HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE VI. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

CHAPITRE XIII. — LE RETOUR.

 

 

Toutes les discussions, les hésitations même auxquelles nous venons d'assister supposent que les Juifs se sentaient libres de quitter la terre d'exil et de regagner leur patrie. Ils l'étaient en effet. Plus tard, on supposa que, le lendemain de sa victoire, Cyrus, voulant rendre hommage au Dieu qui la lui avait fait remporter, publia solennellement un édit pour la liberté d'Israël et pour la reconstruction du temple[1], ordonnant de restituer à Israël les vases sacrés que Nabuchodonosor avait fait enlever. Voilà le premier exemple de ces édits apocryphes dont l'historiographie juive des bas temps s'est montrée si prodigue. On croyait se donner de l'importance en montrant les potentats du jour ayant pour premier souci de protéger Israël. Il est probable qu'en fait Cyrus ne pensa jamais aux Juifs et entendit, à peine parler d'eux. Ce qui est vrai, c'est que l'ordre nouveau que Cyrus inaugura rendit la liberté à Israël. L'interdiction du retour n'eut pas besoin d'un édit spécial pour être levée. La victoire des Perses et des Mèdes rendait par le fait la disposition d'eux-mêmes à tous les captifs. Sans doute il s'organisa d'abord des bandes isolées. La route par Circesium et Ribla était d'au moins trois mois[2] Les dangers du voyage, dans l'état où se trouvait l'Orient, devaient être extrêmes. On comprit bientôt la nécessité de grandes caravanes. Deux expéditions principales furent préparées, sous la conduite de princes appartenant à la famille de David. La première eut pour chef Sesbassar, fils de Joïakin[3] ; elle arriva, ce semble, la première à Jérusalem[4], selon une tradition, ce fut Sesbassar qui eut les honneurs de la restauration de la ville et du temple[5].

Cependant la caravane qui fonda. décidément le nouvel ordre de choses fut celle que conduisait Zorobabel, fils de Salathiel[6] et petit-fils de Joïakin, concurremment avec Josué fils de Josadaq, le chef des Aharonides ou Sadokites, petit-fils du prêtre Seraïah, mis à mort par Nabuchodonosor[7]. Zorobabel était agréé par l'autorité perse. Il avait le titre persan de péha[8] ou de tirsata[9]. Josué fils de Josadaq lui était bien supérieur en capacité. On pouvait prévoir dès lors que le prêtre finirait par supplanter le survivant d'une dynastie perdue, qui n'aurait pu qu'à force d'habileté tirer parti d'une situation terriblement amoindrie.

Le départ de Zorobabel eut lieu probablement en l'année 535. Le chiffre des retournants ne dut pas être très considérable[10]. Il y avait cinquante-trois ans que la grande transportation avait eu lieu. Quelques-uns des exilés de Nabuchodonosor vivaient encore, et partirent avec la caravane[11].

La liste de ces retournants fut dressée et se conserva, mais avec beaucoup de fautes et de variantes[12]. Les prêtres et les diverses classes de lévites ou serfs sacerdotaux (nethinim) en composent la plus grande partie. C'était presque une troupe de prêtres et de lévites. On y voit figurer des villages chaldéens, voisins de Babylone, dont la population, conformément à l'invitation des prophètes, s'était jointe aux Israélites. Ils ne purent, dit le recenseur, montrer leur généalogie ni établir leur origine israélite[13]. Plusieurs familles aussi voulurent se faire passer pour sacerdotales, mais sans pouvoir retrouver leurs titres. Le tirsatha[14] leur interdit la participation aux choses sacrées, jusqu'à ce que vînt un prêtre selon l'urim et le tummim. C'était, ce semble, une plaisanterie pour dire jamais ; car ce vieux rite était depuis longtemps aboli. L'attirail d'esclaves, de chevaux, de mulets, d'ânes, de chameaux était considérable. Deux cents chantres et chanteuses mentionnés en dehors des lévites[15] et par conséquent distincts des chantres sacrés, semblent avoir accompagné la marche. Il n'y avait pas de moutons, ni de bêtes à cornes, ce qui montre bien que la population agricole compta pour peu de chose dans le retour.

Cette fois, l'élimination des indifférents fut complète. Tous ceux qui n'étaient pas des piétistes ardents, absolument convaincus de la fidélité de Iahvé à ses promesses, restèrent en Babylonie. La troupe qui s'acheminait le long de l'Euphrate et par les déserts de la Syrie était bien une troupe de purs. Chez les refaïm, Jérémie et Ézéchiel durent être satisfaits. Ils avaient réussi. La piété était décuplée en Israël. A travers mille broiements, mille épurations, des exils et des sélections sans fin, le personnel voulu pour l'œuvre divine était mis à part. L'élimination des scories était complète. Aucun souci politique ne distraira plus Juda de sa vocation. Voici en route la bande de saints qui réalisera l'idéal rêvé par deux siècles de puritains. Ce fut le plus beau triomphe de la foi et la meilleure preuve de ce que le judaïsme depuis Josias eut de puissamment constitué. Le grand amour fait seul ces miracles. Si la colline de Sion n'eût pas été puissamment aimée depuis cent ans, elle n'eût pas exercé une telle attraction. On n'eût pas vu des fanatiques mettre en mouvement des masses entières et les entraîner à travers le désert, avec la certitude de mille privations dans le trajet et la perspective d'une misère sombre à leur arrivée.

Cantate Domino canticum novum[16]. C'était le chant inaugural de l'ère qui allait s'ouvrir. La pauvre humanité a besoin de se dire qu'elle entonne un cantique nouveau quand souvent elle ne fait que répéter les airs antiques. Jamais peuple autant que le peuple juif n'a vécu par l'espoir. Le judaïsme, le christianisme naissant sont les religions de l'espérance obstinée, persistant malgré toutes les apparences. Le retour de Babylone fut l'espérance poussée jusqu'à la folie, et cette fois encore il se trouva que la folie avait été bonne conseillère, du moins au point d e vue des intérêts généraux du monde. On peut dire que c'est ici, dans l'histoire du judaïsme, l'heure solennelle, l'heure qui décide de la vie et de la mort. Si le retour n'eût pas eu lieu, Juda aurait eu le sort d'Israël ; il se serait fondu en Orient ; le christianisme n'aurait pas existé ; les écrits hébreux se seraient perdus ; nous ne saurions rien de ces étranges histoires, qui sont notre charme et notre consolation. La petite troupe qui traversait le désert portait donc bien avec elle l'avenir ; elle fondait définitivement la religion de l'humanité.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

 

 

 



[1] Esdras, I, 1 et suiv., V, 13 et suiv. ; VI, 3 et suiv. (partie très faible). L'édit est calqué sur Deutéro-Isaïe, XLIV, 28.

[2] Esdras met quatre mois à faire le voyage. Esdras, VII, 9.

[3] Esdras, ch. I et V. M. Imbert (Muséon, janv. 1889, p. 64, note), a très bien vu que ששבצך, du livre d'Esdras peut être le שנאצך, fils de Joïakin, dans I Chron., III, 18. La paléographie confirme pleinement cette supposition : un même sigle pouvant donner נא ou שכ, dans les écritures des derniers siècles avant notre ère (voir les tableaux de M. Euting,). L'Αβασσάρος de Josèphe est sûrement le même personnage ; son nom sort bien de la forme ששבצך, qui est probablement la vraie. Comp. Esdras, II, 12, 15, variantes du Cod. Alex. L'identification de Zorobabel et de Seshassar est tout à fait impossible. Dans le document où il est question de Seshassar, il est question de Zorobabel comme d'un personnage différent (Esdras, V, 2).

[4] Il est difficile de ne pas voir, dans les deux versions contradictoires conservées par le dernier rédacteur du livre d'Esdras, une trace de rivalité entre les deux traditions sur la priorité de l'œuvre de restauration.

[5] Les six premiers chapitres d'Esdras sont composés de deux documents, l'un sérieux, s'étendant de II, 1, à IV, 5, puis de VI, 13, à VI, 22 ; — l'autre, presque sans valeur et plein de correspondances apocryphes, comprenant le ch. I, et ensuite ce qui s'étend depuis IV, 6, jusqu'à VI, 12. Ces questions seront reprises dans notre t. IV.

[6] I Chron., III, 17-19, est sûrement troublé.

[7] I Chron., V, 41.

[8] Aggée, I, 1, 14 ; II, 2, 21. Peut-être n'eut-il ce titre que plus tard.

[9] Esdras, II, 63 ; Néhémie, VII, 65, 70.

[10] Les renseignements fournis par le livre d'Esdras (par exemple, II, 64) sont pleins d'exagérations ou défigurés par des fautes de copistes.

[11] Esdras, III, 12.

[12] Esdras, ch. II. Cette pièce fut reprise dans les mémoires de Néhémie (ch. VII). Elle se retrouve avec des variantes dans un autre document, Néhémie, ch. XII. Le total (Esdras, II, 64) et les chiffres partiels ne sont pas d'accord.

[13] Esdras, II, 59-60.

[14] Probablement après la réorganisation du culte.

[15] Esdras, II, 65.

[16] Isaïe, XLII, 10. Les joachimites, les sectes de l'Évangile éternel vécurent du susurras intérieur de ce verset, qui sert de début à plusieurs psaumes composés après le retour.