HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE VI. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

CHAPITRE VIII. — CYRUS ET LES ACHÉMÉNIDES.

 

 

Bien qu'un peu usée d'avance par les hardies anticipations des prophètes, la joie qu'éprouva Israël dispersé, en apprenant la nouvelle de la prise de Babylone, fut un véritable enivrement[1]. Les effets ne répondirent cependant qu'à moitié aux terribles prédictions émises sous les noms d'Isaïe et de Jérémie. Babylone ne fut nullement détruite ; les villes de cette taille ont la vie dure. Il est douteux que le massacre général, par la perspective duquel on tâchait de déterminer les Juifs à partir, ait eu lieu ; la ville conserva ses murs et ses palais[2]. Le vrai coup mortel pour Babylone fut le siège qu'en fit Darius fils d'Hystaspe, vingt ans après[3]. Le temple de Bel fut pillé ou détruit par Xerxès[4]. La ruine totale vint sous les Séleucides. A l'époque romaine, on pouvait dire que les prophéties avaient reçu leur accomplissement ; l'espace jadis occupé par l'antique Babel était un désert[5].

Ce qui fut décisif, ce fut le changement qui s'opéra dans toute la politique de l'Orient. C'était vraiment la victoire de Iahvé. Iahvé s'était battu comme un furieux et avait écrasé ses ennemis.

Quel est celui-ci qui vient d'Édom[6],

Qui arrive de Bosra, les habits rouges de sang ?

Qu'il est beau dans sa tunique !

Qu'il marche fièrement en sa force

— C'est moi, le proclamateur de justice,

Le puissant qui sauve.

— Pourquoi donc tes vêtements sont-ils rouges,

Et tes habits comme ceux du vendangeur qui foule le pressoir ?

— Le pressoir, je l'ai foulé tout seul,

Et d'entre les peuples personne n'a été avec moi.

Et je les ai foulés dans ma colère,

Et je les ai broyés dans ma fureur.

Et leur jus a rejailli sur mes vêtements ;

Toute ma robe en est trempée,

Car le jour de la vengeance est dans mon cœur ;

L'année de ma revanche est venue.

J'ai regardé ; pas d'aide ;

J'attendais ; nul allié.

Alors mon bras fut mon secours ;

Ma colère fut mon allié.

Et j'écrasai les peuples dans ma colère,

Et je les broyai dans ma fureur,

Et je fis couler leur sang à terre.

La domination chaldéenne représentait pour l'Israélite pieux le règne de l'idolâtrie, de la force et du mal. C'était, d'ailleurs, une domination de fer, qui ne lâchait aucun de ses captifs[7]. Avec elle, par conséquent, nulle espérance de retour. La nouvelle dynastie avait des allures plus graves, mieux faites pour plaire aux sectateurs de Iahvé. Des races d'une moralité relative remplacent la férocité inintelligente qu'on avait connue auparavant. Sans impliquer les vrais éléments du progrès (la Grèce seule les possédait), le nouvel empire n'était pas violent et laissait le mouvement se produire, pourvu qu'il fût lent. La Perse[8] eût été funeste , si elle eût vaincu la Grèce ; mais vaincue par elle, elle servit. Sa place dans le monde a été grande. L'œuvre juive et chrétienne, en particulier, lui doit la plus grande reconnaissance. Israël, qui s'est révolté contre la Grèce, qui s'est fait broyer par Rome, a traité l'Iran en frère, et a voulu qu'il eût sa part dans l'estime de Iahvé.

La religion iranienne, au VIe siècle avant Jésus-Christ, n'était guère encore séparée du tronc aryen[9]. Ahouramazda[10] l'omniscient (Ormuzd) était un véritable Dieu suprême, plus abstrait même que Iahvé ; son rival Angromainyous (Ahriman) n'était guère développé ; si bien que la religion perse, à cette époque, était une sorte de monothéisme[11]. Elle n'avait pas de temples[12]. Elle arrivait même aux conséquences ordinaires du monothéisme, à l'intolérance, à l'horreur exagérée pour les images[13].

Tout cela devait établir entre Israël et les nouveaux conquérants une grande sympathie. L'institution des mages, qui peut remonter à la Médie du VIIe siècle avant Jésus-Christ, n'était pas sans analogies avec le lévitisme juif[14]. Une très belle morale, que nous retrouvons à travers les siècles dans l'Avesta, de graves et mâles disciplines[15], des habitudes de compagnonnage féodal très saines pour une humanité encore grossière, constituaient, chez les Perses, l'arété antique, celle qui fonde les empires, mais que la prospérité dissout vite.

S'il faut croire certaines traductions de textes assyriens[16], qui auraient peut-être besoin d'être confirmées, Cambyse, fils de Cyrus, en prenant possession de Babylone au nom de son père (car, selon ces données nouvelles, Cyrus ne prit pas la ville en personne), aurait sacrifié aux dieux du pays. Cyrus, faisant son entrée dans la ville trois mois après, aurait adressé une proclamation au peuple pour annoncer qu'il prenait la royauté du consentement des dieux nationaux. Mardouk, irrité de l'abandon où Nabonahid le laissait, s'était vengé en appelant Cyrus et en l'excitant à marcher contre Babylone. Lui-même avait conduit l'armée perse ; Cyrus était son ami, son favori. 11 n'est nullement impossible. que l'adulation sacerdotale soit allée à ces excès. Selon les récits turcs, les Français, en 1830, prirent Alger par ordre du sultan, pour punir la rébellion du dey. Mais, aux yeux des Israélites, Cyrus n'en fut pas moins le destructeur des idoles de Babylone. Il apparut ainsi aux prophètes comme une sorte de iahvéiste, comme un mesib, un Oint, un homme envoyé par Iahvé. Dieu lui-même le proclame l'homme de ses conseils[17]. En partant des idées chrétiennes sur la vie d'outre-tombe, ce rôle d'un païen est difficile à comprendre. Dieu se serait dit à lui-même de convertir à la vraie foi un homme placé si haut dans l'exécution de ses desseins. Avec le paradis et l'enfer, il n'y a que des élus et des réprouvés. Mais, d'après les anciennes idées juives, toute la destinée de l'individu se passant dans le cadre de la vie présente, Dieu a une bien plus grande largeur d'action. L'Église chrétienne a été obligée de faire de Constantin et, jusqu'à un certain point, de Charlemagne des saints, au moins des chrétiens. Cyrus, selon les Juifs, a pu écrire : Iahvé, Dieu du ciel, m'a donné tous les royaumes de la terre[18], sans avoir pour cela l'idée de se faire juif.

Certes la théorie juive de la Providence était sujette à une grave objection, qui l'eût arrêtée, si le rationalisme avait été alors quelque peu exigeant. Pourquoi Iahvé se sert-il toujours de voies obliques pour protéger son peuple ? S'il est tout-puissant et s'il veut qu'Israël soit le centre du monde, à quoi bon ces intrigues pour obtenir par Cyrus et Nabuchodonosor ce qu'il lui serait si facile d'obtenir directement, en donnant sans ambages la royauté pantarchique à son peuple ? Cela n'est pas conséquent. Iahvé récompense le pieux israélite en lui faisant obtenir de bonnes places d'intendants, de chambellans, de domestiques favoris auprès des grands personnages ; certes il serait plus logique qu'il fit de son protégé un grand personnage. Mais Iahvé est un Dieu profond dans ses desseins. Il préfère avoir le cœur des rois dans sa main que de régner lui-même. Israël aura les bonnes grâces des puissants[19] ; les puissants devront leur puissance au degré de bienveillance qu'ils auront pour lui. Gouverner ostensiblement le monde est une tâche ardue. Mieux vaut profiter, au moment de leur passage au pouvoir, de la faveur de ceux qui se succèdent en ce rude labeur.

Les prophètes juifs, suivant leur idée que les révolutions des empires n'ont qu'un but, l'accomplissement des volontés de Iahvé sur Israël, sont, en un sens très véritable, les fondateurs de la philosophie de l'histoire, c'est-à-dire de la tentative d'assujettir tous les événements à un finalisme providentiel. Ce n'est pas une des moindres singularités du peuple juif que d'avoir imposé les chimères de son patriotisme au monde entier. Au lieu de raconter, Israël prédit, c'est-à-dire systématise[20]. Voilà pourquoi il n'a pas d'historiens : il a des prophètes. L'invasion des Scythes, par exemple, n'est racontée nulle part. L'épisode de Gog, dans Ézéchiel, en est le tableau, transformé en symbole pour l'avenir[21]. Dans ce bizarre état d'esprit, tout devient type et formule générale. Le fait arrivé ne compte pour presque rien.

Dans trois siècles et demi, le livre de Daniel sera l'exposition complète du système juif, système dont il ne faut pas trop sourire, puisque la philosophie de l'histoire de Bossuet, prise encore au sérieux par tant de personnes, n'en est que la reproduction. Les visions des prophètes, depuis les temps les plus anciens, sont, à leur manière, des mythes humanitaires hautement expressifs. Le livre d'Ézéchiel est tout entier une énigme historique, une nuit pleine d'éclairs. Le disciple de Jérémie qui interpola son maître[22] vit très loin aussi, quand il proclama que les peuples se fatiguent pour le vide et construisent toutes sortes de belles choses au profit du feu. Au-dessus des nationalités, en effet, il y a l'idéal éternel. Le socialisme, selon le rêve israélite et chrétien, tuera probablement un jour les patriotes et fera une réalité de ce qu'on lit à l'Office des morts : Judicare seculum per ignem.

Si la perspective de la prise de Babylone avait si fort exalté l'imagination d'Israël, ce fut bien pis encore quand l'événement fut accompli et que l'arrivée de Cyrus à la domination universelle ouvrit la porte aux espérances les plus hardies. Persuadé que le monde ne tourne que pour lui, l'Israélite vit dans les grands bouleversements une manœuvre de Iahvé pour arriver à ses fins. La verge dont il s'était servi pour châtier Israël était brisée. Cyrus succédait à Nabuchodonosor comme exécuteur de la volonté divine. Lui-même, prétendait-on, l'avait confessé, et avait fait hommage de sa puissance à Iahvé. Cela conduisait à l'idée que Cyrus voudrait reconstruire le temple du Dieu à qui il devait tout, et, bientôt nous verrons cet ordre d'imaginations se développer. Il fut reçu que Cyrus, au moins par moments, invoqua le nom du vrai Dieu[23]. On ne le fit jamais se convertir au iahvéisme ; mais on lui prêta une pleine reconnaissance de la supériorité de Iahvé et une conscience claire de la mission qu'il accomplissait.

La dynastie achéménide, en effet, est la domination dont les Juifs se sont le mieux trouvés dans leur longue histoire. Eux, si portés à se plaindre, ne se sont jamais plaints de l'empire perse. Sous un tel régime, tout allait au mieux pour l'œuvre des piétistes juifs. Ils étaient libres à leur manière. Moyennant quelques formes de respect extérieur, qui dissimulaient mal beaucoup de dédain, ils se trouvaient protégés contre leurs voisins, toujours mal disposés pour eux, et à l'abri des grandes révolutions du monde, sur lesquelles ils pouvaient, selon leur usage, spéculer à perte de vue.

C'est qu'aussi l'empire achéménide réalisa, dans ses premières années, un état politique assez parfait. C'était quelque chose d'analogue à l'empire germanique du moyen âge, vite latinisé et transformé par la cour de Home, ou plutôt à l'empire ottoman du temps de Mahomet II. La corruption vint plus tard, quand la Babylonie vainquit son vainqueur, et imposa à l'empire achéménide ce qu'elle imposa plus tard aux Sassanides et aux khalifes, sa civilisation, sa bassesse morale, sa corruption profonde, sa mollesse. Une forte organisation centrale laissait place aux diversités locales, soit sous forme de petites royautés, comme c'était le cas pour les villes de Phénicie, soit sous forme de religions indépendantes. C'était justement ce qu'Ézéchiel avait rêvé pour son Israël restauré en pure théocratie. Cette théocratie, qui eût rendu non vivables tout royaume, toute république, se trouva parfaitement d'une situation qui lui enlevait le souci politique et la laissait libre de suivre son utopie. Le nasi allait pouvoir vaquer à ses présidences d'honneur, au milieu d'une armée de prêtres riches. C'est ainsi que, de nos jours, la communauté grecque de Smyrne, débarrassée par la suzeraineté turque de l'agitation politique, qui use la Grèce indépendante, est plus libre de suivre sa ligne de développement intérieur que le royaume hellénique. Sous le protectorat achéménide, Israël ne créa plus (la capacité de son génie créateur était épuisée) ; mais il se développa avec une admirable liberté. Esdras et Néhémie eussent été impossibles avec un roi de Jérusalem. On ne dispose pas comme ils firent d'une société pour la façonner selon un idéal religieux, quand cette société a un principe vivant d'organisation nationale et surtout une dynastie.

 

 

 



[1] Voir la grande invective, Isaïe, ch. XLVII.

[2] Hérodote, III, 159.

[3] Hérodote, III, 159 ; Justin, I, 10.

[4] Hérodote, I, 183 ; Strabon, XVI, I, 5 ; Arrien, Alex., VII, 17.

[5] Strabon, l. c. ; Pausanias, VIII, XXXIII, 1 ; Dion Cassius, LXXV, 9.

[6] Isaïe, LXIII, 1-6. Édom et Bosra sont ici employés d'une façon symbolique, pour désigner les ennemis de Iahvé. Comp. Malachie, I, 1 et suiv.

[7] Isaïe, XIV, 17 ; Jérémie, L, 33.

[8] Le nom de Perse ne paraît pas, dans les écrits hébreux, avant Esther et Daniel. Pseudo-Isaïe et pseudo-Jérémie ne connaissent que le nom des Mèdes.

[9] Les gathas du Yaçna et du Vendidad ont une sorte d'analogie avec les Vedas. Darmesteter, The Zend Avesta, t. I, p. LIII.

[10] Voir la formule de début des inscriptions achéménides cunéiformes, dont la plus ancienne n'est postérieure que de vingt-cinq ans à Cyrus. Comp. Yaçna, init. et XXXV, 1-3.

[11] Voir Spiegel, Eranische Alterlhuniskunde, 2e vol. (1873) ; James Darmesteter, Ormazd et Ahriman (Paris, 1877) ; Essais orientaux (Paris, 1883, p. 120 et suiv.) ; Haurvatât et Ameretât (Paris, 1875).

[12] Hérodote, I, 122, 131.

[13] Hérodote, V, 102 ; VI, 9 ; VII, 8, etc. ; Diodore de Sicile, XI, 14 ; Polybe, V, 10. Dans la suite, le développement du mazdéisme ressemble bien plus encore à celui du judaïsme. Les Parsis rappellent à une foule d'égards les Juifs.

[14] Hérodote, I, 101, 107, 111, 120, 122, 131, 138, 140 ; III, 61 et suiv. Comp. Xénophon, Cyrop., VIII, L, 23. La légende de Zoroastre n'existait pas avec ses développements à l'époque de Cyrus. Hérodote, qui parle tant des mages, en eût certainement parlé aussi. A partir de Platon et d'Aristote, au contraire, les écrivains grecs le mentionnent fréquemment. La rédaction définitive de l'Avesta tel que nous l'avons ne parait pas antérieure à l'époque des Sassanides. C'est le parallèle du Talmud, non de la Bible, sauf les paillettes antiques qui s'y trouvent.

[15] La Cyropédie est un roman ; mais ce roman prouve que les vieilles mœurs perses étaient devenues, au Ve siècle, un idéal. L'opinion des anciens sur les deux périodes de la vie de Cyrus, l'une sobre et vertueuse, l'autre corrompue par l'influence de Babylone, répond au même fait général.

[16] Pinches et H. Rawlinson, endroits cités précédemment ; Maspero, p. 582-584.

[17] Isaïe, XLVI, 11. Comp. XLI, 25 ; XLIII, 1 ; XLIV, 28 ; XLV, 1 ; XLVIII, 14.

[18] Esdras, I, 2.

[19] De là un défaut qui se produit chez les Juifs à certaines époques, cette vanité de subalternes, de provinciaux, fiers d'être l'objet de l'attention des grands, cette façon de tenir à ce que les rois aient songé à eux, aient parlé d'eux avec considération (faux édits, faux titres, fausses lettres, dans Esdras, Néhémie, Esther, Macchabées, Alexandrins, Josèphe). C'est ce qu'ils appellent la gloire d'Israël, et c'est ce qui fait qu'Israël a souvent rendu de mauvais services aux états, en mendiant les faveurs des forts. N'ayant plus de vie politique pour lui-même, il a parfois troublé la vie politique des autres.

[20] L'impossibilité de distinguer nettement, par les temps du verbe, le présent, le passé, le futur, contribuaient beaucoup à. cette particularité du génie hébreu.

[21] C'est ainsi que tout l'Ancien Testament deviendra un jour la figure de ce qui a été réalisé par le Nouveau.

[22] Jérémie, ch. L et LI.

[23] Isaïe, XLI, 9.5, atténué par Isaïe, XLV, 4, 5.