HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE VIII. — BOURGEOISIE, NOBLESSE SACERDOTALE.

 

 

En somme, durant cette première période de la domination séleucide à Jérusalem, les hommes pieux n'eurent pas trop à se plaindre. Les modes grecques faisaient des progrès, mais la vieille école grave, les pères nobles à l'ancienne manière continuaient de fleurir. Le grand-prêtre jouait le rôle d'un véritable souverain, faisait exécuter des travaux publics, fortifiait la ville et la mettait à l'abri d'un siège[1]. L'idée ne venait à personne, cependant, qu'une telle ville eût la moindre valeur militaire. Aux Grecs, Jérusalem apparaissait comme un temple, et selon l'habitude des étymologies de l'époque, les hellénistes transcrivirent le vieux nom jébuséen comme s'il avait pour premier composant Hiéro[2]...

Le Juif passait avant tout pour un homme pieux ; mais c'était aussi un homme d'ordre, un homme actif, s'acquittant bien des commissions qu'on lui confiait[3], excellent pour les besognes subordonnées, à condition qu'on lui permit d'observer sa Loi en paix. Ce que la Thora formait avec une surprenante efficacité, c'était une bourgeoisie réglée, à la fois pieuse et raisonnable, à la façon des piétistes protestants d'Angleterre et d'Amérique, sabbatistes fougueux et excellents banquiers. La pensée de parvenir au premier rang et de prendre place parmi les conquérants grecs n'était pas à la portée d'un tel homme. Dans son humilité résignée, il se contentait de goûter les biens que Dieu lui accordait en retour de sa fidélité à observer la Thora. Le Juif ne songe aux honneurs profanes que quand l'argent est devenu le tout du monde et s'est substitué aux grandes récompenses que la guerre conférait seule autrefois.

Ce n'est pas qu'il n'y eût des Juifs épicuriens voluptueux, ambitieux, presque dénués de sentiments religieux. La simplicité des idées juives a toujours produit les deux extrêmes. L'athée, en Israël, coudoie de très près le fanatique. C'est surtout dans la famille des grands-prêtres que se rencontraient ces scandales. L'argent qui affluait entre les mains des sacrificateurs devait faire d'eux les riches, presque les seuls riches, de la nation. Les opinions des Juifs sur la noblesse, opinions selon lesquelles il n'y avait qu'une seule noblesse, la noblesse sacerdotale[4], leur conféraient aussi de grandes facilités pour de riches mariages. Quelquefois, il se mêlait à tout cela une avarice sordide, des vols véritables sur le pauvre peuple. La ferme des impôts, plaie éternelle de l'Orient, donnait lieu aux abus les plus criants. Les notables de chaque province prenaient à forfait la somme due aux rois d'Égypte ou de Syrie, payaient mal et laissaient les provinces exposées aux avanies, faisaient des fortunes scandaleuses.

Le grand-prêtre Onias (deuxième ou troisième du nom) gardait pour lui les tributs destinés au suzerain ; il faillit de la sorte attirer sur la ville de Jérusalem les plus grands malheurs[5]. Son neveu Joseph fils de Tobie, habile intrigant, profita de ses fautes, s'insinua dans les bonnes grâces du Ptolémée par les bassesses et les bouffonneries qui ont réussi auprès des khédives de tous les temps, acquit des richesses colossales et eut un fils nommé Hyrcan[6], qui distança de beaucoup son père en souplesse et en friponnerie. Après la vie la plus aventureuse, dont une partie se passa en batailles contre les Arabes Nabatéens, Hyrcan se bâtit dans le roc, du côté d'Hésébon, un asile fortifié qui fait aujourd'hui l'étonnement des voyageurs[7]. Il l'appela Souri[8] Mon rocher, ce qui était déjà passablement impie, puisqu'un vrai Juif ne devait appeler souri que Dieu seul. Il n'eut pas le temps d'achever ce repaire de brigandage luxueux ; on voit que la terreur l'y poursuivait. Les chemins couverts, les pertuis dans le roc sont dessinés de manière à se mettre en garde contre la perfidie la plus raffinée. Hyrcan avait fait sa fortune par la faveur égyptienne ; voyant la domination séleucide s'affermir et devenir définitive, il craignit d'être livré aux ressentiments des Arabes, et il se donna la mort (vers 175).

Un Juif se suicidant était un grand signe des temps. Aux yeux de l'ancien iahvéisme, t'eût été là un crime et une absurdité. Hyrcan fils de Joseph fut sans doute un de ces Juifs que les mœurs grecques avaient pénétrés. Jamais les suicides n'avaient été plus fréquents qu'à cette époque ; la politique était impitoyable, et on devançait presque toujours ses arrêts[9]. Hyrcan est bien le Juif matérialiste dont la vie se résume en vanité. Son palais inachevé dans le désert est comme une page de Job, une lamentation sur la vie, une plainte contre Dieu, qui, soucieux de sa seule grandeur, a fait la destinée humaine si chétive, si absurde, si misérable.

L'Ecclésiaste ne serait-il pas de ce temps ? Il est sûr qu'Aaraq el-Émir est l'endroit ou le Kohéleth a toute sa vérité, tout son prix. Hyrcan dut être l'homme le mieux placé pour comprendre l'état d'âme d'un Salomon désabusé. Attendons cependant. Le fanatisme n'a pas encore brûlé le sang du peuple juif. Pendant les deux siècles qui nous séparent de Jésus, l'indifférence religieuse aura une large place en Israël. Ce n'est qu'au premier siècle que les tièdes seront vomis ; les Agrippa, les Hanan n'auront plus alors de raison d'être. Entre le chrétien et le zélote, il n'y aura pas de place pour un modéré.

Il ne faut pas s'étonner qu'en un milieu aussi pieux de grands abus pussent se produire, sans provoquer de bien vive réaction dans le haut presbytérat. Les temps très religieux, comme les pays très religieux, souffrent de grands scandales sacerdotaux sans en être troublés. Le clergé est bien plus relâché dans les pays pieux que dans les pays incroyants. Le moyen âge voyait des énormités simoniaques (indulgences, messes des morts, etc.) et n'était pas tenté de se révolter contre l'Église établie. Ce temple où tout se vendait, ces mauvais cohanim, jouisseurs, athées, matérialistes, qui exploitaient la piété des fidèles, trompaient Dieu, prenaient pour eux tout le bénéfice net du sacrifice, n'amenaient pas encore de trop fortes protestations. On croyait que Dieu se tenait pour honoré des hommages de pareils drôles, et on leur apportait son argent sans la moindre arrière-pensée. L'homme pieux prête, sans s'en douter, d'étranges goûts à la Divinité ; on dirait, à voir certains raisonnements de la piété, que l'absurdité est une manière d'offrir à Dieu ce qu'il demande avant tout, l'abnégation de la raison, le respect.

Il y avait d'ailleurs dans le haut sacerdoce quelques hommes très respectables, et cela suffisait. Les vieillards, la gérusie régnaient. C'est vers ce temps que la tradition juive plaça cette grande synagogue, sorte de mythe[10], autour duquel se groupèrent, comme autour d'une Église primitive, les souvenirs d'une transmission orthodoxe de la Thora. Asou seïag lattora, faites haie à la Loi, dressez autour d'elle des murs conservateurs, telle est en somme la morale religieuse de ce temps[11]. Toute spéculation personnelle est bannie ; une résurrection de l'esprit prophétique ne se laissait prévoir à aucun signe apparent.

Le grand-prêtre Siméon le Juste passa pour le dernier membre de la grande synagogue[12]. Il laissa en tout cas une mémoire très honorée[13]. Ce fut presque la dernière figure biblique, se dessinant sur le fond terne du sacerdoce, avant les grands abaissements des temps asmonéens et hérodiens[14]. Le temple lui dut de grands embellissements ; la ville aussi d'importants travaux publics, surtout en ce qui concerne le régime des eaux[15]. C'était un vrai politique religieux, s'il est vrai qu'il résumât sa pensée en ces mots : Le monde repose sur trois choses, la Thora, le culte et les bonnes œuvres[16]. Les souvenirs qui restèrent de lui le présentent comme un homme d'une douce piété, ennemi des exagérations du mysticisme[17]. On se rappela surtout sa majesté dans les cérémonies du culte. Sirach nous donne à ce propos le plus parfait tableau que nous ayons du culte hiérosolymite de ce temps[18].

Comme il était brillant, dans la procession du peuple,

Quand il sortait de derrière le rideau ;

Pareil à l'astre matinal, sortant d'un nuage,

A la lune, quand elle est dans son plein ;

Au soleil qui resplendit sur le temple du Très-Haut,

A l'arc-en-ciel qui brille à travers un nuage lumineux ;

A la fleur du rosier aux jours du printemps,

Au lis qui croit près d'une source,

Au buisson odoriférant dans les jours de l'été,

Au feu et au parfum d'un pyrée,

A un vase d'or massif,

Orné de toutes les sortes de pierres précieuses ;

A un olivier qui se couvre de fruits,

A un cyprès qui s'élève vers les nues.

Quand il se revêtait de sa robe d'honneur,

Et se parait de splendides atours,

Pour monter au saint autel,

Il donnait de l'éclat aux ornements sacrés.

Quand, placé près du foyer de l'autel,

Il recevait les parties des victimes de la main des prêtres.

Autour de lui s'étend un cercle de frères,

Pareils à une cépée de cèdres du Liban,

Et ils l'environnaient comme des tiges de palmiers ;

Ce sont les fils d'Aaron dans leur gloire,

Tenant dans leurs mains l'offrande du Seigneur,

En présence de toute l'assemblée d'Israël.

Et quand il avait achevé la liturgie de l'autel,

En disposant selon les règles l'oblation du Tout-Puissant,

Il étendait sa main vers la coupe,

Et faisait la libation avec le sang de la vigne,

En le versant sur le socle de l'autel,

Comme un parfum agréable au Roi suprême.

Alors les fils d'Aaron se mettaient à crier,

Et sonnaient de leurs trompettes d'airain ;

Ils faisaient entendre leur grande voix,

Comme un rappel devant le Très-Haut.

Aussitôt le peuple en masse

Se jetait la face contre terre,

Pour adorer son Seigneur,

Le Dieu suprême et tout-puissant.

Et les psalmodes le célébraient de leurs voix ;

Une douce mélodie remplissait la vaste enceinte.

Le peuple invoquait le Très-Haut,

Et adressait sa prière au Dieu de miséricorde,

Jusqu'à ce que le culte en l'honneur du Seigneur fût accompli,

Et que le service fût achevé.

Alors en redescendant il élevait les mains

Sur toute l'assemblée des enfants d'Israël,

Pour donner de sa bouche la bénédiction an Seigneur,

Et pour se glorifier en son nom.

Et il se prosternait une seconde fois,

Pour recevoir la bénédiction du Très-Haut.

Le petit traité mischnique Pirké aboth commence par Siméon le Juste une chaîne de docteurs palestiniens, appartenant pour la plupart à l'époque asmonéenne[19]. Chacun d'eux est représenté par une sentence qui est censée lui avoir été familière. La trivialité s'y mêle souvent à l'élévation ; le Discours sur la montagne y trouve des échos. Antigone de Soco, qui parait avoir vécu vers le temps d'Antiochus le Grand, était sûrement un sage accompli, si vraiment il disait : Ne soyez pas comme les esclaves qui servent le maître, en vue d'en recevoir la récompense ; mais soyez comme les esclaves qui servent le maître sans avoir en vue de recevoir une récompense, et la rosée du ciel sera sur vous[20].

 

 

 



[1] Sirach, L, 1-5.

[2] Polybe, cité par Josèphe, Ant., XII, III, 3.

[3] Josèphe, Ant., XII, III, 4.

[4] Josèphe, Contre Apion, I, 7.

[5] Josèphe, Ant., XII, VI. Cet épisode singulier de l'histoire des derniers temps ptolémaïques contraste vivement avec les autres pièces du temps, destituées de toute valeur historique. Josèphe l'avait probablement trouvé dans des mémoires de famille.

[6] Sobriquet, nom de chien. Voir Pape ; Hyrcanie = Mazendéran ou Tabéristan.

[7] Aujourd'hui Aaraq el-Emir. Voir Vogüé, Temple de Jérusalem, p. 37-42.

[8] Le nom du Ouadi es-Syr en a conservé la trace.

[9] Annibal, Mithridate, etc.

[10] Voir Derenbourg, p. 29 et suiv., résumant et corrigeant Herzfeld.

[11] Pirké aboth, ch. I.

[12] Pirké aboth, ch. I.

[13] La date de Siméon le Juste n'est incertaine que par la bévue de Josèphe (Ant., XII, II, 4), qui se trompe ici encore d'un siècle. Siméon le Juste fleurit vers 190. L'éloge pompeux que fait de lui Jésus fils de Sirach est sûrement d'un contemporain. Voir Breviarium Philonis, sous Antiochus le Grand ; Derenbourg, p. 46 et suiv., résumant Herzfeld.

[14] Sirach, ch. L. Comparez Derenbourg, p. 47 et suiv.

[15] Sirach, L, 3 et 4. Χαλκός est sûrement une faute. C'est Λάκκος qu'il faut.

[16] Pirké aboth, ch. I, 2.

[17] Voir le joli récit de Nedarim et Nazir (Derenbourg, p. 51, 52).

[18] Sirach, L, 5 et suiv.

[19] D'autres chaines analogues, surtout Mischna, Pea, II, 6. Voir Derenbourg, p. 33, note.

[20] Pirké aboth, ch. I.