HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE IX. — CONSOLIDATION DÉFINITIVE DE LA THORA.

 

 

Un système fort répandu, et qui a été exploité dans les sens les plus divers, veut qu'Esdras ait eu une part très considérable dans la rédaction du Pentateuque. Selon les uns, il aurait rétabli de mémoire les livres perdus lors du sac de Jérusalem. C'est là une hypothèse enfantine, qui n'a pour origine que l'Apocalypse d'Esdras, écrit apocryphe des dernières années du Ier siècle de notre ère, et pour laquelle, cependant, saint Jérôme et quelques pères de l'Église ont eu de singulières complaisances. Selon d'autres, Esdras serait l'auteur des parties sacerdotales qui, dans le Pentateuque actuel, enveloppent et complètent les anciennes parties iahvéistes. Rien de moins vraisemblable que d'attribuer à un scribe sans talent une œuvre d'une pareille importance. Ce qui est possible, probable même, c'est qu'Esdras ait eu la main dans la rédaction des dernières additions rituelles et lévitiques. De même que le pacte de Josias entraîna la création de nouveaux textes légaux, de même on doit supposer que le pacte de Néhémie, peu distinct de celui d'Esdras, mit sa marque dans la Thora[1]. Un grand nombre de règles n'étaient pas rédigées, ou l'étaient d'une manière sporadique, comme des lois isolées. Même quand la Thora de Iahvé eut absorbé presque toute la conscience religieuse d'Israël, l'unité du livre n'était pas encore solidement établie. Les exemplaires étaient extrêmement rares ; il n'y en avait pas deux qui fussent identiques. Pour plusieurs Judéens, la Thora, c'était le Deutéronome seul. Pour d'autres, c'était le conglomérat datant d'Ézéchias, ayant englobé sous Josias le Deutéronome et plusieurs Novelles lévitiques. Pour d'autres, c'était quelqu'un de ces petits recueils qui avaient la prétention de résumer les révélations faites à Moïse au Sinaï.

La fusion de tout cela en un seul corps de Pandectes semble avoir été postérieure à la restauration du culte. La première restauration de Zorobabel et de Josua fils de Josadaq se fit dans des conditions de grande faiblesse littéraire. Le sofer ou scribe paraît y avoir eu peu de part. La restauration de Néhémie [ou d'Esdras], au contraire, est bien une œuvre de soferim ou mebinim. Autant qu'il est permis d'entrevoir l'état des textes que possédait Néhémie ou Esdras, il ne semble pas qu'à l'origine ils connussent le Pentateuque tel que nous l'avons. Mais durant leur séjour à Jérusalem, ils ne durent pas rester oisifs. Il est parfaitement admissible que les différentes parties de l'Hexateuque se soient à ce moment agglutinées d'une façon définitive. Le conglomérat formé, selon nous, sous Ézéchias et grossi du Deutéronome sous Josias, se doubla presque par l'addition d'une foule de lois, écrites à diverses époques et provenant de sources multiples. Les essais théoriques d'Ézéchiel et de son école s'y fondirent. De là, ce fait important que le code sacerdotal et lévitique n'a pas d'unité comme le Deutéronome. Seul, le petit code ézéchiélique (Lévitique, XVIII-XXVI) resta comme un caillou roulé, que les mouvements ultérieurs ne décomposèrent pas.

En ce qui concerne les lois, l'œuvre d'insertion et de compilation était facile, VII le peu de souci qu'on avait alors d'un ordre méthodique ; en ce qui concerne les faits de la vie de Moïse, l'opération fut plus délicate[2]. On dut procéder, pour les fusions nouvelles, comme déjà, sous Ézéchias, on avait procédé pour la fusion des deux textes jéhoviste et élohiste. Le cas le plus remarquable est celui de la fusion de l'ancien récit sur la révolte de Datan et d'Abiram avec le récit sur la révolte de Coré, qui ne se trouvait que dans les nouvelles Vies de Moïse. Rien n'égale la grossièreté avec laquelle se fit l'opération[3]. Pour l'épisode de Balaam et celui des filles de Selofhad, au contraire, on procéda par juxtaposition, au risque d'obtenir ainsi un texte contradictoire ou redondant.

Si Esdras était vraiment l'auteur de ce dernier travail de compilation et d'arrangement, c'est à lui qu'il faudrait attribuer ces scolies, ces gloses nombreuses, d'abord écrites à la marge, puis insérées dans le texte, qui se retrouvent jusque dans les parties les plus anciennes de l'Hexateuque. Ces additions purent aller jusqu'à former des paragraphes entiers, explicatifs ou apologétiques[4]. Souvent, à la marge, on transcrivit quelques textes, en guise de simples rapprochements. Ces textes furent copiés plus tard à l'endroit où ils semblaient se rapporter, ce qui fit d'étranges répétitions. Cela se voit clairement dans les cas d'énumérations, dont la somme n'a pas été changée quand on a ajouté une ou deux unités dans les termes à sommer[5].

Laissant de côté la personnalité d'Esdras, sur laquelle nous n'avons que des données insuffisantes, nous serons donc probablement assez près du vrai en plaçant l'arrangement définitif de l'Hexateuque vers l'an 450. On s'habitua, sans doute, à transcrire après l'Hexateuque le livre des Juges et les livres dits de Samuel, tels qu'ils avaient été arrêtés vers le temps d'Ézéchias et interpolés sous Josias. Les livres des Rois étaient mis à la suite, avec ces coups de ciseaux dont le compilateur prend soin de nous avertir, comme pour redoubler nos regrets.

Ainsi se forma, en quatre siècles à peu près, par le mélange des éléments les plus divers, ce conglomérat étrange où se trouvent confondus des fragments d'épopée, des débris d'histoire sainte, des articles de droit coutumier, d'anciens chants populaires, des contes de nomades, des utopies ou prétendues lois religieuses, des légendes empreintes de fanatisme, des morceaux prophétiques, le tout noyé dans une gangue pieuse, qui a fait d'un tas de débris profanes un livre sacré, âme d'un peuple. Il n'est pas rare de rencontrer en Grèce de vieux burgs, construits, aux bas siècles et parfois dès l'antiquité, avec les débris des monuments voisins. Des blocs de marbres divers, taillés avec art, mais mal assortis, forment les premières assises, laissant entre eux des vides remplis par des matériaux sans valeur. Des morceaux de statues, des fûts de colonnes cannelées, se mêlent à de misérables blocages ; les brèches sont réparées par des assises de moellons, ou bien des raccordements modernes embloquent de force, comme des tenons maladroits, les lèvres des plaies béantes. Le haut du burg n'est qu'un lit de pierraille, où les palicares ont taillé des meurtrières. L'assemblage est barbare ; mais, dans cet arrimage informe, vous avez des matériaux incomparables ; en démolissant cette masure, vous feriez un musée. Telle est l'historiographie hébraïque. Aucun sentiment d'art n'ayant présidé à la construction de l'ensemble, le désordre et les contradictions se rencontrent à chaque page, et il faut presque s'en réjouir. Si un historien artiste avait bâti le tout, il eût retaillé les pierres, retouché ces désaccords, corrigé ces ruptures d'équilibre qui nous choquent. Grâce à l'incohérence de la dernière rédaction, nous avons l'immense avantage de posséder encore intacts des morceaux hébreux parfaitement authentiques du IXe ou du Xe siècle avant Jésus-Christ. Il suffit, pour les retrouver, d'une simple opération de lavage et de l'enlèvement du plâtre que les remanieurs modernes ont versé dans les interstices. Les Grecs anciens, qui, en toute chose, mettaient du goût et du style, eussent, en pareil cas, retravaillé les matériaux, c'est-à-dire les eussent rendus méconnaissables. L'Iliade et l'Odyssée sont, comme le vieux corps de l'historiographie hébraïque, le produit de l'assemblage de pièces antérieures ; mais les Grecs, -même dans la compilation, montrèrent du génie ; ils exécutèrent le travail avec tant de perfection, que les lignes de suture et les discordances inséparables d'une opération de rajustage ne se laissent apercevoir que sur un petit nombre de points. L'Homère hébraïque égale l'Homère grec ; mais il nous est arrivé en lambeaux, comme si l'Iliade et l'Odyssée ne nous étaient connues que par des fragments conservés dans la Bibliothèque d'Apollodore ou dans les chronographes byzantins.

En même temps que l'animal vivant s'achevait, il manifestait une tendance à se séparer d'une sorte de queue, qui, selon les idées du temps, en gâtait l'unité. L'objet capital de la Thora étant la législation de Moïse, on s'habitua à considérer la partie qui suivait la mort de Moïse, c'est-à-dire ce qui concernait Josué, comme un autre livre. Moïse, Josué s'opposèrent comme deux ouvrages distincts ; on n'appliqua spécialement le nom de Thora qu'à la partie qui se terminait par le récit de la mort de Moïse sur le mont Nébo[6]. Là était la révélation divine dans sa plénitude ; le reste n'avait qu'une inspiration comme chaque maître de religion pouvait se l'attribuer[7].

A partir de Néhémie ou, si l'on veut, d'Esdras, la Thora fut plus régulièrement répandue. Avant cela, c'était un être de raison, dont on avait entendu parler, mais que très peu de lettrés connaissaient. On faisait en ce genre des découvertes qui nous surprennent. On trouvait des livres vieux de plusieurs siècles. Dix fois, nous avons VII, introduites comme des nouveautés, des prescriptions déjà fixées bien antérieurement dans les textes. La Thora n'était pas un code, promulgué par un pouvoir, appliqué par des juges ; c'était un livre sacré, aux prescriptions duquel les rigoristes cherchaient à se conformer, mais qui n'avait pas de sanction. Tout va changer désormais. Dans quelques années, la Thora va réellement avoir force de loi. Le docteur alors deviendra un jurisconsulte ; le beth-din deviendra un tribunal. Quand l'indépendance politique aura disparu, la Thora sera un statut personnel qui suivra le Juif dans toutes ses situations, et dont le Talmud sera le commentaire autorisé.

Vers le temps où la Thora s'achevait, la compilation du recueil prophétique s'exécutait. Un second recueil prit ainsi place à côté de celui qu'on résumait déjà dans le nom presque surhumain de Moïse. Dans le classement, on suivit l'ordre de longueur, toujours si cher à l'Orient. Après les trois grands inspirés, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, qu'on copia tels qu'on les lisait, on mit les écrits moins étendus qu'on avait sous d'autres noms. Haggaï et Zacharie, qui appartenaient à la génération précédente, fermaient le volume. A la suite de Zacharie, on inséra des fragments plus anciens qui, grâce à la place qu'on leur donna, et peut-être par suite d'une homonymie trompeuse, passèrent pour être de Zacharie.

La petite bibliothèque prophétique ainsi formée est loin assurément de représenter tout ce que le génie hébreu a produit en ce genre. Déjà peut-être, avant la captivité, une sélection avait été faite, surtout dans les écrits des prophètes antérieurs à Isaïe. Il n'est pas possible que toute l'activité littéraire et oratoire d'hommes tels qu'Osée, Amos, se fût résumée en quelques pages. Le volume qu'on appela plus tard les Petits prophètes n'est en réalité qu'une Anthologie, qu'on tira d'un volume beaucoup plus vaste, comprenant en particulier des écrits appartenant au royaume d'Israël. Les principes qui guidèrent les auteurs de cette Anthologie sont assez faciles à entrevoir. Comme presque tous les Israélites qui ont tenu le kalam, ils voulurent prouver. Ils prirent de préférence, d'une part, les passages qui favorisaient les idées d'union entre les deux royaumes de Juda et d'Israël, d'autre part, les tirades qui montraient, dès ces temps antiques, l'idée messianique déjà née. C'était, on le voit, l'esprit du Grand Anonyme qui se fit à Babylone, vers 536, le continuateur d'Isaïe, avec un sentiment si profond de l'esprit du prophétisme ancien. L'insertion du livre bizarre de Jonas dans le Canon fut peut-être due à son caractère universaliste et humanitaire. Le volume des Petits prophètes fut une sorte de Selectæ, un recueil de passages considérés comme messianiques. Il épargna, en quelque sorte, le travail aux premiers chrétiens ; le choix était d'avance tout fait pour eux.

 

 

 



[1] Remarquez la similitude des prescriptions ezraïques (Néhémie, X, XII) avec celles du code lévitique.

[2] Beaucoup d'épisodes d'origine lévitique de l'Exode et des Nombres s'expliqueraient soit par une Vie de Moïse composée vers 500 avant J.-C., au sens lévitique et sacerdotal, soit par une interpolation au sens lévitique et sacerdotal de l'ancien élohiste. En général, la manière de l'interpolateur lévitique offre les plus grandes analogies avec celle de l'élohiste (voir, en particulier, tout ce qui concerne la manne). Mais il faudrait admettre alors que la combination du jéhoviste et de l'ancien élohiste a eu lieu au Ve siècle. Or, je maintiens que c'est là un fait du temps d'Ézéchias. Passé la captivité, on ne toucha plus aux histoires patriarcales, et il est probable que les additions au vieux texte de l'histoire mosaïque se firent par interpolations, non par intercalation de pages d'un autre ouvrage.

[3] Nombres, XV, 1 et suiv.

[4] L'exemple le plus frappant est Nombres, XXVI, 9-11, épexégèse notoirement postérieure à la dernière fusion.

[5] Genèse, XLVII.

[6] Le Pentateuque, reçu des Juifs par les Samaritains, vers l'an 400, ne contient pas le livre de Josué.

[7] Josèphe, Contre Apion, I, 8. Comparez Philon, De mundi incorruptibilitate, t. II (éd. Mangey), p. 491.