HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE IX. — AUTONOMIE JUIVE

CHAPITRE IV. — JEAN HYRCAN.

 

 

A partir de la mort d'Antiochus Sidétès, la situation de Jean Hyrcan fut totalement changée. Cette mort l'émancipait en quelque sorte, et, quoiqu'il n'eût point encore le titre de roi, lui laissait un degré de liberté qu'aucun ethnarque juif n'avait eu avant lui. La Judée, à compter de ce moment, a vraiment un souverain, travaillant uniquement en vue des intérêts juifs. Aucune armée syrienne ne viendra plus désormais rappeler durement à Jérusalem son état de vassalité. Cette vassalité restera un fait. La suzeraineté syrienne durera jusqu'à ce que commence la suzeraineté romaine. La Judée était trop petite matériellement pour échapper aux grandes hégémonies qui se disputaient le monde. Mais la folle pensée d'Épiphane ne sera reprise par personne.

Les Macchabées, malgré toutes leurs défaites, ont vaincu. L'existence indépendante du judaïsme est assurée.

Toute la Syrie, du reste, inaugurait une période d'émancipation municipale et provinciale. Les ères des villes de Phénicie et de Cœlésyrie commencent en ce temps[1]. Le pouvoir central des Séleucides, en s'affaiblissant, laissait aux individualités locales le moyen de s'affirmer[2] ; de toutes parts se créaient des monnayages. Les tyrans, les dynasties[3] se multiplient. C'est au travers des fissures du pouvoir grec s'écroulant que passa la liberté d'Israël. Ainsi se réalisa le phénomène qu'on n'aurait pas cru possible, d'une autonomie israélite. Ce ne fut pas long ; cela dura soixante ans, le temps qui s'écoule entre la domination grecque et la domination romaine, et l'expérience ne fut pas heureuse. La Thora n'était pas faite pour régir un État ; ce qui en devait sortir, c'était une Église, non une patrie.

L'idée dominante du Juif positiviste, étranger aux rêves du Juif résurrectionniste, était que sa Loi était parfaite et donnerait à une société le complet bonheur, si elle était bien appliquée. Jusqu'à présent, on pouvait dire que des empêchements extérieurs s'étaient opposés à cette réalisation. A partir de l'affaiblissement définitif de la domination syrienne, de tels obstacles n'existaient plus. Israël était absolument maître de ses lois et avait une autorité pour leur application. Le bonheur du peuple fut réel, surtout sous le principat de Simon[4] ; la Loi était rigoureusement pratiquée ; le but semblait atteint. Oh non vraiment, il ne l'était pas. On peut dire que l'idéal juif a eu soixante ans de pleine réalité, depuis la mort d'Antiochus Sidétès jusqu'à la prise de Jérusalem par Pompée. Des tribunaux (bethdin) étaient chargés d'appliquer la Loi ; des supplices étaient ordonnés par l'autorité juive ; la force publique n'était qu'exécutive. La distinction du spirituel et du temporel existait moins encore que du temps de la papauté temporelle. Les peuples ont cru souvent que leur code était le meilleur ; le peuple juif seul a observé comme loi d'État, pendant une période assez longue, une loi censée révélée, ne permettant pas de distinction entre le jurisconsulte et le théologien. La paix, en outre, fut absolue durant ces soixante années. On peut donc dire que l'expérience fut complète. Si le bonheur de l'humanité avait dû venir de la Thora, il aurait été réalisé en Judée, de Jean Hyrcan à Pompée. Or, cette époque fonda justement ce que Jésus combattra le plus énergiquement, la bourgeoisie religieuse, le pharisaïsme et, en face de lui, le sadducéisme, le matérialisme religieux, l'idée que l'homme est justifié par les pratiques extérieures et non par la pureté du cœur.

L'époque asmonéenne est une des époques les plus attristantes de l'histoire. Ce n'est point par là qu'il faut juger Israël. Une Église officielle devenue une chaire de subtilités, une cour qui n'est pas civilisatrice, une nation travaillée par un mal profond ; on ressuscite de tout, même de cela. Le peuple juif était dans l'état d'une nation qui a un sous-sol admirable ; mais une croûte s'est formée ; il faut attendre quelqu'un qui sache la rompre. Ce quelqu'un ne viendra pas du monde officiel ; il ne viendra pas de Jérusalem, du cercle des scribes, des docteurs. Il viendra de Galilée, des rangs du peuple. La société officielle est sans moralité élevée, sans art, sans science, sans idéal, sans progrès. On avait des livres sublimes ; on ne les comprenait plus ; des ébauches surprenantes de réforme sociale ; on en faisait un code mesquin. La Loi, durant le temps dont il s'agit, fut loi de l'État ; mais ce n'est pas pour cela qu'elle avait été faite. Origène a raison de dire qu'envisagée comme loi civile et politique, la loi de Moïse est inférieure à celles de la plupart des anciens législateurs grecs[5]. Une secte religieuse ne devient pas une nation. Qu'on imagine une secte orientale, les Maronites, par exemple, obtenant la complète autonomie politique, on aura l'analogue de la dynastie asmonéenne. Que d'étroitesses ! Que de chaînes à la liberté ! On justifie ces chaînes, pendant qu'elles ont servi à maintenir une nationalité ; une fois la nationalité libérée, elles ne sont plus qu'une entrave.

Les anciens prophètes eussent été les premiers à protester contre l'emploi abusif qu'on faisait de leurs rêves. Ils avaient formulé des aspirations, non rédigé un code. On observait tout sans distinction, même les utopies, les articles les moins rationnels, l'année sabbatique[6] l'année jubilaire, qui, dans diverses circonstances, causèrent de grands embarras, l'unité absolue du lieu où l'on pouvait célébrer les fêtes, prescription qui, deux ou trois fois par an, amenait à Jérusalem des encombrements indicibles[7]. Le judaïsme officiel devint une religion de pratiques gênantes, absorbant la vie et ne l'ennoblissant pas (ce qu'il est encore dans les pays orientaux). Ces pratiques, sous un pouvoir qui les sanctionnait, devenaient des lois de l'État. Quoi de plus intolérable ! Les mœurs, avec tout cela, restaient dures, âpres, égoïstes. La sainteté, comme aux premiers temps de l'islamisme, pouvait aller avec des mœurs de brigands. Ces saints se dépouillent, s'assassinent entre eux. Un saint pouvait être un meurtrier, un ivrogne, un homme de mauvaises mœurs. Heureusement au travers de tout cela, quelques bonnes âmes maintenaient la tradition d'où sortira Jésus. Oh ! Dieu ! qu'il est temps qu'il vienne I Dans tout ce vilain monde, nous n'aimons guère que Mattathiah.

Ce qui se développa dans ces tristes années, ce fut l'esprit de conquête. La circoncision forcée d'un grand nombre de populations non israélites de race, voilà le résultat le plus clair de la période asmonéenne. Les trois premiers Macchabées avaient été de vaillants hommes de guerre ; Jean Hyrcan suivit leur exemple. Son règne fut un grand règne militaire. Et ses conquêtes, les fit-il avec des Israélites passés tout à coup à cet exercice nouveau pour eux ? Non certes ; quand la défense de la religion ne l'anima plus, l'Israélite déposa les armes. C'est avec des mercenaires et des mercenaires étrangers que Jean Hyrcan fit ses conquêtes[8]. Et ces mercenaires, avec quoi les payait-il ? Avec l'argent sacré que la piété des fidèles faisait affluer au temple, et, dit-on, avec les richesses trouvées dans le tombeau de David. Mauvaise éducation pour une nation. Ces mercenaires étaient sans doute souvent circoncis[9]. Que devint la pureté du sang juif ? Voilà pour le relever de singulières recrues.

Juda Macchabée, Jonathan et. Simon avaient fait de nombreuses expéditions en dehors de la Judée, mais non avec l'intention de garder les villes qu'ils prenaient. Gézer, Joppé et quelques localités très voisines, avaient seules été annexées à Juda, et encore la possession en était-elle restée contestée ou exposée aux hasards d'une guerre malheureuse, les rois de Syrie les réclamant sans cesse ou exigeant pour elles des indemnités. Maintenant, il n'en sera plus ainsi : les conquêtes seront durables ; la Judée s'agrandira réellement, et, comme la règle de ces conquêtes sera que les populations soient soumises à la circoncision, on voit ce qui subsiste, devant de pareils faits, de la théorie de la race juive exempte de mélanges. En réalité, le judaïsme désormais n'est plus qu'une religion conquérante, s'adjoignant des éléments pris des côtés les plus divers, les uns par l'effet d'un prosélytisme louable, les autres par la violence et la coaction.

La vie entière de Jean Hyrcan se passa ainsi à batailler contre les peuples voisins de la Palestine, et ses armes paraissent avoir été presque toujours heureuses en ces combats[10]. Il s'empara d'abord de Médaba, de l'autre côté du Jourdain, après un siège de six mois. Puis il attaqua les Samaritains, prit Sichem et le mont Garizim, dont il détruisit le temple. Ensuite il se tourna vers l'Idumée. Ce fut la plus importante de ses expéditions. Les villes d'Adora et de Marissa furent annexées. Les Iduméens en masse furent circoncis, et passèrent désormais pour des Juifs[11]. Un des futurs souverains de la Judée, Hérode, viendra de là ; mais les aristocraties ont le souvenir long, quand il s'agit d'humilier les plébéiens religieux ou politiques. L'Iduméen n'était pour eux qu'un demi-juif ; Hérode, jusqu'à son élévation à la royauté, ne fut qualifié par eux que de cette épithète insultante[12].

Samarie était le centre des haines les plus persistantes contre le nom juif. Jean Hyrcan dut revenir à la charge dans les dernières années de son règne. Les habitants de Samarie assiégés appelèrent à leur secours le roi de Syrie Antiochus de Cyzique. Ce fut l'occasion d'une dernière expédition syrienne en Palestine. Mais, cette fois, les Juifs en vinrent facilement à bout, même quand le roi d'Égypte, Ptolémée Lathyre, se porta en avant pour la soutenir. L'influence romaine se fit peut-être sentir[13]. L'effort syrien et l'effort égyptien furent d'ailleurs très mous. En Égypte, la reine-mère Cléopâtre favorisait les Juifs, malgré son fils, et mettait à la tête de ses armées deux généraux juifs, Helkiah et Ananiah, fils de cet Onias que nous avons vu construire à Léontopolis un temple schismatique.

Samarie fut prise après un siège d'un an[14]. La haine juive s'en donna à cœur joie. La ville fut détruite avec des raffinements pour qu'il n'en restât aucune trace. Le jour de sa destruction fut inscrit au calendrier des bons jours, le 25 novembre[15]. Cet événement joyeux arriva probablement vers l'an 108.

Au point de vue temporel, le règne de Jean Hyrcan fut extrêmement heureux. Il rétablit presque le royaume dans ses anciennes limites du temps de Salomon. Malgré plus d'une difficulté intérieure, il fut toujours respecté du peuple. On lui attribuait des pouvoirs surnaturels, ou plutôt l'idée s'établissait que le grand-prêtre, par suite de l'oracle placé sur sa poitrine, avait le don de seconde vue, surtout au moment où il faisait monter l'encens du soir[16]. Comme son fils, il fut sans doute philhellène, au moins dans l'ordre profane ; trois de ses cinq fils portent des noms grecs à côté de leurs noms hébreux.

Jean Hyrcan ne prit jamais le titre de a roi ». Il resta grand-prêtre souverain, dans le sens théocratique et républicain. Ses monnaies, sans effigie, portent la légende :

JEAN, GRAND-PRÊTRE ET LE SÉNAT DES JUIFS[17],

ou bien :

JEAN, GRAND-PRÊTRE, CHEF DU SÉNAT DES JUIFS.

Jérusalem est encore une ville de prêtres ; le grand prêtre est le chef de la communauté, représentée par le sénat ou gérousie.

C'était bien une république théocratique, en effet, que Jérusalem à cette époque. Le mot que nous traduisons par sénat ou gérousie[18], d'autres le traduisent par communauté. Les inscriptions de Carthage[19] confirment le premier sens. Dans ces vieilles sociétés, d'ailleurs, cette distinction ne se faisait pas. A cette époque, on n'avait pas l'idée du suffrage universel. Une ville n'était représentée que par ses vieillards.

 

 

 



[1] Tyr de 120 av. J.-C. ; Sidon de 111 ; Ascalon de 104. Voir Norris, Eckhel. Jérusalem a ici une priorité : Primi omnium ex orientalibus.

[2] Mission de Phénicie, p. 615-616.

[3] Lysanias, Zénodore, Ptolémée, fils de Mennée, Zénon Cotylas, Zolle, Dionysius de Tripoli, Théodore d'Amathus, Démétrius de Gamala, Marion de Tyr.

[4] I Macchabées, XIV, 4 et suiv.

[5] Erubesco confiteri quia tales leges dederit Deus. Origines du christ., VII, 512-513. Les peuples chrétiens n'ont jamais pensé que la loi de Moise pût devenir une loi appliquée par les tribunaux. L'Écosse puritaine est le seul pays où des lois du Pentateuque aient figuré dans le visa d'un jugement et entraîné des condamnations.

[6] Année 38-37, Saulcy, op. cit., p. 200. Josèphe, Ant., XVI, VIII, 1. Cf. Schürer, I, 29-31. Josèphe, Ant., XV, I, 2. Josèphe recoupait presque l'absurdité.

[7] Josèphe, Ant., XIV, XIII, 4. Voir Vie de Jésus, p. 219.

[8] Josèphe, Ant., XIII, VIII, 4.

[9] Josèphe (Ant., XIII, XVI, 2, 3) les fait parler en style païen.

[10] Josèphe, Ant., XIII, IX, 1 ; X, 2.

[11] Josèphe, B. J., IV, IV, 4.

[12] Josèphe, Ant., XIV, XV, 2.

[13] Josèphe, Ant., XIII, IX, 2.

[14] Josèphe, Ant., XIII, X, 3.

[15] Megillath Taanith ; Derenbourg, p. 72 et suiv.

[16] Josèphe, Ant., XIII, X, 3, 7.

[17] Madden, Jew. coin., 74-81.

[18] הכר = senatus populusque.

[19] Corpus inscr. sem., n° 165, t. I, p. 228.