HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE VI. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

CHAPITRE II. — CONSOLATEURS DU PEUPLE.

 

 

Le grand consolateur des exilés de Babylonie fut Ézéchiel. Pendant plus de vingt ans, cet homme extraordinaire fut le centre de la prédication enflammée qui sauva la conscience d'Israël d'une tourmente où toute autre conscience nationale eût peur. Tant que Jérusalem avait existé, il fut en correspondance avec ses frères de Judée ; quand Jérusalem et le temple eurent disparu, il fut le mainteneur obstiné du iahvéisme comme les prophètes l'entendaient. Sans aucun titre officiel et malgré l'opposition de prophètes rivaux[1], il eut une autorité hors ligne et traça la voie de l'avenir.

On peut supposer qu'à cette époque de sa vie, Ézéchiel avait fixé son domicile à Babylone. Sa maison servait de rendez-vous aux anciens et aux hommes pieux ; même les simples fidèles y venaient ; car le prophète croyait quelquefois remarquer que certains l'écoutaient avec plus de curiosité que de piété véritable et de désir de s'amender[2]. C'était une sorte de synagogue, et on peut le dire, la première synagogue qui ait jamais existé. Depuis la destruction du temple, en effet, une institution nouvelle était devenue nécessaire : c'était un lieu où l'on se retrouvât à certains jours pour se fortifier dans l'esprit national et se prémunir contre les influences étrangères. Le lieu qui servit à ces séances pieuses fut d'abord la maison de quelque chef de famille vénéré, comme plus tard, les premières églises furent toutes domestiques[3]. Le jour du sabbat se vit bientôt sans doute assigné à ces assemblées. Le cycle de la vie juive, sans temple ni prêtres, commençait déjà à se fixer. Le quartier juif, en chaque ville, aura, non sa chapelle de Iahvé, mais une salle de réunion, centre d'un mouvement très fécond.

Ézéchiel avait été très vite informé par un fuyard de la prise de Jérusalem[4]. La fiction est si difficile à distinguer de la réalité dans les pages bizarres qui portent le nom de cet écrivain, qu'on ne saurait dire s'il faut prendre au sens propre l'assertion que, vers ce moment-là, il perdit sa femme et reçut de Iahvé l'ordre de ne pas porter le deuil[5]. Ézéchiel, en tout cas, fut tenu au courant des incidents de la guerre de partisans qui suivit la prise de la ville, et s'y montra très défavorable[6]. Nous avons vu, en effet, que ces mouvements eurent un caractère peu fait pour plaire aux piétistes. L'arrivée des nouveaux exilés ne fit, du reste, que hausser le ton d'Ézéchiel[7]. Le prophète sent que, par cette augmentation de sa famille religieuse, sa responsabilité a grandi. Il a charge d'âmes[8]. Il est responsable de ceux qui périssent faute d'avoir été avertis. L'idée d'un ministère ecclésiastique est, chez Ézéchiel, presque aussi développée que chez saint Paul ou chez Clément Romain.

L'assurance d'Ézéchiel en ce qui concerne les promesses faites aux Israélites ne fléchit jamais. Iahvé est lié par sa parole ; il a un engagement. Ce n'est pas pour les mérites d'Israël qu'il agit comme il fait ; c'est pour sauver son honneur. Jérusalem et les villes de Juda seront rebâties ; les deux moitiés de la race élue se réuniront ; l'unité d'Israël se fera autour de Juda. Iahvé rassemblera tous les membres de son peuple des pays où ils seront dispersés. Alors la vie juive sera pratiquée dans son intégralité ; plus d'idolâtrie ; la Thora sera tout entière observée[9] ; le monde sera heureux.

Cette idée fixe d'Ézéchiel prend, dans ses visions, les formes les plus variées. Tantôt, c'est une plaine couverte d'ossements blanchis, sur laquelle court un souffle de vie, si bien que les ossements se revêtent de chair, de nerfs et de peau[10] ; tantôt, c'est la vision du temple idéal de l'avenir qui se déroule devant lui ; tantôt les révolutions du monde lui apparaissent comme subordonnées aux destinées de son peuple. La prophétie des bergers d'Israël[11] est déjà, toute chrétienne, pleine d'esprit pastoral et d'onction. C'est un de ces morceaux d'Ézéchiel qui ont passé presque tout d'une pièce dans l'Évangile, puis dans la prédication chrétienne. Israël a eu de mauvais bergers, qui n'ont vu dans le troupeau que des profits à faire. Aussi le troupeau s'est-il dispersé. La conduite en sera légitimement ôtée aux anciens conducteurs. Iahvé déclare que désormais il veut être le seul berger d'Israël. Il recueillera ses bêtes de leur dispersion, les ramènera sur leurs montagnes. Il fera justice aux brebis contre les béliers et les boucs. Il empêchera ces derniers de salir l'herbe et de troubler l'eau qui doivent servir aux brebis. Bien plus. Il fera justice aux brebis entre elles, il défendra la brebis maigre contre la brebis grasse. Dans des temps aussi tristes, malheur à qui a pu s'engraisser ! Puis les brebis grasses donnent des coups de corne aux brebis faibles. Il faut les en empêcher. J'établirai sur elles un berger unique, mon serviteur David[12]. Et moi, Iahvé, je serai leur dieu, et mon serviteur David sera prince au milieu d'elles. C'est moi, Iahvé, qui le dis.

Le pays d'Israël deviendra un paradis terrestre ; les bêtes sauvages disparaîtront ; une pluie de bénédictions humectera les montagnes. Plus de maître, plus de violences, plus de peuples conquérants. Combien différent sera le sort des voisins d'Israël, qui ont été malveillants pour lui ! Leurs montagnes seront un désert ; leurs vallées seront remplies de cadavres ; leurs villes seront des tas de ruines. Ils ont ri des malheurs d'Israël.

Comme à l'époque romaine, la plupart des petits peuples de la Syrie se trouvaient bien d'avoir été moins fiers qu'Israël et d'avoir plié sous le coup de vent de la puissance du jour. Le retour au régime des petits États devenait de plus en plus impossible. Un accès de jalousie féroce saisissait les partisans forcenés de l'état patriarcal, quand ils voyaient Ammon, Édom, Moab, les Philistins, Tyr, Sidon, l'Égypte, rester florissants après le désastre qui venait d'emporter Juda. Ils prenaient leur revanche en vomissant des malédictions contre les nations dont la prospérité semblait un démenti aux promesses de Iahvé[13]. Ammon a battu des mains sur la ruine de Jérusalem ; il sera livré aux pillages des Arabes. Moab aura le même sort. Édom, qui a voulu envahir le territoire de Juda, sera puni lors de la restauration d'Israël. Quant aux Philistins, ils seront anéantis pour toujours.

Ces grands actes de justice de Iahvé s'opéreront en un jour de ténèbres[14], qu'Ézéchiel, comme tous les prophètes, croit prochain[15]. Ce jour des nations sera précédé de signes terribles, en particulier d'une sorte de branle-bas général de tout le monde païen, venant à la rescousse contre la théocratie. Le chef mythique de cette levée de boucliers sera Gog, prince du pays de Mések-Tubal[16], qui, devenu chef de toute la barbarie du Nord, l'amènera au combat contre Israël restauré et finira par être exterminé à son tour. Israël s'enrichira de son butin et sera empesté de ses cadavres[17]. Ce nom de Gog n'est qu'un écourtement du vieux nom géographique de Magog[18], désignant probablement le Caucase. Il y a là, ce semble, une allusion aux Scythes, qui firent une grande invasion en Syrie du temps de Josias. On ne percera jamais complètement le mystère de passages que l'auteur lui-même a voulu rendre énigmatiques, en donnant une signification symbolique à des faits réels et en présentant comme futurs des événements arrivés depuis plus de trente ans.

L'école de Jérémie ne contribuait pas moins que l'infatigable Ézéchiel à consoler les exilés. Nous ne savons rien des destinées ultérieures du groupe de Juifs réfugiés en Égypte. Jérémie mourut en invectivant contre leur tiédeur et leur penchant à l'idolâtrie. Il est assez probable que Baruch se rendit à Babylonie, où le courant des idées était plus conforme au sien[19]. Le reste de la colonie juive répandue à Daphné, à Memphis, à Héliopolis, se corrompit vite, s'abandonna aux cultes sémitico-égyptiens, et fut à peu près perdu pour Israël. Ces premières colonies n'avaient point de Thora. La colonie, autrement féconde, d'Alexandrie, est d'une provenance bien plus moderne et d'un âge où un groupe israélite n'allait pas sans la Thora.

Un beau morceau, qui se lit dans les œuvres de Jérémie[20], est l'expression complète des espérances juives, à cette heure solennelle. Celui qui a dispersé Israël le ressemblera. Sion et Samarie seront réconciliés ; Éphraïm viendra adorer à Jérusalem. Benjamin et Joseph ne sont-ils pas fils de la même mère, Rachel ? A l'heure qu'il est, on entend sortir du tombeau de Rachel, à Rama, les gémissements d'une mère qui ne veut pas être consolée parce que ses fils ne sont plus. Quel bonheur quand Iahvé lui dira : Tes enfants reviendront ! Déjà la route du retour se prépare, les poteaux indicateurs se dressent. Jacob, ainsi restauré dans son unité, aura un prince national ; le prophète ne dit pas que ce sera un descendant de David. Joie sans mélange ! Le culte sera rétabli à Sion avec une splendeur inouïe ; les prêtres seront rassasiés de graisse ; le peuple sera comblé de biens.

Une pensée qui accablait les hommes pieux, surtout ceux de l'école de Jérémie, c'est que, Iahvé punissant les crimes des pères sur leurs générations successives, on verrait toujours, quelque juste que l'on fût, se dresser devant soi les horreurs de Hinnom, les crimes de Manassès. Le jérémiste, d'accord en cela avec Ézéchiel, annonce qu'après la restauration le péché sera personnel ; on ne paiera plus pour ses ancêtres, comme cela a lieu maintenant. Le pardon sera absolu. Tous sauront la Loi directement, non par enseignement, Dieu lui-même l'écrivant dans leurs cœurs. Ce sera un pacte nouveau, supérieur à celui qui fut conclu à la sortie d'Égypte, lequel, par la faute de l'ancien peuple, a été rompu.

Ainsi, la formule de l'avenir était dans toutes les familles d'Israël complètement arrêtée. Les saints dispersés sur les bords de l'Euphrate eurent en commun le rêve  obstiné qui inspirera désormais tous leurs actes et tous leurs écrits. Jérusalem sera rétablie ; le culte de Iahvé, restauré. Un David idéal fera régner la justice en Israël. Ce qu'ont prédit les anciens Voyants s'accomplira. Le jour de Iahvé éclatera et sera pour les païens une effroyable réalité. Israël, au contraire, rendu à la vie pastorale et agricole, goûtera sur ses montagnes, redevenues fertiles, le comble du bonheur. Le messianisme prenait, à chaque vision nouvelle, un degré nouveau de netteté et de précision.

 

 

 



[1] Ézéchiel, XIII.

[2] Ézéchiel, XXXIII, 30 et suiv.

[3] Rom., XVI, 5 ; I Cor., XVI, 19.

[4] Ézéchiel, XXXIII, 21 et suiv. Cf. XXIV, 26-27. Circesium n'est pas loin de Palmyre. De Jérusalem à Palmyre une nouvelle peut aller en peu de jours.

[5] Ézéchiel, XXIV, 15 et suiv. Selon quelques interprètes, Ézéchiel veut par là reprocher aux premiers déportés leur indifférence à l'égard des malheurs de leurs compatriotes de Judée.

[6] Ézéchiel, XXXIII, 21 et suiv.

[7] Ézéchiel, de XXXIII à XXXIX.

[8] Ézéchiel, ch. XXXIII. Discussions de théologie morale assez fines.

[9] Ézéchiel, XXXVII, 2e partie.

[10] Ézéchiel, XXXVII, 1re partie.

[11] Ézéchiel, XXXIV.

[12] Ézéchiel, XXXVII, 24.

[13] Ézéchiel, ch. XXV et ch. XXXV-XXXVI.

[14] Ézéchiel, XXX, 3.

[15] Ézéchiel, XXXVIII, 17 ; XXXIX, 8.

[16] Ézéchiel, XXXVII et XXXIX. Ros n'est pas un pays. La géographie d'Ézéchiel ne sort pas des limites du Xe chapitre de la Genèse.

[17] Comp. Hérodote, I, 105.

[18] Ézéchiel, XXXVIII, 1.

[19] Baruch semble avoir contribué à la rédaction du livre de Jérémie, inséparable des derniers chapitres des Livres des Rois. Or, ces rédactions paraissent avoir été faites en Babylonie.

[20] Ch. XXX et XXXI. Il est très douteux que ce morceau soit de Jérémie lui-même. Il offre les plus grandes ressemblances avec le second Isaïe.