des nuances. Les uns admettaient ou toléraient les nouvelles
croyances sur la résurrection et les rémunérations futures ; les autres s'en
tenaient strictement à la vieille doctrine juive et niaient la résurrection,
les anges. Les uns compliquaient Le cohen riche, de
famille sacerdotale (sadoki[1]), devenait vite un aristocrate, un
conservateur. Il en prenait les habitudes, visait à maintenir un ordre de
choses dont il profitait, ne voulait entendre parler ni de résurrection, ni
d'anges, ni de Messie, ni d'interprétations nouvelles de En un sens, tes sadducéens représentaient les anciens hellénistes du temps des Antiochus. C'étaient des hommes éclairés, médiocrement patriotes, nullement fanatiques et n'aimant pas les fanatiques. Le grand-prêtre Alcimus avait été, ce semble, un personnage de ce genre. La poussée de l'hellénisme, sous Antiochus Épiphane, avait été l'œuvre du haut clergé de Jérusalem. Un grand nombre de prêtres auraient consenti à sacrifier à Jupiter Olympien au lieu de Iahvé. Plus habiles que les hellénistes, les sadducéens ne voulaient pas que l'on touchât au culte établi. Rarement, le prêtre apostat reçoit le prix de son apostasie. Il vaut mieux ne servir qu'un seul dieu. C'est par leurs habitudes de corps et d'esprit que les sadducéens étaient des hommes de civilisation, des raffinés, des gens du high life[2], peu sympathiques aux piétistes arriérés, et, comme les modes grecques gagnaient alors le monde, les sadducéens devaient à beaucoup d'égards paraître des philhellènes. Mais, au fond, c'étaient des Juifs de la plus ancienne école, s'occupant beaucoup du présent, peu de l'au delà et de l'avenir, niant la résurrection[3], les anges[4]. Le judaïsme a cela de particulier que, dans cette religion, c'est l'orthodoxe qui a horreur des croyances consolantes, de la superstition ; ce qui le fait parfois confiner en apparence à l'incrédulité. En somme, le sadducéen n'était pas dans le progrès religieux ; il niait les dogmes en voie de se faire ; sa situation était analogue à celle des vieux catholiques vis-à-vis de l'ultramontanisme toujours renchérissant sur les dogmes du passé. Le sadducéisme représente l'opposition aux nouveaux dogmes que les temps macchabaïques, surtout le livre de Daniel, avaient introduits. Les sadducéens étaient presque des libres penseurs, en tout cas des hommes peu religieux, des mondains. Leur sagesse était toute profane. Les dogmes que leur prête Josèphe sur la liberté et la providence divine[5] sont des interprétations, des arrangements à la grecque. Pour eux, il n'y avait sûrement là qu'une manière de réduire le surnaturel à son minimum, un procédé pour écarter Dieu. Au fond, le sadducéen ressemblait beaucoup à l'Israélite
riche et mondain de nos jours, demeurant à Paris, fréquentant peu la
synagogue, vivant la plupart du temps avec des non-Juifs. Ce qu'il y a de
plus difficile à observer pour les Israélites de cette sorte, c'est la
séquestration, l'espèce de clôture qui entoure la vie juive strictement
pratiquée. Dans l'antiquité, la chose était encore plus sensible qu'à
présent. On reconnaissait l'Israélite pieux, le hasid,
à son séparatisme[6]
L'observation rigoureuse de Voulant observer Les dogmes que le judaïsme faisait en marchant, les pharisiens les adoptaient, sans s'arrêter au peu de fondement qu'ils avaient dans les livres anciens. Ils admettaient la résurrection, les récompenses et les peines futures[12], le rôle exubérant des anges[13], l'intervention perpétuelle de Dieu dans les choses humaines[14]. Ils étaient le judaïsme vivant, se développant. Le dévot regarde le nombre des absurdités qu'il avale comme un sacrifice agréable à Dieu. Cette abdication de la raison, en tout cas, plaît aux femmes ; elles s'attachaient avec passion à ces rigoristes, et voyaient en eux les vrais représentants de la religion[15]. Bientôt l'influence d'une femme leur assurera pour un temps le gouvernement d'Israël. Comme importance, en effet, il n'y avait pas de comparaison entre les deux partis. Grâce à leur exactitude religieuse, chose fort prisée en Orient, et à leur patriotisme, les pharisiens jouissaient de la plus grande autorité. Une critique venant d'eux, s'adressât-elle aux personnages les plus élevés, était tout de suite adoptée par le peuple[16]. De là, une opposition étroite, acariâtre, ainsi que le fut celle des républicains doctrinaires sous le règne de Louis-Philippe. C'étaient au fond des républicains rogues avec le pouvoir, fiers de leur puritanisme religieux, comme la bourgeoisie janséniste de Paris avant 1789. Avec cela, cléments, humains, ne partageant pas la dureté du temps, que les sadducéens appliquaient avec la dernière rigueur[17]. Les gens riches et constitués en dignité étaient seuls du parti des sadducéens ; toute la masse du peuple était pour les pharisiens[18]. Dans la pratique, la différence se réduisait à peu de chose ; car les sadducéens, quand ils exerçaient quelque fonction, étaient obligés d'agir en définitive comme des pharisiens, pour se faire tolérer par le peuple[19]. En réalité, ils étaient impuissants. Ils avaient raison ; mais toute l'histoire d'Israël se passera sans eux et en dehors d'eux. Sous le règne de Jean Hyrcan, ces deux dénominations de pharisiens et de sadducéens s'opposèrent comme celles de deux coteries rivales, et dès lors tout le secret de l'histoire juive sera dans le balancement de ces deux partis. Les princes asmonéens étaient d'origine pharisienne. Ils sortaient du peuple, et le principe de leur élévation avait été leur piété, leur patriotisme ardent. Mais les dynasties arrivées de la sorte tournent bien vite le dos à leurs origines. Un prince est nécessairement un homme du monde, suivant la mode et la faisant ; il ne peut vivre avec des gens grossiers, mal appris ; il appartient forcément à la haute société. Nous avons vu le luxe de Simon étonner les Syriens et Jean Hyrcan devenir tout de suite le compagnon de voyage d'Antiochus Sidétès. Plus d'une évolution du même genre s'est produite parmi les parvenus de la démocratie de notre temps. Le pouvoir est une chose civile et polie ; quelle que soit la voie par laquelle on y est arrivé, on devient le lendemain un homme bien élevé ; du moins on éprouve le besoin de vivre avec des gens bien élevés. Un incident[20] décida le changement d'attitude qui s'imposait à Jean Hyrcan, et le jeta du parti pharisien, qui était en quelque sorte son milieu naturel, dans les bras du groupe sadducéen. Le principat de Jean Hyrcan le mettait encore si peu hors de page que l'on était jaloux de lui ; on ne jalouse que ses égaux. Son luxe, sa haute mine faisaient murmurer les vieux républicains ; les pharisiens ne l'aimaient plus. Jean Hyrcan avait été un de leurs adhérents les plus dévoués et de leurs élèves les plus dociles ; mais la fortune du disciple tourna ses maîtres contre lui. Beaucoup pensaient qu'il fallait séparer le spirituel du temporel ; on voulait bien de Jean Hyrcan comme chef militaire ; mais on ne le trouvait pas assez noble pour le pontificat ; on allait jusqu'à dire qu'il devait donner sa démission du pontificat, dignité trop relevée pour lui, et ne garder que le principat laïque. Un grand nombre de docteurs ultra-légitimistes pensaient
d'ailleurs que les Asmonéens ne pouvaient être grands-prêtres, n'étant pas de
la famille sadokite, que leur sacerdoce était nul et sans valeur légale[21]. Dans un diner
magnifique que Hyrcan donna aux pharisiens, un grossier personnage nommé
Éléazar, le lui dit en face de la manière la plus insolente, et appuya son
opinion sur ce fait que sa mère avait été une prisonnière de guerre,
allégation fausse, à ce qu'il parait, en tout cas bien déplacée. Les
pharisiens furent indignés, comme tout le monde, de l'impertinence d'Éléazar
; mais quand on leur demanda quelle peine il fallait appliquer à ce manant,
on ne put obtenir d'eux de prononcer la peine de mort. Jean Hyrcan fut très
blessé. Les sadducéens, envenimant la chose, prétendirent que ce qu'avait dit
Éléazar, tous les pharisiens le pensaient. Ce fait et sans doute bien
d'autres froissements du même genre, venant de ce que les vieux héros du
temps de ses oncles n'oubliaient pas facilement une époque où tous les
enrôlés volontaires étaient égaux et avaient leur franc-parler, poussèrent
Jean Hyrcan dans la coterie des sadducéens. Conformément aux conseils de ces
derniers, il réagit contre toute la discipline nouvelle que les pharisiens
prétendaient imposer comme résultant de Il faut dire aussi que le pharisaïsme était trop étroit pour permettre une sérieuse action du pouvoir, et que la fatalité poussait les descendants d'une famille toute sacerdotale à devenir des souverains laïques et mondains. Impossible de faire la moindre politique suivie avec ces pauvres hasidim qui ne voyaient le monde qu'à travers leurs préjugés et leurs haines. Pour la masse, la vertu devenait de plus en plus synonyme de séparation. On en arrivait à des folies. José ben-Joézer et José ben-Johanan de Jérusalem[24] défendaient de se servir du verre, parce qu'il est fait avec de la terre païenne. Les sadducéens soulageaient le peuple d'une foule d'obligations pénibles ; mais le peuple ne voulait pas être soulagé. En religion, il faut être dur. Une règle a d'autant plus d'adhérents qu'elle est plus sévère ; on gagne plus d'âmes fortes par la rudesse et l'austérité que par la tolérance et par la largeur. |
[1] Josèphe, Vita, I ;
[2] Se rappeler le grand-prêtre qui mettait des gants pour les sacrifices. Vie de Jésus.
[3] Marc, XII, 18 ; Matthieu, XXII, 23 ; Luc, XX, 27 ; Act., IV, 1-2 ; XXIII, 8 ; Josèphe, B. J., II, VIII, 14 ; Ant., XVIII, I, 4.
[4] Act., XXIII, 8.
[5] Josèphe, B. J., II, VIII, 14 ;
[6] Άμιξία. II Macchabées, XIV, 3,38 ; Josèphe, Ant., XIII, VIII, 3 ; Tacite, Hist. V, 5, separati epulis...
[7] Mischna, Iadaïm, IV, 6 et 7 a. Comparer de nos jours les métualis de Syrie, excellentes populations, absolument exclues de l'humanité par leur observance exagérée des servitudes légales.
[8] Esdras, IX, 1 ; X, 11, 16.
[9] Josèphe, Ant., XVIII, I, 3.
[10] Matthieu, XV, I et suiv. ; Marc, VII, 1 et suiv. ; Luc, XI, 38 et suiv. ; Act., VI, 14.
[11] Josèphe,
[12] Josèphe, B. J., II, VIII, 14 ;
[13] Act., XXIII, 8.
[14] Il faut se défier de l'effort que fait Josèphe pour rapprocher ces doctrines du spiritualisme grec. Cette observation est applicable surtout à ce qu'il dit du destin et de la liberté.
[15] Josèphe, XVII, II, 4. Mischna Sota, III, 4 ; Talmud de Jérusalem, Péa, VIII, 8 ; Sota, III, 4.
[16] Josèphe,
[17] Josèphe, Ant., XIII, X, 6 ; XX, IX, 1.
[18] Josèphe,
[19] Josèphe, Ant., XVIII, I, 4.
[20] Josèphe, Ant., XIII, VIII, 5-6. Comparez Derenbourg, Pal., p. 80, note.
[21] Hénoch ; Assomption de Moïse (Lucius) ; Ps. Sal., VIII, 12 ; Leptogenèse (Lucius), p. 109 et suiv. Servi de servis nati (Ass. de Moïse).
[22] Josèphe, Ant., XIII, X, 7.
[23] Vie de Jésus, parce qu'il approchait de la royauté.
[24] Talmud de Jérusalem, Schabbath, I, 7 ; Ketouboth, VIII, 11. Derenbourg, p. 75.