HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE V. — NOUVELLES ADDITIONS LÉVITIQUES À LA THORA. COMPLICATION DU CULTE.

 

 

La Thora se grossissait, durant ces années de travail obscur, d'assez nombreuses additions. Nous avons vu que, dès la période antérieure à la captivité, il y eut certaines lois rituelles, certaines coutumes du temple, déjà écrites. Plus d'un règlement liturgique put être rédigé au moment même de la restauration[1]. Une foule de pratiques allaient se perdre ; beaucoup de points avaient besoin d'être fixés. Vers le temps d'Ézéchiel, d'ailleurs, les piétistes s'exercèrent, avec une suite singulière, à inventer une liturgie aussi brillante qu'ils pouvaient se la figurer. Ces conceptions eurent sûrement la plus grande influence sur la restauration du culte. On fit et surtout on imagina des splendeurs à bon marché ; on para aux difficultés en supposant le programme de ces magnificences édicté du vivant de Moïse, en plein désert[2].

L'époque de Zorobabel et de Josua fils de Josadaq fut si pauvre à tous les égards, les écrits d'Aggée et de Zacharie dénotent une si grande inhabileté, que d'abord on ne se sent pas porté à regarder ce moment comme celui où les lois sacerdotales et lévitiques furent en masse rédigées. Mais il y avait dans le travail littéraire de ces temps des ordres fort divers. Certes, si l'on voulait voir dans une pareille œuvre de rédaction la main du grand-prêtre Josua lui-même, on pourrait faire valoir autant d'arguments pour cette supposition que pour toute autre hypothèse. Autant la conjecture est légitime quand elle se fonde sur des indices, autant elle est oiseuse quand les données essentielles font défaut. Ces descriptions des habits sacerdotaux, par exemple, faites avec tant d'emphase, sont-elles l'ouvrage des rêveurs de l'école d'Ézéchiel, à qui il n'en coûtait rien de les faire étincelantes de pierreries, ou bien des premiers colons, compagnons de Zorobabel, qui auraient consolé leur misère avec ces splendeurs de chasublerie imaginaire ; ou bien sont-elles contemporaines des grandes cérémonies religieuses où se dépensa l'activité de Néhémie ? Il est difficile de le dire. Les lois sur les vœux[3], les tarifs des sacrifices[4], les prescriptions sur les rapports sexuels[5], les règles sur la pureté et l'impureté, sont aussi peu datés ; tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils appartiennent à un temps où déjà les soucis de casuistique étaient devenus dominants.

Il semble bien que les législateurs de la restauration innovèrent pour le fond assez peu. Ils établirent un droit coutumier, et réunirent des titres de code restés jusque-là sans lien entre eux. Mais, en copiant les textes plus anciens, on ajoutait'. Peut-être faut-il attribuer aux rédacteurs du second temple la folle manière dont la peine de mort est appliquée, quoique cette façon de punir de simples manquements rituels sente encore l'utopiste qui prodigue ses pénalités un peu à tort et à travers.

On peut rapporter aussi aux années de la restauration du culte les titres relatifs aux fêtes et aux pèlerinages[6], dont le système est bien plus compliqué dans le code lévitique que dans le Deutéronome et même que dans Ézéchiel. Les sacrifices sont aussi l'objet de règlements nouveaux. Ils ont des noms techniques ; les conditions rituelles en sont fixées dans les moindres détails. Ils cessent d'être des repas de famille et se font au profit des prêtres, qui presque seuls en bénéficient. Le don de prophétie se concentre dans le sacerdoce et devient à peu près le privilège du grand-prêtre aharonide. La pureté du cœur, si souvent prêchée par le Deutéronome, n'est plus qu'une pureté légale, tout extérieure. Isaïe et les prophètes de l'époque classique, si opposés aux sacrifices, sont vaincus ; maintenant la dépense faite pour les sacrifices est avant tout considérée. Le pharisaïsme, que Jésus percera de ses traits les plus acérés, existe déjà dans tout ce qu'il a d'essentiel. On ne vit jamais par un plus frappant exemple que la loi du développement religieux est bien plutôt la matérialisation que le progrès.

Les fêtes nouvelles ont un caractère expiatoire, qui les met fort au-dessous des anciennes fêtes consacrées à la joie. Le Iom kippurm[7] (le Kippour d'aujourd'hui) et les jeûnes de pénitence[8] prennent une place exagérée. L'idée des expiations — idée assez fausse, puisque l'homme n'a qu'un moyen d'expier le mal qu'il a fait, c'est de mieux faire — ouvre toujours la porte à des abus. Le rite des cendres de la vache rousse[9] avait probablement excité autrefois les railleries des prophètes ; maintenant on le consacre comme un dogme. Il en fut de même des purifications. L'Azazel[10] est presque la seule superstition païenne qui ait forcé la main à Israël. Est-il possible que le peuple qui s'est émacié à force de poursuivre la superstition sous toutes ses formes, ait écrit des pages sur la manière dont ce misérable bouc devait être chassé au désert ? Déchéance inévitable, quand une religion se livre aux maîtres des cérémonies et aux sacristains.

Les jeûnes avaient les plus anciennes racines dans la religion d'Israël et des peuples sémitiques en général. On ne fit, en ce qui les concerne, que régulariser certains usages. On enracina ainsi de plus en plus une des idées fâcheuses du iahvéisme, c'est que Iahvé est jaloux de l'homme et se plaît à lui voir l'aspect humilié. L'essentiel du sons sémitique est, non pas l'abstinence de nourriture, mais bien l'humiliation, le saq, la poussière, les cheveux épars, la figure égratignée.

Vers le même temps, le sabbat et la circoncision arrivèrent à être la base même de la vie juive. On négligea trop pour ces pratiques extérieures les conditions fondamentales de la vraie piété. On fit comme le paysan qui observe le maigre du vendredi et va le dimanche à la messe, tout en commettant les plus mauvaises actions. Pâques était en train de devenir la fête par excellence[11]. Les rites de cette grande panégyrie prenaient un caractère particulier de solennité nationale et de mysticité.

L'hygiène et la propreté furent, à bon droit, une des principales préoccupations des anciens législateurs. L'interdiction de certaines nourritures, sales ou malsaines, faisait essentiellement partie des vieux codes[12]. Le porc, presque toujours véhicule de maladies, en Orient, méritait les mesures radicales dont il fut l'objet, à une époque où l'on ne pouvait se contenter, pour empêcher le mal, d'un système de précautions. Les additions que fit le Lévitique aux anciennes listes d'animaux défendus[13], ne sont que naïves. Les idées de pureté ou d'impureté furent, à l'origine, l'équivalent des idées de propre et de malpropre[14] ; elles répondirent à des raffinements, à des dégoûts dont il nous est souvent difficile de nous rendre compte[15]. Presque toutes les religions de l'Orient exagérèrent ces distinctions et en firent de lourdes entraves.

Le code lévitique fut, chez les Juifs, la cause de tout le mal[16]. Les questions de pureté et d'impureté devinrent la source de scrupules sans fin et de minutieuses enquêtes, qui, surtout lorsqu'il s'agissait des états de la femme, furent pleines d'inconvénients. La vie juive en fut singulièrement embarrassée. Il est vrai que les religions puisent souvent une force de conservation dans les gênes qu'elles imposent ; on y est d'autant plus attaché qu'elles sont plus importunes. Les religions de l'Orient ont été gardées par ces prescriptions matérielles qui suffisent à occuper la vie. D'un autre côté, ces prescriptions les perdent, en les isolant du grand courant du progrès humain. Ce sont les fatales distinctions de pureté et d'impureté qui ont rendu la société impossible en Orient. La société suppose le libre contact des individus ; les règlements dont nous parlons élèvent dans l'humanité des murs de séparation. Le monde asiatique accepte ces bizarreries personnelles de religions et de castes. L'Europe ne s'y prête pas. Dès que les Juifs furent répandus dans le monde européen, ces règles lévitiques leur interdirent à peu près le libre commerce du genre humain. Le judaïsme ne conquit le monde qu'en y renonçant, c'est-à-dire en devenant le christianisme, tel que saint Paul le conçut, sans circoncision, sans prescriptions séparatives, sans tables ni lit à part.

La Thora, de la sorte, resta ouverte durant les dernières années du VIe siècle. Ceux qui prennent au sérieux les récits du livre d'Esdras font descendre la fin du travail vers l'an 450 avant Jésus-Christ. Certes, un demi-siècle n'est pas trop pour une transformation qui dut se faire avec bien des hésitations et des temps d'arrêt. Il semble, cependant, que les additions de l'époque d'Esdras, s'il y en eut, ne furent pas considérables et qu'aucune partie essentielle de la Thora n'est postérieure à l'an 500 avant Jésus-Christ. On ne chercha pas à donner la moindre unité à l'ensemble résultant de toutes ces retouches. Les additions nouvelles s'appliquèrent en général aux pages du Code lévitique qui avaient été écrites pendant l'exil, et qui étaient censées provenir du Sinaï[17]. L'énergie créatrice finissait en Israël. Le prophétisme était épuisé. La méditation, et non la confection, de la Thora allait désormais occuper toute l'activité religieuse de la nation. Le Second-Isaïe, le dernier et le plus inspiré des anciens prophètes, vivait peut-être encore quand un pieux Israélite écrivit ce psaume CXVIII, énorme rabâchage en vingt-deux octaves de versets, répondant aux vingt-deux lettres de l'alphabet, où chaque verset contient, en synonymes variés à l'infini, l'éloge cent soixante-seize fois répété de la loi de Iahvé.

Toute cette partie, relativement moderne, de la Thora, bien que très inférieure pour la portée morale au Livre de l'alliance, au Décalogue, au Deutéronome, eut en un sens plus d'importance que les parties anciennes. Elle devint la chaîne que le judaïsme n'a jamais pu rompre, qu'il a, bien au contraire, toujours cherché à rendre plus lourde. Les premiers fondateurs du christianisme sauront s'y soustraire et reprendront la tradition vraiment féconde d'Israël, celle de l'esprit prophétique. Le christianisme, c'est le Second-Isaïe, ressuscitant à six cents ans d'intervalle, et réagissant contre une routine séculaire. La routine ne fut pas vaincue cependant. Le fanatisme de la Thora survécut aux attaques qui auraient dû le tuer. Une casuistique effrénée absorba les meilleures forces de la race. Le Talmud, ce mauvais livre, qui, jusqu'à nos jours, est resté le génie pervers du judaïsme, naquit de la Thora, la remplaça en quelque sorte, et devint la nouvelle loi du judaïsme. Comme on l'a dit, Israël, à défaut d'autre superstition, a eu la superstition de la Thora. Le vœu du deutéronomiste a été accompli. Sa Loi est devenue l'absolue règle de vie d'Israël. Israël l'aura devant les yeux comme une plaque hypnotique. Quand on demandera au docteur orthodoxe à quelle heure il convient d'étudier la science grecque, il ne trouvera de disponible que l'heure qui n'est ni le jour ni la nuit ; car il est écrit de la Loi : Tu l'étudieras jour et nuit.

Le culte se compliquait d'une étrange manière. Le sabbat n'était plus simplement un jour de repos ; il devenait un dimanche, une fête hebdomadaire, ayant ses offices particuliers[18]. Le sacrifice journalier (tamid) fut régularisé[19]. Les trois prières par jour et l'usage de prier à genoux datent aussi peut-être de ce temps[20]. Adopté par les musulmans, cet usage devint le rythme de la vie orientale, scandé en quelque sorte par le chant du muezzin.

Une autre observance que l'islam s'appropria et qui prit ainsi une importance capitale fut l'habitude, quand on était hors de Jérusalem, de se tourner vers la ville sainte pour faire ses prières[21]. On croyait favoriser l'espèce de courant électrique qui s'établissait de la sorte, en ouvrant ses fenêtres dans la direction voulue. Les Samaritains prirent de même l'habitude de se tourner vers le Garizim[22]. Cette pratique fut surtout en faveur chez les judéo-chrétiens[23], et c'est à eux, sans aucun doute, que Mahomet l'emprunta. Mahomet regarda la kibla, c'est-à-dire l'acte de se tourner vers un point sacré pour la prière, comme essentielle à toute religion. Il hésita beaucoup dans le choix, et, pendant une période de sa carrière prophétique, il adopta Jérusalem, comme les judéo-chrétiens, ses maîtres[24]. Puis la Caaba l'emporta, et la Mecque devint, cinq fois par jour, le centre de prière du monde musulman.

Le sabbat, sanctionné par la peine de mort[25], et la circoncision obligatoire[26] finirent par être de vrais fléaux, à cause des scrupules qu'ils suscitèrent[27]. Avant la captivité, c'étaient là des pratiques qu'un homme exact ne négligeait pas. Maintenant ce sont des exigences, entrainant mille gênes et mille périls. Le judaïsme devient un étau redoutable, qui n'aurait servi qu'à broyer, si Jésus et saint Paul, par un effort surhumain, n'avaient réussi à le desserrer et à revenir selon les aspirations des anciens prophètes, au culte en esprit et en vérité.

 

 

 



[1] Aggée, ch. II, suppose les règles lévitiques, notamment Lévitique, VI, 20.

[2] Exode, XXV et suiv.

[3] Lévitique, XXVII ; Nombres, XXX.

[4] Lévitique, I-VII.

[5] Lévitique, XII, XV, XVIII. Le code des lépreux avait certainement été écrit du temps de l'ancien temple. Voir Lévitique, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVIII, XXI, XXII.

[6] Lévitique, XXIII.

[7] Exode, XXIX, 36 ; XXX, 10, 16 ; Lévitique, XXIII, 27 ; XXV, 9.

[8] Lévitique, XVI, 1-34 ; XXIII, 26-32 ; Nombres, XXIX, 7-11.

[9] Nombres, XIX.

[10] Lévitique, XVI.

[11] II Chron., ch. XXX ; III Esdras, I.

[12] Comparez chez les peuples étrangers, code de Manou, Zend-Avesta, etc. ; Hérodote, I, 140 ; II, 37.

[13] Lévitique, ch. XI. Comparez Deutéronome, XIV.

[14] Il en est encore ainsi de nos jours dans les castes supérieures de l'Inde.

[15] Mélanges hétérogènes, contacts impliquant la possibilité de scories, fermentation tenue pour quelque chose de dégoûtant, etc.

[16] Lévitique, ch. XI et suiv. jusqu'à XXII.

[17] Exode, XXIV, 16.

[18] Lévitique, XXIV, 8 ; Nombres, XXVIII, 9. Comparez I Chron., IX, 32 ; II Chron., XXXI, 3 ; Néhémie, X, 33 (Ézéchiel, XLVI, 4).

[19] Nombres, XXVIII ; Daniel, VIII, 11-13 ; XI, 31.

[20] II Chron., VI, 13 ; Esdras, IX, 5 ; Daniel, VI, 11 ; Actes des ap., II, 15 ; III, 1 ; IX, 40 ; X, 9 ; Luc, XXII, 41. Cf. I Rois, VIII, 54.

[21] II Chron., VI, 34 ; Daniel, l. c. ; III Esdras, IV, 58 ; Mischna, Berakoth, IV, 5-6. Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène en parlent comme d'un usage abandonné.

[22] Epist. sichem., édit. Bruns, p. 14. (Eichhorn, Repert., IX, 9).

[23] Origines du Christianisme, t. V, 52, 53 ; 461 ; t. VI, 279, 280 ; 286.

[24] Sprenger, Das Leben Mohammad, t. III, p. 46, 47.

[25] Exode, XXXI, 14 et suiv. ; XXXV, 2 ; Nombres, XV, 32 et suiv. ; Mischna, Sanhedrin, VII, 8.

[26] Lévitique, XII, 3.

[27] Exode, XXXV, 3 (défense d'allumer du feu). Plus tard, le sabbat fut l'objet de la casuistique la plus intempérante (Évangiles, Josèphe, Talmud).