HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE X. — LUTTE EN PALESTINE POUR L'HELLÉNISME. ANTIOCHUS ÉPIPHANE.

 

 

Vers 175 avant Jésus-Christ, la victoire de l'hellénisme, dans toute la partie orientale de la Méditerranée, est un fait accompli. Seul, le judaïsme de Palestine résiste obstinément. Ici même, l'engouement des modes grecques est profond ; tous les éléments légers et mobiles, jeunes et intelligents se tournent vers le soleil qui va éclairer le monde. Mais un vieux parti, exclusivement admirateur de la Thora, hostile au rationalisme grec, se raidit plus que jamais. Nous verrons ce parti l'emporter et faire du peuple juif un unicum dans l'histoire. L'Égypte, la Phénicie, la Syrie, l'Asie Mineure, l'Italie, même Carthage, l'Arménie et l'Assyrie, dans une assez forte proportion, s'hellénisèrent ; seule la Palestine opposa un Non résolu à cette grande séduction. Elle continua à parler un idiome sémitique, à penser en sémitique. Elle ne participa à la science grecque que dans une mesure très restreinte. Elle ne sut rien de cette littérature qui faisait délirer toutes les parties éclairées de l'humanité ; elle ignora le canon suprême de la raison et de la beauté qui venait d'être établi.

La vie grecque se composait de quelques pièces essentielles, d'une sorte de discipline extérieure exigeant des établissements publics et, à certaines heures, une activité en commun, une éphébie, pour la jeunesse, un théâtre pour la vie publique et la culture littéraire, des bains, un gymnase et un xyste pour les exercices du corps. Le soin de sa propre personne primait tout dans la vie d'un Grec. Certes la propreté et l'hygiène tiennent une place considérable dans la vie d'un Oriental qui se respecte (juif de l'ancienne école ou musulman) ; mais la pédagogie grecque avait de bien autres exigences. Les luttes et les exercices factices de la gymnastique sont antipathiques aux Orientaux. Les nudités qu'entraînait la palestre grecque les choquaient. Ils y voyaient un acheminement à des vices contre lesquels, malheureusement, la Grèce[1] ne prenait pas assez de précautions. La circoncision était souvent, au gymnase, un objet de raillerie[2]. L'émulation que ces jeux entretenaient paraissait aux Israélites zélés une mauvaise chose et autant d'enlevé au sentiment des gloires nationales[3].

La ville de Jérusalem se partageait ainsi en deux camps. Une moitié, affolée du désir d'imiter les usages grecs, ne négligeait rien pour gréciser ses allures, son costume, son langage. A ce parti grécomane, s'opposaient les gens pieux, à idées bornées, ceux qu'on appelait les hasidim, hostiles à la civilisation grecque, même dans ses parties excellentes, n'écrivant qu'en hébreu ou en araméen et dans les cadres de l'ancienne littérature. Cette division profonde répondait à une autre, plus profonde encore. La majorité de la communauté juive était fervente ; mais il y avait aussi dans son sein beaucoup de tièdes, beaucoup de gens à peine juifs, ennemis de ce que le genre de vie selon la Thora avait d'étroit. Ce groupe indévot était une proie tout offerte à une propagande venant du dehors, surtout quand tous les courants du moment polissaient dans le même sens. Les hasidim, de leur côté, formaient une coterie, une synagogue tout à fait à part[4].

La Thora exécutée comme une loi par une autorité civile juive devait faire quelque chose d'intolérable, et cela est tout simple, ce code étant une œuvre d'utopistes, de théoriciens d'une société idéale, non un droit coutumier formulé, réformé. On le vit bien sous les Asmonéens, quand le pouvoir de la nation appartint réellement à des Juifs. Au temps où nous sommes arrivés, il n'en était pas tout à fait ainsi ; mais peu s'en fallait. Les gouvernants perses et grecs se souciaient médiocrement des affaires de toutes ces communautés, si bien qu'elles devenaient des petits États tyranniques. Les choses se passaient comme dans les communautés de raïas de l'empire ottoman, où l'individu est sous le pouvoir absolu de son clergé. Un Juif pieux était donc régi par la Thora juive, admirable pour ses aspirations sociales, mais qui constituait à peu près le plus mauvais code qu'il y ait jamais eu. Cela faisait des situations impossibles. Il n'est pas surprenant que le droit grec, qui était, comme le droit romain, purement rationnel, offrit, selon plusieurs, pour sortir de ces impasses, une porte tout ouverte.

Ni les Lagides, qui ne pratiquèrent jamais le compelle intrare pour l'hellénisme, ni Antiochus le Grand et son successeur, qui furent tolérants, n'essayèrent d'intervenir dans ce foyer brûlant, pour exercer une influence au profit de l'un ou l'autre des deux partis. Il n'en fut plus de même quand le trône vint à être occupé par Antiochus dit Épiphane[5], esprit brouillon, sans tenue, libéral par moments, violent toujours, et qui gâtait les meilleures causes par ses intempérances et son manque de jugement. Les Juifs, prévenus peut-être, lui trouvaient le visage hautain, l'air farouche, le cœur tellement dur que rien de ce qui touche l'homme, ni les femmes ni la religion, ne pouvaient le fléchir. Selon eux, il n'était pétri que d'orgueil et de fraude[6]. Son manque de dignité, ses actes de polisson débauché n'auraient pas eu grande conséquence, s'il n'eût compromis son autorité en des entreprises sans issue, où les plus tristes déconvenues l'attendaient. Il aimait la Grèce, et il s'envisageait comme le représentant de l'esprit hellénique en Orient. Le Dieu qui était l'objet de ses prédilections et dont il se regardait comme obligé de promouvoir le culte était ce majestueux Jupiter Olympien[7], qu'on sert mieux par le calme de la raison que par des empressements inconsidérés. Ce qu'il comprenait le moins, c'était le pays où il régnait, pays de profondes diversités politiques et religieuses, et où l'on ne pouvait établir une centralisation qu'en respectant hautement les cultes locaux qui étaient ici l'équivalent de ce que furent ailleurs municipalité et patrie. Il commit la faute la plus grave que puisse commettre un souverain, qui est de s'occuper de la religion de ses sujets.

Il était fort intelligent, généreux, porté au grand[8], et il fit d'Antioche un centre très brillant, bien que non comparable à Alexandrie pour les sciences et les lettres sérieuses. II fut en quelque sorte le second fondateur de cette ville, qui jusque-là n'avait pas pris de grands développements[9]. Grâce à lui, Antioche prit place parmi les cités les plus splendides du monde. Antioche devint un des points rayonnants les plus actifs de l'hellénisme. La tentation devait être forte de faire régner cette haute civilisation rationnelle sur des pays qui n'avaient connu jusque-là que des cultures inférieures, sur des religions qui portaient presque toutes une tare de superstition ou de fanatisme. On peut dire que, si Antiochus le Grand n'avait pas rattaché la Palestine

l'empire séleucide, l'entreprise d'Épiphane, se bornant alors à helléniser le nord de la Syrie, eût réussi. Mais le judaïsme présenta une opposition invincible. En l'attaquant, Épiphane s'attaqua à un roc. Il ne se contenta pas, en effet, de réfréner les excès du fanatisme, de garantir la liberté des dissidents, de faire régner sur tous les cultes une loi civile égale. Il voulut vraiment supprimer le judaïsme, forcer les Juifs à des actes qu'ils tenaient pour idolâtriques[10]. On l'a comparé à Joseph II ; la comparaison n'est pas exacte ; car Joseph II ne fit que maintenir les droits de l'État laïque au milieu des prétentions exagérées de la théocratie. Épiphane fut véritablement un persécuteur, et, comme son caractère manquait d'équilibre, la résistance le poussa jusqu'à la folie. Ses contemporains, jouant sur son épithète royale, l'appelèrent Épimane. Il semble, en effet, qu'il arriva, par moments, à des accès de folie caractérisés.

C'est ici la première persécution dont la théocratie sortie des prophètes juifs fut l'objet. Antiochus obéit au même principe que les empereurs romains, souvent les meilleurs, moins excusable, en ce que le judaïsme était limité à un pays, tandis que le christianisme était un mal général qui minait l'empire. Ce feu roulant de plaintes réciproques entre l'État et l'Église ne cessera plus jusqu'à nos jours. Il y a contradiction, en effet, entre une société se prétendant fondée sur une révélation divine et la large société humaine ne connaissant que les liens du droit et de la raison. Marc-Aurèle, qui était un autre homme qu'Antiochus Épiphane, persécuta comme lui la théocratie. L'excuse de ces hommes considérables est que la théocratie, quand elle fut maîtresse, persécuta ses adversaires bien plus cruellement encore que ceux-ci ne l'avaient persécutée. Antiochus, avant d'arriver au trône, avait passé sa jeunesse à Rome comme otage. Peut-être puisa-t-il dans l'intimité des grandes familles romaines, où il s'était formé, cet absolu dans les idées et ce mépris des religions autres que les superstitions nationales, qui plus tard devaient faire de l'empire romain le pire ennemi de toute théocratie.

 

 

 



[1] II Macchabées, IV, 12.

[2] Saint Paul, 66 et suiv. ; Marc-Aurèle, 556.

[3] II Macchabées, IV, 15.

[4] I Macchabées, II, 42, édit Fritzsche.

[5] Polybe, XXVI, 10.

[6] Daniel, VIII, 23 et suiv. ; XI, 21 et suiv., 37.

[7] L'Olympieion d'Athènes était de lui. Polybe, XXVI, 10.

[8] Diodore Sic., XXIX, 32 ; XXXI, 16 ; Tite-Live, XLI, 20.

[9] Voir Ottfried Müller, De Antiq. Antioch., p. 34-35, 53-65.

[10] Rex Antiochos demere superstitionem et mores Græcorum dare adnisus, quominus tæterrimam gentem in melius mutaret, Parthorum bello prohibitus est. Tacite, Hist., V, 8.