HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE VIII. — LÉGENDE D'ESDRAS.

 

 

Ceux qui savaient d'original la manière dont s'était faite la réforme du Ve siècle attribuaient sans réserve toute l'efficacité de ce grand mouvement à Néhémie[1]. Cette réforme, opérée par un gouverneur, agissant au nom du roi de Perse, laissa une profonde impression. La lecture des Mémoires de Néhémie, publiés vers le moment de sa mort, accrut encore l'effet produit, et provoqua, ce semble, dans la classe lévitique, sacerdotale, pharisienne, une assez violente réaction. On trouva dangereux qu'un fonctionnaire laïque eût joué un pareil rôle. On voulut qu'un scribe, appartenant à la famille sacerdotale, eût contribué pour une part au moins égale à cette grande œuvre de restauration, eût donné en quelque sorte le dernier coup de varlope à la Thora. De là la création du rôle d'Esdras, parallèle à celui de Néhémie. Les Mémoires de Néhémie servirent de modèle. On composa au scribe des Mémoires sur le type de ceux du gouverneur[2] Puis l'auteur des Chroniques fondit les deux pièces, de manière à faire croire que Néhémie et Esdras avaient agi avec le plus parfait accord, collaboré aux mêmes mesures, présidé aux mêmes cérémonies[3].

Une branche de la famille de Saraïah, qui ne vint pas, comme Josua fils de Josadaq, en Palestine, était censée avoir gardé les vieilles traditions. Sous le règne d'Artaxerxès Longuemain, un arrière-petit-fils, ou plutôt un fils d'un arrière-petit-fils de Saraïah, nommé Esdras, aurait résolu d'aller s'établir à Jérusalem, en amenant avec lui une colonie nombreuse et en apportant une collecte considérable faite dans les communautés juives de Babylonie. Est-ce là une fiction pure, ou bien se souvenait-on, en effet, comme d'un personnage réel, d'un certain membre de la famille Saraïah qui aurait joué, au Ve siècle, un rôle considérable ? Il est difficile de le dire. Ce qui est sûr, c'est que la légende d'Esdras se forma sur des données assez contradictoires. Selon les uns, il serait venu fortifier, cent ans après sa résurrection, la colonie hiérosolymite renaissante. Selon d'autres, le retour d'Esdras serait un νόστος, un poème de retour, comme tant d'autres. Ces νόστοι étaient devenus un genre de littérature prêtant à des épisodes touchants. Esdras organisait le retour comme si Sesbassar et Zorobabel n'avaient jamais existé. Le temple, la ville, les murs, la Loi dataient de lui. Il brillait, sous Artaxerxès, comme l'universel réorganisateur de la nation.

On se plaisait, en ces récits, aux grands tableaux de scènes religieuses, tels que les mœurs du temps les comportaient. La caravane d'Esdras, à ce qu'on raconte, partit de Babylonie l'an 458 avant notre ère[4]. Elle se composait d'environ quinze cents individus mâles[5]. Il y avait dans le nombre beaucoup de prêtres aharonides et un individu au moins de la race de David, Hattous, petit-fils de Sekaniah[6]. Esdras fixa le rendez-vous sur les bords du canal d'Ahava, près de Babylone ; on y campa trois jours, et le chef fit une sorte de revue et de recensement de sa bande. Tous étaient prêtres (cohanim) ou laïques — les mebinim ou docteurs ne se distinguaient pas de ces derniers —. On s'aperçut qu'il n'y avait pas de lévites pour servir les prêtres, qu'il n'y avait pas de netinim, serfs de Salomon — ou, comme on disait aussi, de David et des princes —, pour servir les lévites. Esdras envoya des chefs de famille et des mebinim vers un certain Iddo, chef des netinim, qui demeurait à un endroit nommé Kasifia[7], afin de faire venir des servants pour la maison de Dieu[8]. Trente-huit lévites et deux cent vingt netinim se joignirent à la bande des émigrants.

Avant de se mettre en marche, la caravane fit à Ahava un jeûne solennel, pour s'humilier devant Iahvé et obtenir de lui un heureux voyage. Esdras, en homme d'ordre, fit faire un inventaire des vases d'or, d'argent, de cuivre dorée, qu'il rapportait pour le temple de Jérusalem, et les confia à une commission de prêtres et de lévites, qui ne devaient les remettre qu'aux chefs du temple. Ceux-ci les pèseraient à leur tour, dans les liscoth du temple, pour vérifier l'identité du poids et en donner décharge aux porteurs.

Le voyage, dit-on, fut heureux ; il dura quatre mois moins onze jours, d'avril à juillet. A l'arrivée, la caravane se reposa trois jours. Le quatrième jour, Esdras rendit ses comptes, qui furent trouvés en règle ; les dons furent remis aux prêtres Merémoth fils d'Ouriah, et Éléazar fils de Pinehas, assistés de deux lévites. Les écritures furent confrontées et dûment légalisées. Les arrivants offrirent de magnifiques holocaustes, et le pauvre peuple eut à manger durant plusieurs jours.

Nous le répétons : il est douteux que de tels incidents se soient passés une fois pour toutes à propos du retour d'un prêtre nommé Esdras, sous Artaxerxès Longuemain ; les faits rapportés à Esdras furent vrais en réalité chaque fois que des groupes orientaux considérables vinrent renforcer la tentative hiérosolymitaine, en même temps si défectueuse et si hardie. Comme il arrive toujours lorsque deux courants d'idées, partis du même point, se rencontrent après des développements parallèles, les deux familles israélites se trouvaient à des températures fort différentes en se rejoignant. A l'époque assignée à Esdras, il y avait soixante-dix-huit ans que les deux fractions étaient séparées. Les arrivants de Chaldée étaient plus riches, plus instruits, plus exacts en religion que les Judéens. Il dut y avoir bien des tiraillements. Dans l'histoire d'Israël, le parti le plus orthodoxe l'emporte toujours. Les nouveaux arrivés se posèrent bientôt, à l'égard de l'ancienne population, en censeurs sévères. Le laisser-aller qui régnait à Jérusalem leur parut du relâchement. Un point surtout les révoltait, c'est le peu de soin que les Hiérosolymites mettaient à ne pas se mêler, pour le choix de leurs femmes, aux populations environnantes. Esdras, inséparable ici de Néhémie, pour combattre des abus qu'il regardait comme énormes, employa, dit-on, un procédé conforme aux mœurs du temps ; ce fut de faire croire qu'il agissait au nom de l'autorité perse. Selon le récit canonique, il se serait présenté à Jérusalem comme ayant une lettre d'Artaxerxès, qui, outre beaucoup de pouvoirs exorbitants, lui conférait le droit d'établir des magistrats pour rendre la justice selon la Loi, d'enseigner. la Loi à ceux qui ne la savaient pas. La loi de Dieu aurait été de la sorte identifiée avec la loi du roi de Perse. Esdras aurait eu mandat de la faire observer par des supplices, par la mort, par l'exil, par l'amende, par la prison.

Certes, jamais Artaxerxès n'a écrit une pareille lettre[9]. Nous doutons même qu'Esdras se soit jamais appuyé d'un tel document, et nous préférons y voir une invention de l'auteur de sa biographie[10]. Ce qui peut être vrai, c'est que, venant d'Orient, il ait quelquefois fait des menaces supposant qu'il vivait dans la familiarité du roi et de ses officiers, dont jamais sûrement il n'approcha[11]. Un des travers des Juifs est de se présenter toujours comme ayant une mission officielle d'un gouvernement. L'Église catholique, et en général les sectes qui se donnent l'air de dédaigner la force, tombent dans la même faute. L'homme de paix est porté à se targuer de la faveur de l'homme de guerre. On va chercher la force, c'est-à-dire la puissance active, là où elle est. Ainsi les Juifs ont persécuté avec la force achéménide, même avec la force romaine. Rien de plus dur que le prêtre, quand il dispose du bras séculier ; rien de plus insolent que le Juif, quand il peut faire mouvoir à ses ordres un fonctionnaire, un régiment infidèle. Les fanatiques sont toujours serviles envers le pouvoir, afin de le décider à sévir contre ceux qui sont l'objet le plus immédiat de leur animadversion. Nous avons relevé ailleurs' la faiblesse d'esprit que supposent de tels raisonnements. Iahvé obtient pour ses fidèles de bonnes protections. Par la faveur du roi de Perse, il se fait rebâtir son temple. Cette façon d'agir nous parait mesquine pour le Tout-Puissant. Mais dans tout ce développement de l'esprit juif, il ne faut chercher aucun élément rationnel.

Qu'il se soit ou non appuyé de l'autorité perse, Esdras, si nous en croyons les textes de sa légende, déploya, dans son œuvre de réforme, la brutalité d'un gendarme fanatique. Secondé par un certain Sekaniah fils de Jehiel, il organisa une véritable ligue contre les mariages mixtes. Non seulement les membres de la ligue s'engagèrent à ne plus contracter de pareilles alliances à l'avenir ; mais ils jurèrent de renvoyer les pauvres femmes qu'ils avaient si légitimement épousées, avec leurs enfants. Tous les notables, à peu près, surtout les membres de l'aristocratie sacerdotale, tombaient sous les anathèmes des exaltés. Plusieurs résistèrent ; d'autres eurent recours à des faux-fuyants ; d'autres renvoyèrent les femmes, non les enfants. La plupart commirent l'acte monstrueux conseillé par le scribe. Presque tous les membres de la famille du grand-prêtre, en particulier, se soumirent et offrirent un sacrifice expiatoire. Le fanatisme le plus dangereux était fondé en Israël, celui qui s'exerce, non par l'État, mais par des zélateurs, prétendant agir avec la connivence de l'État.

La masse du peuple, cependant, ne céda que difficilement. Il fallut trois mois pour terminer le débat. Une sorte de grand meeting de tout Juda, convoqué sur la place du temple, fut assez tumultueux ; on prétexta la pluie qui tombait pour se séparer et pour renvoyer l'affaire devant un jury. Puis, comme toujours, le parti le plus fanatique l'emporta.

Un trait bien caractéristique, qui marque un pas décisif dans l'histoire du judaïsme, c'est qu'Esdras, bien que d'origine aharonide, n'est pas, à proprement parler, un prêtre. Encore moins est-il un prophète. C'est un docteur, versé dans la loi (sofer, mébin). Ceci est décisif. Il est facile de voir dès lors que ce n'est pas le cohen qui dominera dans le judaïsme. Ce sera le docteur. La Thora étant le but de la vie, en effet, celui qui interprète la Thora est le personnage capital. Et cet interprète de la Thora, qui le désigne ? Ce n'est nullement le corps sacerdotal ; ce n'est pas l'Église dans son ensemble — cette idée ne triomphera que dans la seconde génération chrétienne —. Ce qui désigne le docteur, c'est sa science, son mérite, sa facilité, son audace. Le sofer mahir va être le roi spirituel d'Israël. Le plus petit docteur, se levant dans la synagogue, s'il a de la mémoire et de l'aplomb, battra l'homme le plus autorisé.

Le Talmud sortait fatalement de la direction idéale tracée par Esdras. On sent que le judaïsme n'aura ni corps sacerdotal organisé, ni papauté, ni conciles œcuméniques. Ce sera quelque chose d'analogue au protestantisme du XVIe siècle, une lutte de docteurs, s'appuyant sur un texte écrit, censé d'une valeur absolue.

 

 

 



[1] Sirach, XLIX, 13 ; la lettre en tête de II Macchabées (I, 10 et suiv.).

[2] Les ch. VII-X de ce qu'on appelle le livre d'Esdras et de Néhémie ont été composés d'après de prétendus Mémoires d'Esdras, où Esdras était censé parler à la première personne. De telles compositions, ayant la forme autobiographique, étaient dans le goût du temps. Comparez Néhémie, Tobie. On voit, d'après cela, combien l'historicité de ce qui concerne Esdras repose sur des bases faibles. Sirach (XLIX, II-13) ne connaît que Zorobabel, Josua fils de Josadaq, Néhémie. Comparez II Macchabées, I.

[3] Tout porte à croire qu'Esdras, si sa personnalité historique est solide, était mort avant l'arrivée de Néhémie, nonobstant Néhémie, VIII, 9 et III, 36. Comparez Josèphe, Ant., XI, V, 5. Les circonstances du meeting d'Esdras, vrai ou faux, supposent le mur de Néhémie non encore existant.

[4] Les Mémoires (VIII, 1) étaient plus vagues. On voudrait l'espace entre Zorobabel et Esdras moins considérable. Josèphe l'a senti. Le désir de mettre Esdras en rapport avec Néhémie paraît avoir porté à rabaisser de trente ou quarante ans les dates d'Esdras.

[5] Tout en considérant les Mémoires d'Esdras comme une œuvre artificielle, il est permis d'en retenir quelques traits que le faussaire aurait empruntés à une tradition sérieuse, ou aux données historiques générales du temps.

[6] Cf. I Chron., III, 22.

[7] Esdras, VIII, 17. Texte certainement fautif.

[8] Il ignorait donc qu'il y eût des lévites à Jérusalem. Il n'est pas question d'argent monnayé.

[9] Comparez le prétendu édit de Cyrus et en particulier Esdras, VII, 27. L'auteur des Mémoires d'Esdras avait entre les mains le mauvais document Esdras, I ; IV, 6-VI, 13. Voir surtout ch. X. Ce sont là des morceaux de littérature, des romans pieux.

[10] La lettre a son écho dans Esdras, VIII, 22, 23, 30 ; IX, 9. Elle faisait donc partie des prétendus Mémoires.

[11] Esdras, VIII, 22, 25.