HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE XIII. — LES SAMARITAINS.

 

 

Depuis le retour des exilés de Babylone en Judée, les iahvéistes de l'ancienne tribu d'Éphraïm ne cessèrent de faire des instances d'une parfaite bonne foi pour nouer une véritable union religieuse avec Jérusalem. Samarie (l'ancienne Someron) continuait d'être le centre de ces restes authentiques, mais mal gardés, de l'ancien Israël. La situation politique et sociale de ces gens que l'Assyrie n'avait pas écrasés était meilleure que celle des pauvres colons de Judée. Mais l'organisation sacerdotale de ces pays, restés en dehors de l'action de Jérémie, était très faible. Ils n'avaient qu'une idée vague de la Thora ; les prophètes leur étaient inconnus ; il ne possédaient, à ce qu'il semble, aucune écriture sacrée. Grâce aux relations amicales des principaux de Samarie avec Éliasib et les familles sacerdotales, cette lacune fut comblée. La Thora, telle qu'elle résultait des derniers remaniements, passa de Jérusalem à Samarie. Les scribes de Samarie la transcrivirent en y introduisant quelques variantes d'atténuation. Leur écriture avait gardé un beau caractère archaïque, tandis qu'à Jérusalem, on se laissait aller aux caprices d'une écriture cursive, prêtant à toutes sortes de confusions. Là est l'origine de ce Pentateuque samaritain dont il existe encore quelques copies assez anciennes.

Le livre de Josué ne faisait pas partie de la Thora qu'empruntèrent les Samaritains. Il semble pourtant qu'ils ne négligèrent pas un texte si important. Ils le reçurent comme un livre distinct de la Thora, puis y firent de nombreuses additions concernant leur histoire et leurs traditions fabuleuses[1]. Quant aux Prophètes, les Samaritains se privèrent de ce joyau de la littérature hébraïque. La raison en est simple. Israël, dans les Prophètes, est maltraité ou subordonné à Juda. Les réformes prophétiques étaient ce qui séparait profondément Jérusalem et Samarie. Il était naturel que Samarie n'adoptât pas des écrits qui étaient en partie sa condamnation.

Samarie n'avait pas de temple en grand renom ; les vieux sanctuaires de Silo, de Béthel étaient presque oubliés. Les Samaritains eussent voulu se rattacher également, pour le culte, à ce centre de Jérusalem, dont ils reconnaissaient la haute vitalité. Toutes leurs démarches, comme nous l'avons vu, ne rencontrèrent que des refus hautains. Les Juifs les tenaient pour une race impure, sans mélange de sang israélite ; leur culte, qui n'avait pas subi les réformes des prophètes, passait à Jérusalem pour un paganisme grossier[2]. Il était écrit dès lors qu'ils chercheraient à se créer un temple où ils pussent se consoler des injustes mépris de Juda.

Sichem était pour cela mieux désigné que Samarie. A ce bel endroit, situé entre les monts Ébal et Garizim, se rapportaient les plus précieux souvenirs de l'âge patriarcal[3]. Le tombeau de Joseph était censé placé à l'entrée de la vallée[4]. On racontait que Jacob avait longtemps mené la vie nomade en ces parages[5] ; du temps des Juges, Sichem avait souvent joué le rôle de point central des tribus[6]. Les monts Ébal et Garizim, au-dessus de la ville, figuraient comme lieux saints dans les légendes mosaïques. Les livres que Samarie venait d'emprunter à Jérusalem consacraient en quelque sorte ces deux montagnes. Dans un récit qui appartenait, à ce qu'il semble, à la Thora de Josias[7], Iahvé ordonnait de lui élever une stèle écrite et un autel d'ancien style mégalithique sur le mont Ébal[8] ; puis devait avoir lieu une cérémonie grandiose. Les représentants des douze tribus étant répartis également avec leurs lévites entre le sommet du Garizim et celui de l'Ébal, les lévites du côté de l'Ébal devaient fulminer des malédictions contre ceux qui commettraient certains crimes ; tout le peuple, assemblé dans la vallée, devait, à chaque malédiction, répondre Amen. Les lévites de Garizim devaient entonner des bénédictions parallèles, et le peuple également devait dire Amen. Ce fut là certainement l'origine de la fixation du culte samaritain sur ces montagnes. Par des raisons de commodité, les Samaritains préférèrent le Garizim à l'Ébal et justifièrent leur choix par une légère altération du texte deutéronomique. Une concurrence à Sion était de la sorte créée pour de longs siècles. Il paraît que le nouveau temple était semblable en tout à celui de Jérusalem et qu'il s'éleva en vertu d'une autorisation expresse de Darius Nothus[9].

Le schisme des Juifs et des Samaritains devint ainsi définitif. Ce fut l'œuvre de Sanballat et de son gendre Manassé, fils du grand-prêtre Joïada, ou plutôt ce fut la conséquence de l'intolérance de Néhémie. Manassé participait aux fonctions sacerdotales de son père Joïada[10]. Mis en demeure d'abandonner ces fonctions ou de renvoyer sa femme, qu'il aimait, il préféra l'exil. Chassé ainsi de Jérusalem[11], il fut, à ce qu'il semble, le premier grand-prêtre du Garizim. Qui sait si ce ne fut pas lui qui porta le Pentateuque aux Samaritains ? Il résulterait de certains récits que Manassé provoqua une émigration des Hiérosolymites que la rigueur de Néhémie sur les mariages mixtes mécontentait ; Sanballat, de son côté, les aurait attirés en leur donnant des terres et de l'argent[12]. Ce mouvement d'émigration se continua, paraît-il, dans les siècles suivants. La violation du sabbat, l'usage de viandes défendues, les manquements à des préceptes religieux, entraînaient de cruelles pénalités. Pour les éviter, on se sauvait et on se faisait samaritain[13].

Chaque pas dans la voie du puritanisme et du particularisme était ainsi un pas de plus dans la voie du schisme. Les gens raisonnables des deux fractions d'Israël s'entendaient. Mais le fanatisme juif ne voulait que la séparation. Ce schisme funeste pour le judaïsme fut bien l'œuvre de Jérusalem. L'histoire religieuse nous montre que tous les schismes ont leur origine dans l'esprit de séparation des orthodoxies.

Le samaritanisme resta, d'ailleurs, toujours quelque chose d'assez médiocre, comme un plagiat du judaïsme proprement dit. Il n'en sortit rien de fécond. Sa meilleure fortune fut que Jésus l'aima[14]. Jésus avait un penchant pour les hérétiques, les excommuniés, les décriés. A ce titre, il se plut quelquefois à opposer ces schismatiques aux rigoristes de Jérusalem. Il créa le type du bon Samaritain, et ce fut au pied du Garizim qu'il prononça ce mot : Femme, crois-moi ; l'heure est venue où l'on n'adorera plus Dieu sur cette montagne ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité.

 

 

 



[1] Chronicon samaritanum, éd. Juynboll ; Aboulfath, Ann. sam., p. XXXIX et 21-25.

[2] Récit des Rois, évidemment partial et faux.

[3] Genèse, XII, 6, 7 ; XXXIII, 20 ; Jos., XXIV, 26.

[4] Jos., XXIV, 32 ; Jean, IV, 5, 12.

[5] Genèse, XXXIII, XXXIV, XXXVII.

[6] Jos., XXIV, 1, 25 ; Juges, IX ; I Rois, XII, 1, 25.

[7] Deutéronome, XXVII.

[8] Deutéronome, XXVII, 4.

[9] Josèphe, Ant., XI, VIII, 2 ; II Macchabées, VI, 2 ; Jean, IV, 20.

[10] Le Jaddous de Josèphe étant sûrement ici le Joïada de Néhémie, Manassé était fils, non frère du grand-prêtre.

[11] Les détails du récit de Josèphe (Ant., XI, ch. VII et VIII ; Cf. XII, V, 5 ; XIII, III, 4) sont tous faussés par sa chronologie erronée.

[12] Josèphe, Ant., XI, VIII, 2,

[13] Josèphe, Ant., XI, VIII, 7.

[14] Vie de Jésus, p. 239 et suiv.