HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE VI. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

CHAPITRE III. — PLANS DE RESTAURATION. ÉZÉCHIEL.

 

 

Ce qui montre le mieux l'incroyable foi qu'a le peuple juif en lui-même, c'est la fécondité des imaginations qu'il se fit sur sa résurrection future, juste au moment où les choses du monde paraissaient lui être le plus contraires. L'âme passionnée d'Ézéchiel atteignit en ces années une hauteur où rarement la nature humaine a pu se tenir. Le rétablissement de Jérusalem faisait si peu l'objet d'un doute pour ce croyant imperturbable, que toute sa pensée était occupée par des plans, souvent bizarres, pour aménager la société future conformément à l'esprit des prophètes dont il était l'ardent continuateur.

La réforme de Josias étant devenue la loi du iahvéisme d'une façon si absolue, l'idée d'un culte de Iahvé pratiqué hors de Jérusalem semblait une impossibilité. La religion, comme l'avait entendue Jérémie, était non seulement un culte purement citadin, mais un culte qui ne pouvait se pratiquer que dans une ville déterminée. Cette ville une fois détruite, il fallait à tout prix la relever, sous peine de voir périr la vérité. Si les idées juives prirent un tout autre tour après le siège de Titus, c'est que la puissance romaine avait un caractère bien plus inéluctable que la puissance assyrienne. En outre, la conception idéaliste avait fait en Israël de tels progrès, grâce surtout au christianisme, que Jérusalem était devenue moins nécessaire au iahvéisme et que les docteurs de Iahvé purent concevoir une parfaite observation de la Loi sans sacerdoce ni autel.

L'organisation sacerdotale et rituelle était l'objet sur lequel se portaient principalement les rêves des piétistes. Sûrement, on se proposait de revenir au passé dans ses lignes essentielles ; mais on sentait que bien des changements matériels étaient nécessaires, et on ne se faisait nul scrupule de les introduire. Ézéchiel usait ses loisirs de captif à ruminer des plans, qu'il remaniait sans cesse. Abordant de front le problème que les réformes de Josias avaient créé sans le résoudre, la hiérarchie du corps sacerdotal, il cherchait à voir en esprit la ville de prêtres qui sortait de l'effort inconscient d'Israël.

Ces idées, qui apparaissent dans Ézéchiel sous des formes assez diverses et avec des retouches montrant en quelque sorte le progrès de sa pensée, sont résumées dans une suite de visions[1], datées de l'an 575 avant Jésus-Christ. Les morceaux en question forment un petit exposé idéal de la nouvelle organisation, conçue par celui qu'on est autorisé à considérer comme le second fondateur du judaïsme après Jérémie. Il n'y a pas de pages dans les écrits du passé qui révèlent un plus étrange état d'esprit. On dirait un rêve, où les lois de la réalité n'existent plus, où les chiffres mêmes sont flexibles. La géographie y est toute fantaisiste ; la topographie pleine de contradictions. C'est un idéal que, sûrement, le Voyant n'aurait voulu voir appliqué qu'avec une foule de modifications. Les nombres, en particulier, sont presque mis au hasard, et il y a de la naïveté à vouloir les corriger ; l'auteur eût aussi bien fait de les laisser en blanc. Ceux qui prétendent fonder sur ces visions bizarres des calculs et des dessins feraient aussi bien de dresser le plan de la Jérusalem céleste de l'Apocalypse. Ils devraient donner une place, dans leurs tracés, au fleuve sortant du temple, grossissant à chaque pas, et allant assainir la mer Morte[2]. Aucun prophète, autant qu'Ézéchiel, ne s'est joué de l'impassible. Il rappelle Fourier ; mais c'est un Fourier qui décrirait son phalanstère. avec la précision d'un architecte ou d'un arpenteur.

Ézéchiel conçoit Israël comme une pure théocratie, où il n'y aurait ni gouvernement civil, ni gouvernement militaire, ni armée, ni magistrature, ni politique. Comme tous les juifs à toutes les époques, il se trouve très bien d'une condition de      vassalité, où le peuple de Dieu, dispensé des charges

d'un État organisé, peut goûter à sa guise les promesses de Iahvé. La cité rêvée par Israël n'a de place au monde que comme fief intérieurement libre d'un grand empire, à la manière des communautés de raïas de l'islam. Il n'y a dans cette cité ni roi ni service militaire. Si Ézéchiel, dans les premières années de ta captivité, donne encore à son berger d'Israël le nom de David[3], sans indiquer clairement qu'il sera de la race de David, maintenant il ne l'appelle plus que nasi (prince). Le nasi a un domaine territorial et le droit d'apanager ses enfants ; il touche en outre des redevances, en retour desquelles il doit fournir les victimes des sacrifices publics. Les impôts arbitraires, comme ceux qu'établit Salomon, lui sont absolument interdits. Quant à défendre Israël contre ses ennemis, Iahvé s'en charge, en traitant les peuples voisins d'une façon atroce. Le nasi a une place d'honneur dans les actes solennels du culte, une porte sacrée pour lui seul. C'est un roi de parade[4] ; ce n'est nullement un prince temporel. Le grand-prêtre, qui, dans soixante ans, finira par l'emporter sur le nasi comme chef d'Israël, vaudra mieux, à beaucoup d'égards, que cette espèce de corregidor bâtard, pourvoyeur de victimes, figurant liturgique, ayant pour fonction presque unique de présider à un culte dont les ministres ne dépendent pas de lui.

L'organisation exposée par Ézéchiel est tellement idéale, qu'il veut que la terre sainte recouvrée, dont il conçoit les limites d'après une géographie singulièrement complaisante, soit divisée symétriquement en parties égales et par zones rectangulaires allant de la Méditerranée au Jourdain, entre les douze tribus, qui n'existaient plus[5]. Le domaine sacré et le domaine du nasi sont conçus comme des carrés à part. La ville capitale aura aussi son domaine[6]. Elle sera neutre entre les douze tribus, comme une sorte de Washington, et constituée par des représentants de toutes les tribus, qui vivront dudit domaine. Les peuplades depuis longtemps incorporées à la nation, comme les Rékabites, les Qénites, les Calébites, y seront tout à fait fondues. L'esprit large et humain du Deutéronome se retrouve dans Ézéchiel, quand la colère nationale et le fanatisme puritain ne l'étouffent pas.

Le temple rêvé par Ézéchiel n'a de commun que les dispositions générales avec le petit édicule bâti par Salomon. L'a priori du prophète est poussé à ce point que, par moments, son temple n'a pas l'air d'être à Jérusalem[7]. C'est un casernement colossal situé au centre du domaine sacré et destiné à contenir une armée sacerdotale. Le nom même de Jérusalem disparaîtra ; la ville s'appellera Iahvé samma, Iahvé [demeure]. Les prêtres issus de Sadok (le premier prêtre du temple de Salomon) ont seuls le droit de monter à l'autel. Les lévites, contre lesquels on avait un grief considérable, c'est qu'ils avaient servi des cultes passablement idolâtriques, constituaient une énorme difficulté. Nous avons vu Jérémie et le Deutéronome trancher la question de la manière la plus radicale. Tout prêtre, à leurs yeux, est un lévite, ou, comme ils disent, un prêtre lévitique[8]. L'égalité paraît régner entre ces prêtres lévitiques. Ce fut là, sans doute, l'expression d'un souhait, bien plutôt que l'assertion d'un fait. Le rédacteur du Livre des Rois, en effet[9], accentue la différence. Ézéchiel en dresse la théorie. Les prêtres sadokites sont seuls légitimes à ses yeux. Les lévites, ayant été les ministres de cultes illégaux[10], sont des servants d'un ordre inférieur ; ils ne figurent pas dans les sacrifices publics. Ils doivent habiter des villages à part aux environs de Jérusalem[11]. Quant aux prêtres sadokites, ils sont égaux entre eux. Les sacrifices et les fêtes sont plus largement développés chez Ézéchiel que dans le Deutéronome ; la dîme n'existe pas. Il est pourvu à la subsistance des prêtres par les prémices et par les redevances en nature sur les sacrifices.

Tel est ce code de la théocratie, auquel les législateurs qui suivirent n'ont presque rien ajouté, mais qui constitua, au moment où il fut conçu, la plus complète des innovations. Jusque-là aucune distinction absolue n'avait été faite entre les prêtres et les lévites. Ézéchiel, mû sans doute par d'anciennes haines de sacristie remontant au temps de sa jeunesse sacerdotale, ne reconnaît comme véritables prêtres que les descendants de l'aristocratique Sadok. Cela était conséquent. Ézéchiel voulait une théocratie sacerdotale. Un corps de prêtres qui concentre entre ses mains toute l'autorité ne peut être nombreux. Ézéchiel n'arriva pas, au moins avant 575, à l'idée de ce grand prêtre héréditaire que connurent les temps postérieurs ; mais il y touchait presque. En tout cas, Ézéchiel fut, sans le savoir, le père d'un mot qui eut un rôle considérable dans l'histoire. Sadoki fut par son fait la désignation du prêtre riche, orgueilleux, dédaigneux des pauvres gens. De là vint sadducéen. La concentration du sacerdoce lucratif en un petit nombre de mains ne pouvait avoir que de mauvais effets. Une aristocratie sacerdotale devient vite irréligieuse et mécréante.

Le long rituel imaginé par Ézéchiel[12] est bien moins l'œuvre d'un prophète que d'un prêtre. On y sent les préoccupations de l'homme qui a été mêlé aux sacrifices, a vu les abus des coutumes établies, et a, de longue main, combiné là-dessus son programme de réforme. Le prophète reparaît dans la conception idéale de la Jérusalem future, source de vie et de pureté pour le monde à venir, origine unique des eaux qui purifient, assainissent et fécondent. La pente de Jérusalem à la mer Morte, devenue un immense verger d'arbres, produisant des fruits tous les mois et dont les feuilles servent de médicaments, fournira les plus belles images au Voyant chrétien du temps de Galba. La Jérusalem céleste de l'Apocalypse, qui suffit à consoler le monde depuis dix-huit cents ans, est une copie, légèrement régularisée, de la Jérusalem d'Ézéchiel. Ainsi, dans ce génie étrange, les visions eschatologiques du prophétisme s'unissaient, par un phénomène unique en Israël, aux soucis positifs de la Thora.

 

 

 



[1] Ézéchiel, ch. XL-XLVIII.

[2] Ézéchiel, XLVII, init.

[3] Ézéchiel, XXXIV, 23 ; XXXVI, 24.

[4] Ézéchiel, XLIV, 3 ; XLV, 7 et suiv. ; XLVI, 7 et suiv.

[5] Ézéchiel, XLVII, 13 et suiv.

[6] Ézéchiel, XLV, 6 ; XLVIII, 15 et suiv.

[7] Ézéchiel, XLI, 1 et suiv. ; XLVIII, 8 et suiv., 21.

[8] Voir Jérémie, XXXIII, 18, 21, 22.

[9] II Rois, XXIII, 8 et suiv.

[10] Ézéchiel, XLIV, 10 et suiv. ; XLVIII, 11 et suiv.

[11] Ézéchiel, XLV, 5, corrigé d'après le grec.

[12] Ch. XLIV et suiv.