HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE PREMIER. — ALEXANDRE. ALEXANDRIE.

 

 

Par un des élans subits les plus extraordinaires qu'il y ait dans l'histoire, la Grèce, en 333, partit en guerre contre l'Orient tout entier et remporta, en dix ans, la plus complète des victoires. Le vaste empire achéménide tomba comme une illusion ; la force grecque fut portée jusqu'en Bactriane et dans l'Inde. L'Asie Mineure, la Syrie, l'Égypte reçurent des germes d'hellénisme qui se développèrent rapidement. Le monde changea d'axe de rotation, comme il l'avait fait, deux cents ans auparavant, par la victoire de Cyrus. La force, en cette circonstance, fut vraiment au service de l'esprit. Ce n'étaient sûrement ni des lettrés ni de grands idéalistes, ces rudes Macédoniens, qui accomplirent, à la suite d'Alexandre, une campagne qu'on ne peut comparer qu'à celles de la Révolution et de l'Empire. Mais n'importe. Les idées font leur chemin avec les hommes, souvent à l'encontre du sens où on les mène. Une armée française jetée à l'étranger pour servir une politique anti-française, porte avec elle les idées de la France. Un Grec, dans l'antiquité, était partout un homme éclairé, comme, de nos jours, un Français est partout un libéral.

La Grèce,. en deux cents ans, avait fondé une civilisation et une culture d'esprit qui dépassaient de beaucoup ce qu'on avait VII jusque-là. Cette culture fut loin de produire un abaissement militaire, puisque, à l'heure même où la Grèce créait !e cadre absolu de la civilisation, que tout le monde devait accepter après elle, elle résistait victorieusement à tout l'effort de l'empire achéménide et lui infligeait des défaites répétées. Le progrès politique était immense. Le citoyen, l'homme libre d'une cité libre, faisait son apparition. En même temps, la morale établie sur la raison, sans mélange de surnaturel, s'affirmait dans sa haute dignité de Thora révélée à chacun. La vérité sur les dieux et la nature était à peu près découverte. L'homme, délivré des folles terreurs de son enfance, commençait à envisager avec calme sa destinée. C'était le temps où vivaient Évhémère, Épicure, Zénon. La science, c'est-à-dire la vraie philosophie, était née. Le système du monde avait été par moments entrevu ; on ne sut pas s'y tenir ; mais, après tout, le principe était posé. Copernic, Galilée et Newton ne feront que compléter, régulariser, tirer les conséquences.

Et dans l'art, ô ciel ! quelle apparition nouvelle ! Quel monde de dieux et de déesses ! Quelle céleste révélation ! C'est ici surtout que la Grèce se montra créatrice. Elle inventa la beauté, comme elle avait inventé la raison. L'Orient avait fait des statues avant elle, comme l'Orient, avant elle, avait trouvé moyen de se passer de la continuelle intervention des dieux. Mais la Grèce seule découvrit la stabilité des lois de la nature ; la Grèce seule découvrit le secret du beau et du vrai, la règle, l'idéal. Désormais il n'y aura plus qu'à se mettre à l'école ; c'est ce que Rome fera ; c'est ce que fera la Renaissance ; c'est ce que feront, après chaque recrudescence de barbarie, les auteurs de Renaissances sans fin.

C'est ici vraiment une heure décisive dans l'histoire de l'humanité. La science, la philosophie, la morale, la politique, l'art militaire, la médecine, le droit sont fondés. Il n'y a qu'une seule lacune dans cette œuvre admirable, un trou funeste par lequel la destruction passera. En religion, la Grèce se montra faible. Elle conserva tous les enfantillages, même en ce qu'ils avaient de passablement homicide, et, comme l'Italie de la Renaissance, vécut de l'erreur qui lui profitait. L'Italie de la Renaissance vit les impostures de la religion établie, et garda le pape, chef de l'imposture. La Grèce vit que les dieux du vulgaire n'existaient pas, et elle mit son art au service d'une brillante idolâtrie. Saint Paul, ici, a raison[1]. Ces vieux sages aperçurent la vérité ; mais ils ne la confessèrent pas. Ils se montrèrent trop aristocrates et trop artistes. Contents d'y voir clair, ils laissèrent la religion du peuple dans un état très inférieur. Peut-être aussi ne soignèrent-ils pas assez les questions de bien-être populaire et de moralité. Ils n'eurent pas assez ce que les prophètes d'Israël eurent en trop. Ils ne furent pas socialistes. Les soucis d'un Marc-Aurèle, d'un saint Louis leur furent étrangers.

Avec les siècles, ce grossier état religieux deviendra insupportable. Là est le joint où Israël enfoncera son coin terrible. Quand la plénitude des temps sera venue, les bonnes et belles âmes se dégoûteront de cette mauvaise comédie, iront au christianisme, c'est-à-dire au judaïsme. Mais nous sommes loin de là. Dans la seconde moitié du ive siècle avant Jésus-Christ, la Grèce est un phare de vérité. Le progrès est avec elle, et les nations qui ne tournent pas leurs yeux vers elle sont les nations qui n'ont pas d'avenir.

Ce qui caractérisait le Grec, c'était sa foi à la gloire, sa confiance dans la postérité. La vie de l'individu est courte ; mais la mémoire des hommes est éternelle, et c'est dans cette mémoire que l'on vit réellement. L'important pour l'homme est ce qu'on dira de lui après sa mort ; la vie actuelle est subordonnée à la vie d'outre-tombe ; se sacrifier à sa réputation est un sage calcul[2]. Le Grec crée ainsi une valeur sans pareille, dont il est l'unique dispensateur. Et ce qu'il y a d'étrange, c'est que cet immense paradoxe se trouva vrai. En inventant l'histoire[3], la Grèce inventa le jugement du monde, et, dans ce jugement, l'arrêt de la Grèce fut sans appel. A celui dont la Grèce n'a pas parlé, l'oubli, c'est-à-dire le néant. A celui dont la Grèce se souvient, la gloire, c'est-à-dire la vie. Pour avoir une statue à Athènes, les rois font des surenchères d'adulation et de bons offices. De la sorte, il y eut, à défaut de l'immortalité que les dieux se réservent, quelque chose de plus que la gloriole passagère de celui pour qui tout est viager. Une sélection fut faite dans la foule touffue de l'humanité ; la vie eut un mobile ; il y eut une récompense pour celui qui avait poursuivi le bien et le beau : être estimé des Grecs !

Un jeune dieu, qui sembla aux anciens une réapparition de l'antique Dionysos, et dont l'allure héroïque nous rappelle, à nous autres modernes, l'entrée triomphante du général Bonaparte au début de la première campagne d'Italie, fut le porteur de la colonne lumineuse à travers les obscures densités de la barbarie. Son caractère personnel n'est pas connu par des documents certains[4] ; qu'importe ? L'œuvre parle. L'expédition d'Alexandre est un fait immense dans l'histoire de la civilisation. La sphère d'activité de la Grèce fut prodigieusement agrandie. Les profondeurs de l'Orient furent pénétrées. Alexandre encouragea-t-il les mariages entre Macédoniens et Orientaux ? On en peut douter[5]. Ce n'eût pas été là, en tout cas, le meilleur moyen d'élever l'Orient ; les enfants issus de mariages entre Européens et Orientaux sont d'ordinaire des Orientaux. Des résultats autrement sérieux furent atteints. L'Asie Mineure, délivrée des satrapes persans, devint une annexe de la Grèce. Il en fut de même de la Syrie du Nord. Si la Syrie du Sud garda mieux son originalité, elle fut soumise à l'action d'un aimant placé hors d'elle et qui perturba tous ses mouvements. La vallée du Nil continua de dormir son vieux sommeil, de sculpter ses temples, de sculpter ses rochers ; mais elle le fit en s'imprégnant du goût grec ; le Delta, en tout cas, devint une des positions les plus fortes de l'hellénisme. Si le bassin du Tigre et de l'Euphrate fut assez vite repris par l'Orient, il faut dire que les Arsacides furent toujours dominés par l'ascendant de la Grèce. Le titre de philhellène[6] est celui que vont le plus rechercher les souverains de l'Asie citérieure. Jusqu'au fond de l'Asie et de l'Inde, on reconnaît à des signes non équivoques l'influence du génie et de l'art grec[7].

Ce qu'il y eut de plus surprenant, en effet, dans la conquête grecque, ce fut la profondeur des traces qu'elle laissa. Ce ne fut pas une promenade éphémère, comme furent trop souvent les campagnes de Napoléon. Les conséquences en furent éternelles ; on peut les comparer à celles de la conquête romaine. Les divisions qui suivirent la mort d'Alexandre, opposées à la majestueuse unité de l'empire romain, empêchent de voir les transformations opérées à la suite de l'expédition macédonienne. Aujourd'hui encore, l'Église grecque hérite de cette suprématie. Ses titres remontent à Alexandre, comme ceux de l'Église latine aux conquérants romains.

S'il fallait en croire Josèphe[8], Alexandre, après le siège de Gaza, aurait visité Jérusalem, rendu des honneurs particuliers au grand-prêtre, qui lui aurait montré les passages de Daniel qui le concernaient, sacrifié dans le temple, etc. C'est là un roman, qu'il soit ou non de l'invention de Josèphe[9]. Alexandre, selon toutes les vraisemblances, ne se détourna pas de sa route, et ne monta pas à Jérusalem. Josèphe veut que beaucoup de Juifs se soient engagés dans l'armée d'Alexandre et aient pris part à ses expéditions ; ce qui leur valut, dans les villes de fondation nouvelle, des privilèges égaux à ceux des Macédoniens et des libertés pour les pratiques de leur culte les plus difficiles à concilier avec le droit commun. Cela est aussi bien peu vraisemblable. Les Juifs qui auraient embrassé cette vie endiablée eussent été bien peu dans l'esprit général de leur race[10]. On ne joue pas sa vie, quand on y attache tant de prix. Ce que dit Josèphe de renforts samaritains semble avoir un peu plus de solidité[11]. Les Samaritains avaient des habitudes militaires que les Juifs n'avaient pas.

Quoi qu'il en soit, en 332, commença la domination grecque à Jérusalem. Le premier gouverneur de la Syrie fut Andromaque, qui fut tué par les Samaritains dans des circonstances qu'on ignore, et remplacé par Memnon[12]. Rien ne fut changé, du reste, à la vie interne de la cité. Le grand-prêtre Iaddoua paraît y avoir exercé un pouvoir presque absolu.

Un monde nouveau voulait des villes nouvelles. En passant à l'endroit où fut plus tard Antioche, Alexandre eut, dit-on, la vision du grand centre de civilisation qui s'établirait bientôt en ce beau site. Devant l'île de Pharos, il jeta effectivement les bases de sa grande ville humanitaire, qui devait porter son nom triomphalement jusqu'à nos jours. Alexandrie, maintenant encore une des grandes villes du monde, fut fondée en 332, dans l'intervalle des batailles d'Issus et d'Arbèles, avec l'idée claire de ce qu'elle serait un jour. Le lieu des relations fécondes entre l'Orient et l'Occident était fixé ; un des fourneaux de l'élaboration chrétienne était désigné par avance ; la Grèce elle-même allait voir se développer, en cette colonie lointaine, un côté nouveau et original de son génie.

L'œuvre littéraire de la Grèce était finie, l'œuvre scientifique commençait. Les anciennes républiques grecques avaient trop peu d'esprit de suite, on y était trop dans la dépendance du public, pour que la recherche scientifique s'y trouvât bien à l'aise. Ces petites démocraties formaient des milieux excellents pour la création première[13], pour un temps où chacun philosophait, spéculait, généralisait pour son compte, avec une audace et une sérénité enfantines ; elles ne pouvaient se prêter aux études communes soutenues par l'État. Les efforts réunis, les compagnies organisées y étaient impossibles. Les monarchies sorties d'Alexandre constituaient un milieu plus favorable à la patiente élaboration scientifique. Ni Athènes, ni aucune ville grecque n'eut d'Institut, d'académie, où les savants eussent trouvé des livres, des laboratoires, des moyens de subsistance. Le Muséon d'Alexandrie offrit tout cela. On travailla désormais avec continuité, avec solidarité, avec contrôle. Archimède, Ératosthène, Apollonius de Perge, Aristarque de Samos, Héron d'Alexandrie, Hipparque, furent en leur temps des Laplace, des Berthollet, des Gay-Lussac. Des progrès sérieux furent effectués ; malheureusement, le foyer était isolé ; il manquait d'intensité ; la conquête romaine donna peu d'éveil à la curiosité. Les corps savants disparurent ; le public, qui a son utilité inconsciente, faisait défaut. Le grand centre de lumière fut éteint par l'abaissement successif de l'esprit humain, dans les premiers siècles de notre ère.

Ce n'est pas sur ces hauts et froids sommets de la vérité scientifique que l'Orient et l'Occident s'embrassèrent. On s'unit par le vague et l'à-peu-près. La mysticité, que l'Orient porte partout avec lui, formait une atmosphère bien plus favorable aux combinaisons religieuses vraiment faites pour durer. Ni l'austère méthode de la science ni la beauté classique des chefs-d'œuvre ne pouvaient établir un lien commun entre ces races diverses. Deux franches originalités ne s'amalgament jamais. Les choses trop parfaites ne se touchent pas, ou du moins de leur contact ne naît jamais l'étincelle qui enflamme les masses. Le génie hébraïque du temps d'Isaïe et le génie grec du Ve siècle n'auraient pas trouvé moyen de mordre l'un sur l'autre. Mais une Grèce en décadence, un hébraïsme en décadence aussi pouvaient s'embrasser. Nous verrons les fruits singuliers de cette compénétration réciproque. Portée en grand nombre à Alexandrie, la race juive y manifestera ses plus beaux dons. Alexandrie s'affranchira des défauts de Jérusalem ; il y naîtra des produits qui ne seront pas tout à fait le christianisme, mais en seront des préliminaires et comme des premiers essais. Puis le christianisme lui-même, au IIe, au IIIe siècle de notre ère, trouvera sur la terre d'Égypte un sol merveilleusement préparé, qui lui fournira quelques-uns de ses plus importants développements.

Les fondations d'Alexandre eurent ainsi sur le judaïsme un effet décisif. Hors de Jérusalem, il y eut comme deux pôles puissants, Alexandrie et Antioche, qui influencèrent profondément l'esprit juif. L'hellénisme et l'hébraïsme furent en présence, et la bataille fut ardente. Alexandre n'eut pas, comme Cyrus, de Second Isaïe pour saluer sou avènement. Il est probable que, si quelqu'un des anciens Voyants d'Israël fût ressuscité, au moment du siège de Tyr ou de Gaza, les accents qui fussent sortis de sa bouche eussent été ceux d'une crainte profonde et de la malédiction. Le Jupiter Olympien, ce dieu de foudre que la dynastie nouvelle porte partout avec elle comme son symbole, va être, pour son confrère Iahvé, un redoutable rival.

 

 

 



[1] Rom., I, 18-32.

[2] Dummodo absolvar cines (Phædr., III, IX).

[3] Hérodote, proœm.

[4] La tradition de béotisme, Bœotum in crasso, etc. (Horace, Ep. II, I, 214), vient des lettrés grecs qui lui furent hostiles. On eût pu en dire autant de Napoléon.

[5] Autorités faibles.

[6] Eckhel, part. I, t. III, p. 330, 528 et suiv.

[7] Lassen, Wilson, Senart, Weber, Sylvain Lévi. Il ne faut pourtant pas exagérer les influences que la Grèce aurait exercées sur l'art et la littérature de l'Inde.

[8] Josèphe, Ant., XI, VIII, 3-6. Pour les traditions talmudiques (sans valeur), voir Derenbourg, Palestine, p. 42-44.

[9] La mention du livre de Daniel suppose, en tout cas, au récit une origine bien moderne.

[10] Ecclésiaste, VIII, 8.

[11] Josèphe, Ant., XI, VIII, 4, 6. La révolte des Samaritains (Quinte-Curce, IV, 8 ; Eusèbe, Chron., l. II, Ol. CXII) et ce que dit Josèphe, Contre Apion, II, 4, n'est pas plane. L'Hécatée des Juifs est un faux.

[12] Quinte-Curce, IV, 5, 8.

[13] Il en faut dire autant des républiques italiennes du moyen âge, qui ont fait renaître tout ce que les républiques grecques avaient fait naître.