HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE VII. — ADMINISTRATION DE NÉHÉMIE.

 

 

Souvent les dévots, les bigots même, sont de bons administrateurs ; car l'esprit d'exactitude matérielle, qui est un guide trompeur en religion, est une qualité en fait de gouvernement. Néhémie paraît avoir été un bon préfet de Judée, selon les idées qui, depuis Ézéchiel et les rédacteurs lévitiques, représentaient lé droit constitutionnel de la nation. La croissance bizarre de Jérusalem donnait lieu à des difficultés particulières. La nouvelle ville était renfermée dans le même périmètre que l'ancienne ; mais, comme la population était bien moindre, il y avait beaucoup de vides à l'intérieur. On bâtissait très peu de maisons. La voie où s'engageait Juda, exclusivement gouverné par ses exaltés, devenait déjà malaisée. L'impôt dû à la Perse était lourd ; les corvées, les réquisitions se multipliaient sans cesse[1]. Une foule de gens vivaient à Jérusalem, qui n'en avaient pas les moyens. Néhémie, pour remédier au mal, établit quelques règlements singuliers[2]. Jérusalem fut considérée comme une ville aristocratique, où l'on ne demeura que par privilège. Les chefs du peuple, sans distinction de laïques, de prêtres ou de lévites, y eurent de droit leur domicile ; quant au reste de la population, on tira au sort. On n'admit qu'un sur dix Judéens dans la ville sainte ; les neuf autres restèrent dans les bourgades. On félicita fort ceux qui furent ainsi choisis. Les poésies de ce temps sont pleines de l'ardent amour de Jérusalem. y résider, c'est le bonheur ; les faveurs de Iahvé sont à ceux qui y séjournent. C'est d'ailleurs une si belle ville ! Ses maisons forment un tout compacte qui se défend par lui-même[3].

Quelle joie quand on m'a dit :

Nous irons à la maison de Iahvé !

Mes pieds fouleront tes portiques,

Sainte Jérusalem !

Jérusalem qui est bâtie

Comme une ville dont les maisons se touchent[4].

Car c'est là que montent les tribus,

Les tribus de Iahvé,

Représentants d'Israël

Pour célébrer le nom de Iahvé.

Car c'est là que sont les sièges du gouvernement,

Les sièges pour la famille de David[5].

Souhaitez le bonjour à Jérusalem

[En disant :] Vivent ceux qui t'aiment !

Que la paix règne dans tes remparts,

L'abondance dans tes forteresses !

Ville de mes frères et de mes proches,

A toi tous mes souhaits !

Ville où est la maison de Iahvé notre Dieu,

A toi tous les bonheurs !

Néhémie procéda à un recensement, dont le texte authentique nous a été conservé[6]. Les tribus de Juda et de Benjamin se distinguaient encore, quoi qu'elles fussent mêlées quant au séjour. Les prêtres étaient toujours l'aristocratie de la ville. Les lévites, leurs subordonnés hiérarchiquement, les portiers et les employés directs du temple, avaient des fonctions qui devaient les enrichir. On ne sait pas bien ce qu'était la besogne extérieure du temple. Les chantres asafites et éthanites, chargés d'entonner les psaumes de louanges commençant par Hodou, florissaient[7] ; ils avaient une pension journalière, assurée par décret royal[8]. Les autres Israélites, prêtres et lévites, résidaient dans les bourgades de Juda. Les netinim résidaient en Ophel. Mésézabel était commissaire du roi pour les affaires du peuple, sans qu'on puisse dire au juste quelle était sa fonction.

Les groupes les plus considérables de Judéens et de Benjaminites continuaient de demeurer dans la campagne, chacun en sa propriété. Les principales de ces localités, où le judaïsme avait repris, étaient : Kiriat-Arba ou Hébron et ses dépendances, Dibon (distinct de la ville moabite) et ses villages, Jeqabseël et ses villages, Jesoua, Molada, Beth-Pelt, Hacer-Soual, Beër-Seba et ses dépendances, Siceleg, Mecona, En-Rimmon, Soréah, Jarmout, Zanoah, Adullam, Lakis, Azéqa et leurs dépendances. Des Juifs s'étaient ainsi rétablis dans l'ancienne Judée depuis Ber-Seba, jusqu'à la vallée de Hinnom. Les villages benjaminites, Géba, Mikmas, Ayya, Béthel et ses dépendances, Anathoth, Nob, Ananiah, Haçor, Rama, Gittaïm, Hadid, Seboïm, Neballat, Lydda, Ono, Gé-Harasim, avaient, de leur côté, retrouvé une population aussi nombreuse qu'avant l'exil. En cent ans, ce petit peuple avait ainsi à peu près reconquis ses anciennes frontières. La natalité était forte[9]. Les vides laissés par la guerre et la transportation se remplissaient promptement.

Après douze ans de gouvernement, Néhémie (an 433 av. J.-C.), toujours sous le règne d'Artaxerxès, fit un voyage au siège du gouvernement persan[10]. Comme on devait s'y attendre, le parti libéral et tolérant se gêna beaucoup moins pendant son absence. Tobiah, son adversaire personnel, étant venu à Jérusalem, fut très bien reçu par la meilleure société. Le grand-prêtre Éliasib, son parent, qui avait la surveillance des liscoth du temple, disposa pour le loger d'une grande liska, dans laquelle on déposait les offrandes, l'encens, les meubles et ustensiles, la dîme des denrées, du vin, de l'huile, ce qu'on devait, en un mot, aux lévites, aux chantres, aux portiers, et ce qui était prélevé pour les prêtres. Beaucoup de personnes, ce semble, espéraient que Tobiah allait devenir, par le départ de Néhémie, gouverneur de Jérusalem, et s'en réjouissaient. De pareils sentiments se rencontraient même parmi les prêtres, qui étaient loin d'être tous des personnes de haute piété.

Le séjour de Néhémie à la cour de Perse paraît avoir été court. Il sentait peut-être qu'on le minait pendant son absence. A son arrivée à Jérusalem, son mécontentement fut très vif. Le fait de Tobiah, logé dans les cours du temple, le révolta. Il fit jeter hors de la liska tout le mobilier de Tobiah, ordonna qu'on purifiât les pièces qu'il avait occupées et y fit remettre les objets du temple, les offrandes et l'encens.

Néhémie s'aperçut que, pendant son voyage, bien d'autres abus s'étaient introduits. Les redevances des lévites n'avaient pas été régulièrement livrées ; les lévites et les chantres, qui devaient faire le service divin, n'ayant pas de quoi vivre à Jérusalem, s'étaient retirés dans leurs terres, pour les cultiver. Néhémie adressa de vifs reproches aux magistrats à qui ce soin était confié ; puis il rappela les lévites et les réinstalla à leur poste. Il organisa, pour la surveillance des magasins, une commission composée d'un prêtre, d'un sofer, d'un lévite et d'un laïque, qui tous passaient pour des hommes sûrs. Ces commissaires furent chargés de faire les distributions à leurs frères, et les abus disparurent pour un temps.

Le sabbat devenait de plus en plus le précepte capital de la religion juive. Dans une de ses tournées, Néhémie vit des gens qui foulaient le pressoir, d'autres qui apportaient à Jérusalem sur des ânes, du blé, du vin, du raisin, des figues et toutes sortes d'approvisionnements, le jour du sabbat. Il leur fit de vives remontrances. Dans la ville, il y avait des Tyriens établis qui, le jour consacré au repos, vendaient du poisson et d'autres marchandises. Les gens riches et bien posés ne se faisaient aucun scrupule d'en acheter. Néhémie les censura énergiquement et employa pour faire cesser l'abus un moyen décisif. Il commanda d'occuper le marché à la nuit tombante, le soir qui précède le sabbat, et le fit tenir fermé jusqu'à la fin du jour suivant. Pendant ce temps, des agents du gouverneur, placés aux portes de Jérusalem, empêchaient qu'aucune bête chargée n'entrât dans la ville. Les marchands durent passer la nuit hors des murs. Quand cela fut arrivé une ou deux fois, on leur fit des réprimandes, puis des menaces, et désormais le sabbat fut rigoureusement gardé. Les lévites eurent mission de veiller, en état de pureté liturgique, à l'observation du repos sacré.

Parmi les réformes de Néhémie, il n'est point parlé de la circoncision, sans doute parce que cela ne faisait plus question. Tout Juif, au Ve siècle avant Jésus-Christ, est essentiellement un circoncis, et comme la pratique de la circoncision allait de plus en plus se perdant en Orient, cette mutilation, devenue sans objet, n'était plus qu'un simple signe, une marque de l'alliance avec Iahvé imprimée en la chair.

La pureté de la race était l'objet principal que poursuivaient ces anciens zélateurs. Néhémie en veut surtout aux mariages mixtes. Ces mariages mixtes, interdits par le Deutéronome[11], étaient nombreux en Judée. C'était la conséquence de l'émigration. Dans les émigrations, les hommes sont toujours plus nombreux que les femmes. Les listes des caravanes de Zorobabel et d'Esdras ne mentionnent que des hommes. Les émigrés, les riches surtout, étaient ainsi réduits à contracter des alliances avec les populations voisines, moabites, ammonites, édomites. Il paraît que les déportés de Babylonie avaient été plus stricts sur ce point. L'horreur des païens était à son comble chez les piétistes d'Orient ; tous les peuples, hors Israël, leur paraissaient des peuples abominables[12]. Un jour, Néhémie voit des Juifs qui ont épousé des femmes asdodites, ammonites, moabites, si bien que la moitié de leurs enfants parlent l'asdodite ou tel autre dialecte, et ne savent pas parler juif. Néhémie les tance vigoureusement, les maudit, en frappe quelques-uns, leur tire les cheveux et les adjure au nom de Dieu de ne plus s'allier avec des familles non juives[13]. L'exemple de Salomon, entraîné au péché par l'influence de ses femmes étrangères, était cité pour inspirer contre de telles unions une salutaire terreur.

Un des fils du grand-prêtre Éliasib, nommé Joïadah, qui fut grand-prêtre après son père, poussa le scandale à son comble. Il maria son fils Manassé à une fille de Sanballat le Horonite[14], appelée Nicaso. Néhémie le chassa. Manassé paraît avoir joué un rôle considérable dans l'histoire du schisme samaritain. La haine de Néhémie et d'Éliasib s'accentuait ainsi de jour en jour. Souviens-toi, mon Dieu, s'écrie-t-il, des profanations du sacerdoce, des violations de la Loi sacerdotale et lévitique que ces gens-là ont commises[15]. Le zélateur et le haut sacerdoce s'opposaient l'un à l'autre profondément. L'antipathie qui séparait Néhémie d'Éliasib grandira encore ; elle deviendra l'abîme qui sépara, cinq cents ans plus tard, Jésus et Kaïapha. Jésus fut tué par Kaïapha, mais il ressuscita.

Le prêtre, uniquement préoccupé de sacrifices, poussait peu à la lecture de la Thora. La lecture de la Thora, au contraire, était le grand moyen d'action de Néhémie. On sortait de ces séances avec des sentiments d'orgueil et de jalousie frénétiques[16]. Un jour, en lisant la loi, on y trouva que les Ammonites et les Moabites devaient être exclus à tout jamais de la communauté de Dieu, parce qu'ils avaient refusé le pain et l'eau aux Israélites, et qu'ils avaient pris à gages Balaam pour les maudire[17]. Quand on entendit cette loi, on pratiqua les éliminations les plus sévères. Qu'on était loin du Grand Anonyme de la captivité ! L'odium generis humani avait ses racines dans ce passé lointain. Mais les défauts d'Israël ont toujours été contrebutés par une minorité admirable, qui absorbe le reste aux yeux de l'histoire et représente à elle seule l'œuvre de la race.

Néhémie paraît être mort assez vieux et avoir vu le règne de Darius Nothus[18]. Ce fut un fanatique conscient, combinant ses plans avec réflexion et volonté. Dans ses derniers jours, il écrivit son autobiographie, et ce curieux document, un des plus précieux de la littérature hébraïque, nous a été transmis avec de légères altérations provenant du compilateur des Chroniques. Peu d'écrits portent un cachet aussi personnel, bien que la fable trouve sa place dans les anecdotes d'enfance[19]. Les petites exclamations pieuses dont le récit est semé[20], pleines d'espérance égoïste, de rancunes personnelles contre Sanballat et Tobiah, sont l'expression la plus juste de la piété du temps. Néhémie n'attend sa récompense que de Iahvé ; le jugement des hommes ne lui est pourtant pas indifférent. Il a de l'amour-propre, même de la vanité. Il veut que l'on sache ce qu'il a fait, la reconnaissance que lui doit la communauté, le désintéressement qu'il a mis dans toutes ses entreprises. Il tient à passer pour l'idéal d'un parfait péha, gouvernant ses coreligionnaires[21]. Les préfets d'alors étaient payés, c'est-à-dire nourris, par leurs administrés. Pendant les douze ans de son administration, Néhémie a renoncé à ce traitement ; lui et sa famille n'ont rien coûté au peuple. Les gouverneurs qui m'avaient précédé, dit-il, avaient été à la charge du peuple, et recevaient de lui en denrées et en vin au delà de quarante sicles, et leurs officiers aussi exploitaient le peuple. Mais, moi, je n'agis pas ainsi par crainte de Dieu. De plus, je travaillai à cette œuvre de la muraille, quoique je n'eusse aucun bien-fonds dans le pays, et tous mes serviteurs s'y employèrent. J'avais tous les jours à ma table cent cinquante personnes, simples Juifs ou seganim, sans compter ceux qui venaient nous voir de chez les peuples voisins. Chaque jour on servait un bœuf, six moutons de choix et de la volaille, et, tous les dix jours, des vins de toutes sortes en abondance, et avec cela je ne réclamais pas la pension du péha, car le peuple était fort obéré par suite des travaux. Souviens-toi, mon Dieu, pour me le rendre, de tout ce que j'ai fait pour ce peuple. C'est fort bien, sans doute ; mais combien ce grand Eccehomo sanglant de Jérémie nous apparaît plus sublime, en son dévouement sombre et désespéré !

 

 

 



[1] Néhémie, V, 4 ; IX, 36-37.

[2] Néhémie, ch. XI, faisant suite immédiate à la fin du ch. VII.

[3] Ps. CXXII. Plusieurs traits feraient rapporter ce morceau au temps de Josias ; mais le style est postérieur à la captivité et l'ensemble se rapporte parfaitement à la situation. Néhémie, XI, 1-2.

[4] Ibn-Batoutah fait le même éloge de La Mecque, t. Ier, p. 303.

[5] Peut être rétrospectif.

[6] Néhémie, XI. Cette liste est reproduite en I Chron., ch. IX. Les variantes sont telles et les chiffres sujets à tant de réserves qu'on ne saurait tirer grand chose de ces renseignements. Le fragment XII, 1-26, est une autre liste, que le rédacteur des Chroniques n'a pas voulu perdre. Versets 10-11, addition de la liste des grands-prêtres, par l'auteur des Chroniques.

[7] Ch. XI, 17 ; XII, 9, etc. Notez בקבקיה, le baribouq de Iahvé. Bakbouk arabe.

[8] Néhémie, XI, 23. Cf. Esdras, VI, 8 et suiv. ; VII, 20 et suiv.

[9] Ps. CXXXVII, 3-5.

[10] Néhémie, ch. XIII, 6.

[11] Ch. VII, 3 et suiv. ; XI, 8 ; XXIII, 7 ; Néhémie, I, 7 et suiv. Cf. Esdras, IX, 11 et suiv.

[12] Esdras, IX, 14. Opposez Zacharie, VIII, 14 et suiv.

[13] Néhémie, XIII, 23 et suiv. Le même trait est attribué à Esdras.

[14] Néhémie, XIII, 28-29 ; Josèphe, Ant., XI, VII et VIII. Josèphe a confondu יוירע et ירוע et par conséquent faussé les dates.

[15] Néhémie, XIII, 20.

[16] Néhémie, XIII, 1-3, addition de l'auteur des Chroniques, pour préparer l'épisode qui suit.

[17] Deutéronome, XXIII, 3 et suiv.

[18] Josèphe, Ant., XI, V, 8 ; Chron. Alex., p. 381. Ol. LXXXI.

[19] Néhémie, ch. II. Comparez la légende des pages de Darius, III Esdras, ch. III et IV ; Esther et le livre de Daniel commencent d'une manière analogue.

[20] Néhémie, V, 19 ; XIII, 14, 23, 28, 30.

[21] Néhémie, V, 14-19.