HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE XI. — PERSÉCUTION D'ANTIOCHUS. L'ABOMINATION DE LA DÉSOLATION.

 

 

Dès son avènement (175 av. J.-C.), Antiochus se montra mal disposé pour les Juifs, au moins pour les Juifs piétistes ou hasidim. Tous les emplois étaient réservés aux Juifs libéraux, dont plusieurs, pour se rendre agréables au roi, renoncèrent à leur religion et se firent adorateurs de Jupiter Olympien. Ces apostasies furent nombreuses[1]. Le renégat devenait l'objet de toutes les faveurs ; les places, les emplois lucratifs lui étaient réservés[2]. La circoncision restait, pour lui, de son vieil état, un souvenir pénible, qui l'exposait dans les lieux publics à des observations désagréables. Il y remédiait par une opération douloureuse que Celse a décrite[3]. A partir de ce moment, le renégat prenait un air crâne, se promenait partout en costume grec, s'attachait à réaliser en tout le type d'un Grec accompli, n'avait que du mépris pour les usages mosaïques et pour ses coreligionnaires arriérés.

On conçoit l'horreur et la douleur que l'Hiérosolymite fidèle éprouvait à la vue d'un pareil être, souvent affublé de titres officiels et largement rétribué pour son apostasie. De jour en jour, l'épidémie d'hellénisme sévissait ; les modes d'Antioche se propageaient comme par enchantement ; dans la ville, la majorité était gagnée aux nouveautés[4]. L'avènement d'Antiochus, dont on connaissait probablement les idées, donna au parti grec une force invincible. Le grand- prêtre Onias III était le chef de la résistance ; c'était un homme pieux et ferme, qui, sous Séleucus Philopator, avait défendu énergiquement le trésor du temple[5] ; son frère Jésus, qui, selon la mode des hellénisants, se faisait appeler Jason, était à la tête du parti grec. L'effort de ce parti consista dès lors à faire destituer Onias pour mettre en sa place Jason. Ce dernier fit au roi d'énormes promesses d'argent. Il s'engagea, en outre, à travailler de toutes ses forces à l'hellénisation de Jérusalem, en particulier à y faire bâtir un gymnase et une éphébie. Les habitants de Jérusalem devaient être inscrits comme Antiochéniens et considérés comme citoyens d'Antioche. Antiochus agréa ces propositions. Onias fut déposé et Jason lui fut substitué comme grand-prêtre[6]. L'hellénisation alors fut poussée à outrance. Le gymnase fut bâti ; la jeunesse y afflua ; on vit des prêtres abandonner leur service à l'autel pour aller s'exercer à la palestre. Ce fut une vraie fièvre d'innovation et de transformation ; chacun fut occupé à dissimuler sa circoncision, à se donner la tournure d'un Grec. Jamais la destinée d'Israël ne courut plus de dangers qu'à cette heure néfaste (vers 172 av. J.-C.). Un effort de plus, la Bible hébraïque était perdue, la religion juive effacée pour jamais.

Jason ne se laissait arrêter par aucun scrupule. L'année où tombèrent les fêtes quinquennales de Melkarth à Tyr, il envoya un riche cadeau, pour faire montre de largeur et de générosité. Les porteurs de ce cadeau furent plus timorés que le grand-prêtre ; ils remirent l'argent ; mais ils s'arrangèrent de manière à ce qu'il ne reçût pas un emploi directement liturgique.

Jason ne garda le pouvoir que trois ans. Un certain Onias, qui se faisait appeler Ménélas[7], et qui est parfois présenté comme frère de Jason[8], le supplanta (171), en promettant à Antiochus des sommes d'argent encore plus fortes. Pour payer cette espèce de tribut, il s'empara des trésors du temple et commit toutes sortes de crimes[9]. Le vieil Onias III s'était retiré à Daphné, près d'Antioche ; c'était un homme droit et d'une grande indépendance de paroles ; Ménélas le fit assassiner. Ainsi périt le dernier grand-prêtre sadokite. Depuis le retour de la captivité de Babylone on n'avait pas pris un seul grand-prêtre hors de la race de Saraïah.

Jason, quoique déposé, continuait ses menées. Ce fut entre ces deux scélérats une véritable rivalité pour savoir qui ferait le plus de mal à son pays. On ne saisit pas bien le fil de toutes ces intrigues. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'en 170, Antiochus, revenant d'une de ses expéditions d'Égypte, entra dans Jérusalem, y fit couler des flots de sang, et, guidé dans ses méfaits par l'odieux Ménélas, pilla le temple, dont il emporta à Antioche les objets les plus précieux[10].

La situation était horrible ; tout sentiment de moralité paraissait détruit ; Dieu vraiment semblait avoir totalement détourné sa face de dessus son peuple. Et cependant, l'on vit pis encore. En 168, Antiochus fit en Égypte une nouvelle expédition brusquement arrêtée par le cercle de Popilius Lænas. Il reprit furieux la route du Nord ; toute sa rage tomba sur Jérusalem[11]. Peut-être les accointances, déjà sensibles, des Juifs conservateurs avec les Romains furent-elles la cause secrète de cette volte-face, inintelligible au premier coup d'œil. Cette fois, s'est une abolition complète du judaïsme qu'il voulait. Le moyen d'exécution était clair et radical. Il consistait à chasser l'ancienne population, et à la remplacer par une colonie grecque ou hellénisante[12]. Rien n'était plus ordinaire à cette époque que de pareilles substitutions. Presque toutes les villes macédoniennes de Syrie devaient leur origine à un Veteres migrate coloni plus ou moins brutal. Nous verrons bientôt les Juifs pratiquer les mêmes procédés[13] quand ils seront les plus forts. Antiochus chargea un de ses agents fiscaux, nommé Apollonius, de l'exécution de ces mesures. Beaucoup de Juifs quittèrent la ville ; beaucoup restèrent et furent mis à mort ; leurs femmes et leurs enfants furent vendus comme esclaves. Le reste apostasia. Des païens furent amenés pour remplir les vides laissés par l'expulsion ou l'extermination de la population juive. Il y eut ainsi quelques mois et même quelques années où Jérusalem ne compta pas un seul habitant juif. Adonaï manquait outrageusement à sa parole ; toutes les promesses, toutes les prophéties étaient anéanties.

Les Syriens apparemment se fiaient peu à la nouvelle colonie qu'ils avaient amenée dans Jérusalem ; car ils firent raser les murs de la ville, qu'ils envisageaient comme un appui permanent laissé à la cause juive, et ils se firent construire, sur la colline opposée à Sion[14], une citadelle à part qu'ils appelèrent Akra, qui pût servir de fort à leur garnison et de refuge à la population hellénique, ainsi qu'aux renégats[15]. Cette précaution ne fut pas inutile. Dans la longue lutte qui va suivre, Akra resta toujours entre les mains des Syriens ; elle ne sera conquise par les Juifs que dans vingt-six ans, en 141[16].

Le culte juif fut interrompu ; le sacrifice perpétuel, ou tamid, cessa. Le temple fut nécessairement transformé selon les besoins nouveaux. Le patron de la propagande syrienne était Jupiter Olympien. Jupiter Olympien fut substitué à Iahvé. L'ameublement intérieur du temple avait été pillé deux ans auparavant ; l'autel des parfums, le chandelier à sept branches, la table des pains de proposition étaient enlevés. On ne sait quelles transformations firent les païens dans le saint des saints ; les portes étaient fermées ; selon les habitudes helléniques, le grand autel devant le temple avait seul de l'importance. Là se passa un fait des plus graves. Une statue de Jupiter Olympien fut placée sur un soubassement ajouté derrière l'autel, si bien que c'était à elle que les sacrifices étaient offerts. Cette image fit aux Juifs une horreur indicible. Ils se rappelèrent la date où elle avait été érigée, le 15 kislev de l'an 145 des Séleucides, par conséquent en décembre 168 avant Jésus-Christ. Ils accumulèrent pour la désigner les mots les plus sales qu'ils purent ; ils l'appelèrent טשטם שקוץ la crotte malfaisante, que les Grecs rendirent par βδέλυγμα τής έρημώσεως, l'abomination de la désolation, selon le latin[17]. Le mal, en effet, était à son comble. Iahvé était remplacé par son rival, qui, au seuil même de son temple, recevait, à sa place, la fumée des victimes. Jamais pareille abomination ne s'était vue. Nabuchodonosor avait détruit le sanctuaire ; cette fois c'était un Dieu étranger qui s'installait dans la demeure même de Iahvé, le remplaçait, usurpait ses honneurs. Ô horreur !

De pareils autels à Jupiter Olympien furent élevés dans les villes juives des environs de Jérusalem[18]. Iahvé fut poursuivi jusque dans son sanctuaire du Garizim. Là ce fut le vocable de Zeus Xenios qui prévalut. La population samaritaine offrit sans doute moins de résistance que la population juive ; on ne parle pas de martyrs samaritains à cette date[19].

En même temps que le culte grec était établi dans toute la Judée, le culte juif était sévèrement proscrit. La circoncision, l'observation du sabbat et des autres prescriptions juives étaient défendues sous peine de mort. La surveillance était des plus sévères. La guerre fut déclarée au livre cause de tout le mal ; tous les exemplaires de la Thora qu'on put trouver furent détruits. Chaque mois, des inspecteurs passaient pour saisir les volumes de la Loi, pour voir si quelque cas nouveau de circoncision s'était produit. Aux bacchanales, tous étaient obligés de prendre part à la fête, couronnés de lierre[20]. L'interdiction légale du porc donnait lieu à mille taquineries. Les cours du temple devinrent le théâtre d'orgies ; les païens venaient s'y livrer à la débauche avec des courtisanes. On raconta des faits horribles, exagérés sans doute. Deux femmes furent amenées aux juges pour avoir circoncis leurs enfants ; on les leur suspendit aux mamelles ; les malheureuses furent ensuite précipitées du haut des murs. Des gens qui s'étaient retirés dans une caverne pour célébrer le sabbat se laissèrent enfumer, plutôt que de faire un mouvement pour se défendre[21]. De nombreuses légendes de martyrs se formèrent. Le vieillard Éléazar qui se refuse à une fiction innocente pour sauver sa vie[22], la mère qui assiste au supplice de ses sept fils[23] et les encourage, sont le premier type de ces récits qui devaient faire la fortune du christianisme[24]. Les Actes des Martyrs, comme toutes les branches de la littérature chrétienne, ont leur racine en Israël.

L'ébranlement terrible qu'un état de choses aussi tragique dut causer dans la conscience du pauvre Israël se traduisit sans doute en prières ardentes, en élégies. La forme de l'élégie et de la prière, en Israël, c'était le psaume. Il se produisit donc sûrement des morceaux de ce genre, qui peut-être furent écrits[25]. Mais de pareils morceaux figurent-ils dans le recueil actuel des Psaumes ? C'est un des points sur lesquels il est le plus difficile de se prononcer. L'âme d'Israël n'était pas changée ; mais la langue était changée, et nous croyons que des pièces composées au temps d'Antiochus ne seraient pas si difficiles à discerner des pièces classiques plus anciennes[26]. Le siècle n'était pas littéraire ; la langue était plate et abaissée. C'est dans l'ordre des sentiments et des opinions religieuses que les modifications les plus importantes s'effectuaient. Israël chassait sur ses vieilles ancres. Les anciennes positions n'étaient plus tenables. L'espèce d'horizon fermé qu'Israël avait eu jusque-là devant les yeux devait à tout prix être reculé. Des rêves d'infini, barrés par un mur, voilà ce qu'a fait jusqu'ici Israël. Le mur va tomber : Israël va enseigner au inonde l'immortalité qu'il a ignorée jusqu'ici et que même il n'a jamais dogmatiquement professée.

 

 

 



[1] I Macchabées, I, 11.

[2] Daniel, XI, 30, 39 ; I Macchabées, II, 18.

[3] I Macchabées, I, 15. Cf. les Apôtres, p. 330.

[4] I Macchabées, I, 11-15.

[5] II Macchabées, III, 1 et suiv., IV, 1 et suiv.

[6] II Macchabées, IV, 7-10. Josèphe erroné.

[7] Peut-être par un jeu graphique. Dans l'alphabet hébreu d'alors, le nom הכיא a beaucoup d'analogie avec כונלא.

[8] Josèphe, Ant., XII, V, 1 ; cf. XV, III, 1.

[9] II Macchabées, IV, 27-50.

[10] I Macchabées, I, 20-24 ; II, 9 ; II Macchabées, V, 1-21 ; Josèphe, Ant., XII, V, 3 ; Contre Apion, II, 7.

[11] Daniel, XI, 30-31.

[12] I Macchabées, I, 2940 ; II Macchabées, V, 23-26 ; Josèphe, Ant., XII, V, 4. Comparez Daniel, VII, 25 ; VIII, 11 et suiv. ; IX, 27 ; XI, 31 et suiv. ; XII, 11.

[13] A Jaffa, à Gézer.

[14] Celle où est Nebi Daoud, le prétendu Sion des topographes traditionnels.

[15] I Macchabées, I, 31, 33-36 ; Josèphe, Ant., XII, V, 4. Des emplois comme II Macchabées, IV, 12, 27 ; V, 5, sont des prolepses.

[16] La position d'Akra est fort controversée. On tombe dans de vraies impossibilités en plaçant ce grand burg aux environs du temple ou sur la colline d'Ophel. Akra est un mot synonyme d'άκρόπιλις. En faire une ville basse est également inadmissible. La forte position de la colline occidentale de Jérusalem convient à merveille. Il est vrai que Akra est identifiée à la ville de David ou Sion (I Macchabées, I, 33 ; II, 31 ; VII, 32 ; XIV, 36). Mais il est parfaitement plausible que l'erreur par laquelle on transféra Sion de la colline orientale à la colline occidentale, erreur pleinement adoptée par Josèphe, fût déjà un fait accompli du temps des Macchabées. Il est vrai que le premier livre des Macchabées (IV, 37-60 ; V, 54 ; VI, 48-62 ; VII, 33) identifie Sion avec la colline du temple. Peut-être l'identité de Ville de David et Sion n'était-elle pas pour lui bien constante. Voir en particulier I Macchabées, VII, 32 et 33, où la ville de David et Sion sont nettement distingués, et surtout I Macchabées, 52.

[17] Daniel, IX, 9.7 ; XI, 31 ; XII, 11 (cf. VIII, 13) ; I Macchabées, I, 54, 59 ; II Macchabées, VI, 2. Cf. Matthieu, XXIV, 15.

[18] Voir I Macchabées, I, 46, 49, 50, 57, 58 ; II, 15, 23.

[19] Le passage I Macchabées, III, 10, semble même supposer que les Samaritains firent cause commune avec les Syriens contre les Juifs.

[20] II Macchabées, VI, 2-7.

[21] II Macchabées, VI, 4-11 ; Daniel, XI, 33-35.

[22] II Macchabées, VI, 18 et suiv.

[23] II Macchabées, VII, 1 et suiv. Comparez ce qu'on appelle le IVe livre des Macchabées, Origines du Christianisme, V, 303 et suiv. Sur les textes juifs, voir Zunz, Die gottesdienstlichen Vorträge der Juden, p. 124.

[24] Les invraisemblances sont les mêmes : Antiochus présidant aux supplices, etc.

[25] On en trouve des traces dans I Macchabées, I, 625 et suiv. ; 38 et suiv. ; II, 6 et suiv. ; 51 et suiv.

[26] Les Psaumes XLIV, LXXIV, LXXIX, LXXXIII, surtout, conviennent parfaitement à ce temps ; mais, après tout, rien ne s'oppose à ce qu'ils soient plus anciens, ces anavim s'étant souvent trouvés dans des situations analogues. Ces psaumes sont de la plus belle langue classique, du style le plus relevé, souvent (LXXIV surtout), pleins d'obscurités et de fautes de copistes. Or la langue, à l'époque des Macchabées, était extrêmement abaissée et le génie poétique perdu ; le style est plat, prolixe à la façon araméenne, n'offrant jamais aucune difficulté quand l'auteur ne fait pas exprès de contourner sa pensée. On en peut juger par le livre de Daniel, par les pièces originales qu'on entrevoit derrière le premier livre des Macchabées, par les cantiques que la rhétorique de ce temps sème à tout propos et dont le ton est si faible. Notez surtout la fade prière, Daniel, IX, 4 et suiv. ; comparez les cantiques du ch. III. Si l'époque des Macchabées avait produit des psaumes, ces psaumes formeraient un groupe reconnaissable dans l'un des cinq livres qui composent le recueil actuel, ou plutôt ils formeraient un recueil à part qu'on n'eût pas attribué à David. Le Psautier de Salomon, peu postérieur aux Macchabées, a-t-il pu jamais être confondu avec le psautier davidique ? Tout porte à croire que le recueil canonique des Psaumes était clos et même traduit en grec à l'époque des Macchabées (Sirach, prol. et XLVII, 6 et suiv.). Il s'ajoutait encore des livres à la fin du volume biblique (Daniel, Ecclésiaste, Lamentations) ; mais le volume ancien ne se desserrait plus ; on n'osait plus y rien introduire. Le style de la traduction grecque des Psaumes est uniforme ; cette traduction est l'œuvre d'un même écrivain. Les psaumes macchabaïques, s'il y en avait, trancheraient sur le reste, dans le grec comme dans l'hébreu. Ajoutons que le psaume qui parait le plus macchabaïque, le psaume LXXIV, est cité dans le premier livre des Macchabées (ch. VII, 16-17), comme un vieux texte prophétique. Comparez l'allusion à Ps. XCII, 8, dans I Macchabées, IX, 23. Disons aussi que le Psautier de Salomon suppose le Psautier canonique clos et attribué tout entier à David.