HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE XV. — VICTOIRES DE JUDA MACCHABÉE. RÉTABLISSEMENT DU CULTE.

 

 

Lysias, investi par Antiochus du soin de réprimer le soulèvement juif, fit des préparatifs considérables, et chargea Ptolémée fils de Dorymène, gouverneur de la Cœlé-Syrie, de diriger la campagne. Les opérations militaires furent confiées à deux généraux fort estimés, Nicanor et Gorgias[1]. La victoire paraissait si assurée que déjà les marchands d'esclaves remplissaient le camp syrien, pour trafiquer des captifs qui allaient être faits. Juda rassembla ses forces à Mispa[2]. Ce n'étaient plus des bandes de fanatiques, ne cherchant qu'à mourir pour leur foi. C'était une petite armée, très bien organisée en régiments et en bataillons. La piété y était intense ; on se préparait par le jeûne et la prière à un combat inégal[3].

La manœuvre de Juda[4] fut d'un vrai capitaine et est encore admirée aujourd'hui des hommes de guerre. Quand il apprit que l'armée syrienne était arrivée à Emmaüs[5], à l'entrée des défilés qui conduisent au plateau de Jérusalem, il porta lui-même son armée à proximité de l'ennemi, vers le Sud. Les Juifs se montraient effrayés de la multitude qu'ils avaient à combattre. Juda renvoya chez eux les nouveaux mariés[6] et ceux qui avaient acquis récemment des propriétés, craignant qu'ils ne montrassent dans l'action quelque mollesse ; puis il annonça que, le lendemain matin, au point du jour, on marcherait à l'ennemi.

Nicanor fut informé de tout cela par ses espions. Il pensa pouvoir enlever le camp juif par une surprise de nuit. Gorgias fut chargé d'exécuter ce coup hardi. Juda, qui en fut informé, fit prendre un repas à ses hommes ; puis il ordonna d'allumer de grands feux, décampa dans le plus profond silence, et se jeta dans la montagne, en se rapprochant par des détours du corps principal de l'armée syrienne.

Gorgias tomba sur le camp juif, qu'il trouva évacué. Croyant que les Juifs s'étaient enfuis dans la montagne, il s'y jeta de son côté pour les poursuivre. Mais Juda, qui connaissait le pays, arriva, dès l'aube, en vue du camp syrien. Les trompettes sonnèrent la charge ; les Juifs se précipitèrent avec furie ; malgré leur petit nombre, profitant de l'étonnement des ennemis, ils remportèrent en quelques heures une complète victoire. Tout était fini, et le camp syrien était en flammes, quand survint Gorgias, qui avait battu la campagne sans trouver personne devant lui. Pris de terreur et de découragement, ses soldats se dispersèrent. Le butin fut énorme.

La conséquence de la victoire d'Emmaüs (printemps de 165) semblait être la reprise de Jérusalem, qui devait tenir si fort à cœur au héros juif. Mais Juda sentait que la guerre de campagne n'était pas finie. Lysias, en effet, n'était pas loin[7], et accourait en personne pour venger l'échec de ses lieutenants (automne de 165[8]). Il fut complètement battu à Bethsour, près d'Hébron, puis revint à Antioche, pour préparer une revanche qui ne devait jamais venir.

Rien ne s'opposait plus à ce que Juda Macchabée rentrât dans Jérusalem et en chassât l'abomination de la désolation[9]. La position d'Akra était si forte qu'il ne songea pas sérieusement à en déloger les Syriens. Mais, séparées par une vallée, les deux collines de Jérusalem étaient assez indépendantes l'une de l'autre pour qu'une garnison placée sur l'une des acropoles ne gênât pas beaucoup les services religieux qui se pratiquaient sur l'autre. Les murs ayant été détruits par ordre d'Antiochus, Juda put pénétrer sans coup férir dans la ville et la cour du temple. Les renégats allèrent se mettre sous la protection des Syriens dans Akra.

Le spectacle qu'offrait l'enceinte du temple devait être hideux pour un Juif. Tout présentait l'aspect de l'impureté et de l'abandon ; les constructions étaient délabrées, les broussailles croissaient de tous les côtés. On ne tarda pas d'une heure à faire disparaître tant d'horreurs. Les troupes de Juda tenaient la garnison d'Akra en échec pour l'empêcher de troubler ce qui se faisait de l'autre côté de la ville. La statue de Jupiter Olympien et l'autel qui la soutenait furent brisés ; on jeta ces pierres maudites dans un lieu impur. Quant à l'ancien autel, qui était bien l'autel de Iahvé, mais qui avait servi à d'abominables sacrifices, on en déposa les pierres dans un certain endroit, en attendant qu'il apparût un prophète qui déciderait ce qu'il en fallait faire[10]. On choisit des prêtres parfaits selon les règles lévitiques ; on les chargea de toute la besogne. On rétablit les choses telles qu'elles étaient trois ans auparavant. Les vases sacrés, le chandelier, l'autel des parfums, la table des pains, les rideaux furent refaits à neuf.

Le 25 de kislev de l'an 165, trois ans jour pour jour après la grande profanation[11], on fit le matin un sacrifice solennel sur le nouvel autel des holocaustes. La façade du temple était ornée de couronnes d'or et d'écussons. La cérémonie fut accompagnée de cantiques[12], chantés au son des lyres, des harpes et des cymbales. Le Psaume Iakoum élohim[13] fut relevé, rajeuni, complété pour la deuxième ou troisième fois. La piété populaire était portée à son comble. La fête dura huit jours. Il fut établi, par décret de la communauté, qu'on la célébrerait à perpétuité, en souvenir éternel de ce grand jour[14]. Le rite fut à peu près celui de la fête des tabernacles[15]. La fête des tabernacles rappelait le séjour au désert ; la nouvelle fête des tabernacles rappellerait, disait-on, un temps où Israël fidèle avait vécu dans les montagnes et les cavernes, menant l'existence des bêtes. On portait des thyrses, des branches d'arbres, des rameaux de palmiers ; on chantait des hymnes ; plus tard on y ajouta des lampes que l'on promenait, des illuminations[16].

Ce jour, en effet, fut un des plus extraordinaires de l'histoire d'Israël. Une bande de lévites et de gens peu militaires d'habitude avaient réussi à arracher leur temple à une puissance qui, sans être la première du monde, disposait d'une armée sérieuse. Le dominium syrien n'est pas expulsé de Jérusalem ; mais l'autonomie juive est en réalité fondée. Rome réussira mieux dans deux cent trente-cinq ans, sans rien pouvoir non plus contre l'esprit. Rome était autre chose qu'Antiochus ; puis, les circonstances étaient bien différentes. Des mouvements d'indépendance analogues se produisaient dans toute la Syrie. Le lien séleucide s'affaiblissait. Des républiques, des dynasties indépendantes s'établissaient de tous les côtés. A l'ère d'Antioche commençant à l'établissement définitif de Séleucus Nicator, se substituent une foule d'ères de villes particulières[17]. Ce qui fonde les dynasties, la force militaire, a parlé en Judée, comme partout. Il y aura une dynastie juive, sortie non de la maison de David, maintenant oubliée, mais du fanatisme lévitique. Jérusalem et la Judée n'auront pas d'ère nouvelle ; mais la crise a produit des dogmes nouveaux, qui bientôt seront les dogmes du monde. Un nouvel Israël est sorti de la lutte macchabaïque. Ce pauvre pays va plus que jamais travailler pour l'humanité. C'est maintenant surtout qu'il va pouvoir dire comme Rachel, quand Nephtali vient au monde : Naphtoulé élohim niphtalti, J'ai lutté des luttes de Dieu.

Il y aura bien plus d'intérêt à étudier ce combat intérieur qu'à suivre les péripéties politiques de la petite dynastie qui est en train de se fonder. Avide d'espérer quelque chose, pour consoler sa triste destinée, la pauvre humanité va bientôt se rattacher aux espérances tard venues en Israël. Le peuple arrivé le dernier à l'immortalité enseignera l'immortalité à des peuples qui semblaient la tenir de leurs ancêtres. Cela vaut mieux que les misérables petites intrigues dont Jérusalem va être le centre. La nouvelle dynastie aura tous les défauts des dynasties orientales, tous les défauts des mauvais Juifs. Oublieuse de ses origines, fanatique sans piété, elle tournera bien vite à la dynastie profane ; elle contrariera les vraies destinées du peuple ; elle préparera Hérode, et combattra Jésus, avant qu'il soit né. Ce n'est pas de là que viendra la vraie gloire d'Israël.

 

 

 



[1] I Macchabées, III, 38-41 ; II Macchabées, VIII, 8-11.

[2] Neby Samouïl, à une lieue au N.-0. de Jérusalem.

[3] Les histoires juives ont sans doute exagéré la force de l'armée syrienne. Devant le déploiement complet des forces syriennes, Juda Macchabée est toujours vaincu.

[4] I Macchabées, IV, 1-25 ; II Macchabées, VIII, 12 et suiv. ; Josèphe, Ant., XII, VII, 34.

[5] Il s'agit d'Emmaüs = Amwas (distincte de l'Emmaüs évangélique), qui fut, à partir de 223 après J.-C., appelée Nicopolis, en souvenir de la victoire de Juda Macchabée (Chron. pasch., année 223 ; saint Jérôme, Onomast. ; Jules Africain).

[6] Loi du Deutéronome (XX, 7).

[7] I Macchabées, IV, 29. Tout cela se comprend peu s'il venait d'Antioche. Qu'on lise Ίδουμαίαν (Fritzsche) ou l'ancienne leçon Ίουδαίαν (cf. Josèphe), on ne conçoit pas que, s'il y eût eu un long intervalle entre la bataille d'Emmaüs et l'arrivée de Lysias en Judée, Juda Macchabée n'eût pas pris plus tôt Jérusalem. On ne peut, du reste, s'empêcher d'avoir quelque doute sur cette bataille de Lysias.

[8] I Macchabées, IV, 26-35 ; II Macchabées, XI, 1-15 ; Josèphe, Ant., XII, VII, 5.

[9] I Macchabées, IV, 36-59 ; II Macchabées, X, 1-8.

[10] I Macchabées, IV, 43-46. Cf. Mischna, Middoth, I, 6 ; Derenbourg, Palest., p. 60-61.

[11] I Macchabées, IV, 52. Cf. Megillath Taanith, § 23. Cf. Derenbourg, p. 62.

[12] Les mots hébreux que porte Ps. XXX dans son titre veulent dire qu'on le chante à la fête de la Hanouka. Cf. Soferim, XVIII, 2.

[13] Ps. LXVIII.

[14] Ce fut la fête de Hanouka, en grec έγκαίνια. Cf. les deux lettres mises en tête du 2e livre des Macchabées. Voir Vie de Jésus, p. 370.

[15] II Macchabées, I, 9 ; X, 6 et suiv. Cf. Jean, X, 22.

[16] Josèphe, Ant., XII, VII, 7 ; Baba Kama, VI, 6.

[17] Mission de Phénicie, p. 615-616.