HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME TROISIÈME

LIVRE V. — LE ROYAUME DE JUDA SEUL

CHAPITRE XXIII. — RÊVES PIEUX.

 

 

L'idéalisme israélite n'apparut jamais plus triomphant que dans ce moment terrible où l'avenir semblait fermé. C'est justement alors que cette race, toujours en protestation contre le sort, fonda la religion de la foi et de l'espérance. La nature triste de Jérémie ne le portait pas beaucoup vers de tels rêves ; mais certains faits prouvent que l'imagination juive sut se créer des paradis en ces années où le glaive de Nabuchodonosor paraissait le seul roi du monde. Les éclosions les plus opposées sortaient de ce génie doué d'une si étonnante virtualité religieuse, qui souvent semblait se complaire dans sa propre négation et prendre plaisir à se jouer de lui-même.

Nous rapportons volontiers à ce temps un prophète, à quelques égards adversaire de Jérémie, dont les écrits nous ont été conservés par une sorte de surprise[1]. C'était, certainement, un des hommes les plus sensés de son temps. Très favorable à la maison de David, il semble pleurer encore la mort de Josias et le malheur de Megiddo[2]. Il met sur le même pied, dans la peinture idéale de l'avenir, la fin de l'idolâtrie et la fin du prophétisme ; tant l'institution avait été dépréciée. L'abus du prophétisme, en effet, produisait une réaction. Beaucoup de gens sensés avaient pris en aversion cette profession étrange, qui couvrait souvent beaucoup de charlatanisme et de mauvaise foi[3]. Les écoles les plus diverses arrivaient à proclamer que bientôt la prophétie serait le bien commun de toute la communauté et non le privilège de quelques-uns[4].

Et il arrivera, en ce jour-là, dit Iahvé Sebaoth[5], que je ferai disparaître les idoles de la terre (on ne s'en souviendra plus), et les prophètes aussi et l'inspiration impure, je les balaierai de la terre. Et il arrivera alors que, si quelqu'un veut encore faire le prophète, son père et sa mère qui lui ont donné le jour lui diront : Tu vas être mis à mort ; car tu as dit des mensonges au nom de Iahvé, et son père et sa mère qui lui ont donné le jour le tueront, parce qu'il a fait le prophète. Et il arrivera en ce jour-là que les prophètes, dans l'exercice de leur métier, auront honte chacun de leurs visions, et ne voudront plus revêtir le manteau de poil pour mentir. Et celui qui sera soupçonné de prophétiser s'en défendra en disant : Je ne suis pas prophète ; je suis un homme qui travaille la terre ; quelqu'un m'acheta quand j'étais enfant. — Mais alors, lui dira-t-on, qu'est-ce que ces cicatrices qui te couvrent le corps ?Ce sont des coups que m'ont donnés ceux qui m'aimaient.

Ainsi des parents sages, voyant leur fils tourner au métier de prophète, le mettront à mort ou le roueront de coups, pour l'empêcher de devenir un être funeste. Les prophètes eux-mêmes auront honte de leurs chimères ; ils aimeront mieux se donner pour valets de ferme que pour prophètes. La réforme prévue par ce visionnaire, ennemi des visions, consistera dans l'esprit de prière et de pureté. Le jour de Iahvé verra une complète transformation de toutes choses. L'aride Judée deviendra le point de départ de l'irrigation du monde[6]. Les eaux vives sortant de Jérusalem se déverseront d'un côté dans la Méditerranée, de l'autre côté dans la mer Morte, et seront aussi abondantes pendant l'été que pendant l'hiver. Le pays à l'entour deviendra une vaste plaine. Les ennemis de Juda seront punis, puis se convertiront et viendront chaque année célébrer la fête des tabernacles à Jérusalem. Les peuples qui ne viendront pas n'auront plus de pluie. Tout portera l'estampille A IAHVÉ ; tout deviendra sacré. Les chevaux, autrefois bêtes de luxe et de guerre, exclus comme tels de Jérusalem[7], appartiendront maintenant à Iahvé. Tous les ustensiles seront bons pour offrir des sacrifices à Jahvé, si bien qu'on ne verra plus dans le temple des marchands demandant un prix pour la location des bassines et trafiquant des choses saintes[8].

L'auteur de ces pages étranges, que j'appellerais volontiers le Grand idéaliste d'Israël[9], était prophète, peut-être prêtre. Les personnes familiarisées avec l'histoire religieuse ne seront pas plus surprises de voir les premières paroles contre le prophétisme sortir de la bouche d'un prophète que de voir les protestations contre le cléricalisme du moyen âge émaner de prêtres et de moines. Combien de prêtres notre siècle a vus pester contre leur soutane et soutenir qu'un jour on y préférera le bourgeron ! Le cri de réforme contre les abus du sanctuaire part toujours du sanctuaire. Il était naturel que la satire des prophètes vînt d'un homme portant le manteau de poil[10].

De toutes parts, on arrivait ainsi à l'idéalisme, à la conception d'une nouvelle religion (une nouvelle alliance), qui remplacerait l'ancienne, et où tout le monde serait prêtre, — d'une loi écrite dans la conscience de chacun, qu'on n'aurait besoin d'apprendre de personne[11], que chacun trouverait dans les inspirations de son cœur[12]. L'étonnante largeur des idées juives sur l'inspiration individuelle laissait la porte ouverte à tous les changements, à tous les progrès religieux. Le pacte du Sinaï n'empêchait pas de rêver des pactes plus raffinés. On ne croyait nullement par là faire injure à Moïse. Si le christianisme, pour prouver qu'il avait réalisé les prophéties, se fût borné à citer celles-ci[13], il se fût épargné beaucoup de tours de vaine exégèse. Bien vite le christianisme oublia le programme que son fondateur empruntait aux prophètes, pour devenir une religion comme les autres, une religion à prêtres et à sacrifices, à pratiques et à superstitions. Mais le germe déposé dans la tradition religieuse par les inspirés d'Israël ne périra pas ; nous tous qui cherchons un Dieu sans prêtres, une révélation sans prophètes, un pacte écrit dans le cœur, nous sommes, à beaucoup d'égards, les disciples de ces vieux égarés.

Le culte était toujours le gros embarras des zélateurs religieux d'Israël. Poussés à leurs dernières conséquences, les raisonnements des hommes pieux de ce temps auraient dû amener la suppression des sacrifices. Les iahvéistes puritains déclarent hautement, comme plus tard les esséniens, que la louange (toda) et la prière sont le seul sacrifice agréable à Dieu[14]. Et pourtant le temple, d'abord peu aimé des hommes pieux, était devenu, depuis un siècle, le centre du iahvéisme, aussi bien au point de vue idéaliste et réformateur, qu'au point de vue matérialiste et populaire. L'écrivain anonyme dont nous parlions tout à l'heure y est fort attaché[15]. Pas un prophète ne parle de la possibilité de le supprimer ; nous verrons bientôt que l'unique pensée des anavim, après la destruction de 588, sera de le rétablir. C'est ainsi qu'il arriva que l'école en principe la plus hostile au temple devint fanatique du temple, que l'idée du culte pur, où Dieu n'a pas de maison, grandit à côté de la maison de pierre bâtie par Salomon. En réalité, comme nous l'avons déjà dit, le temple était devenu avec le temps une mosquée, un centre d'agitation religieuse. Les cours et les édicules qui l'entouraient avaient pris une extension énorme. Le prophétisme s'en était rapproché ; le lévitisme nouveau qui s'était développé depuis Josias offrait aux idées anavites la matière inflammable la mieux préparée. A vrai dire, entre le groupe lévitique et le groupe prophétique, en ces années suprêmes, on ne distinguait pas beaucoup.

Tout ce petit monde, groupé autour du temple, vivait dans une activité morale qu'aucun autre temple de l'antiquité n'a sûrement excitée. Les lévites devenaient tous des saints, pétris en l'amour de Iahvé. Des jalousies se produisaient entre eux et les prêtres comme entre gens qui courtisent le même maître. Ces pieux sacristains portaient quelque envie au sacerdoce orgueilleux qui seul approchait de l'autel. Ils se consolaient par la pensée que bientôt les plus humbles ustensiles du culte seraient égalés en honneur aux plus beaux vases d'or maniés par les prêtres seuls[16]. Les Psaumes continuaient leur riche et puissante végétation. Quel dommage que le Psaume xvi soit si fort altéré ; c'était peut-être une des plus belles élégies lévitiques[17].

Iahvé est la portion de mon sort, mon héritage[18] ;

C'est toi, Iahvé, qui me tiens lieu de part.

Mon lot m'est échu en des lieux agréables,

Mon patrimoine me plaît...

Car tu n'abandonneras pas mon âme au scheol,

Tu ne permettras pas que tes hasidim, voient le tombeau ;

Tu me montreras le sentier de la vie ;

Rassasié de joie par ton visage,

Je goûterai à ta droite[19] des délices sans fin.

Toutes les mélancolies de la vie cléricale, tous les souvenirs tendres d'une vie dévote pratiquée en commun, toutes les alternatives d'amertume et d'espoir du cœur pieux dans sa lutte contre les évidences de la triste réalité, se sont admirablement exprimés dans un Psaume[20] que malheureusement de nombreuses fautes et aussi des allusions difficiles à percer ont rendu pour nous fort obscur. L'auteur paraît avoir été jeté par les troubles du temps dans la région de l'Hermon et du haut Jourdain, vers Banias.

Comme la biche aspire aux rigoles d'eau vive,

Ainsi mon âme aspire à toi, ô Dieu vivant.

Mon âme a soif de Dieu ;

Quand reviendrai-je pour être de nouveau présenté devant toi ?

Mes larmes sont mon pain de jour et de nuit,

Depuis qu'on me dit sans cesse : Où est ton Dieu ?

Mon âme se fond au dedans de moi, quand je pense

Au temps où j'allais en noble compagnie à la maison de Dieu,

Au bruit des cantiques de joie d'une foule en fête.

Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ?

Et pourquoi me troubles-tu ?

Espère en Dieu ; car j'aurai encore à le louer,

Mon Sauveur et mon Dieu.

Ô Dieu, oui, mon âme est triste,

Quand je songe à toi de la terre du Jourdain,

Du pied de l'Hermon et du Massad.

Le gouffre appelle le gouffre en ces cataractes sonores[21] ;

Ainsi toutes tes ondes, tous tes flots ont passé sur moi.

Pourquoi m'as-tu oublié ?

Pourquoi marché-je vêtu de deuil

Sous l'oppression de l'ennemi ?

Je crois sentir mes os broyés

Quand j'entends mes ennemis me dire : Où est ton Dieu ?

Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ?

Et pourquoi me troubles-tu ?

Espère en Dieu ; car j'aurai encore à le louer,

Mon Sauveur et mon Dieu.

Juge ma cause, ô Dieu, et venge-moi d'un monde sans piété ;

Délivre-moi de gens perfides et iniques ;

Car tu es mon Dieu, ma forteresse ;

Pourquoi m'as-tu rejeté ?

Pourquoi marché-je vêtu de deuil,

Sous l'oppression de l'ennemi ?

Charge ta lumière et ta fidélité de me guider,

De me conduire à ta montagne sainte, à tes tabernacles,

Pour que je m'approche encore de l'autel de Dieu,

Du Dieu qui est la joie de mon cœur ;

Alors je te chanterai sur le cinnor, ô Dieu, ô Dieu vivant.

Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ?

Et pourquoi me troubles-tu ?

Espère en Dieu ; car j'aurai encore à le louer,

Mon Sauveur et mon Dieu.

Ainsi le temple, en ses derniers jours, abrita des âmes pieuses qui y trouvèrent, au milieu des orages du monde, le parfait bonheur. Les hommes au cœur droit, ceux qui connaissent Iahvé, n'ont rien à craindre.

... En sûreté à l'ombre de tes ailes[22],

Ils sont rassasiés de l'abondance de ta maison ;

Tu les abreuves du fleuve de tes délices.

Car près de toi est la source de vie ;

A ta lumière nous voyons le jour.

L'image qui rassurait le plus les dévotes personnes amoureusement serrées autour des murs sacrés, c'étaient ces grandes ailes, largement étendues et couvrant de leur protection les gérim ou voisins de Iahvé[23]. N'était-il pas évident que Iahvé tiendrait à honneur de défendre sa maison, son héritage, ses serviteurs, contre tous les dangers qui pouvaient les menacer[24] ?

 

 

 



[1] Zacharie, ch. XII-XIV. Ce fragment, sauf les interpolations qui peuvent s'y trouver, est antérieur à la captivité et postérieur à la bataille de Megiddo. Zacharie, XIV, 9, est une allusion à Deutéronome, VI, 4. Zacharie, XIII, 3 semble aussi une allusion aux lois du Deutéronome contre le prophète imposteur.

[2] Zacharie, XII, 11.

[3] Le livre de Jonas se rapporte à ce même ordre d'idées ; mais nous le croyons postérieur à la captivité.

[4] Joël, III, 1 ; Jérémie, XXXI, 33 ; Zacharie, endroit cité.

[5] Zacharie, XIII, 2 et suiv.

[6] Comp. Joël, IV, 18 et Ézéchiel, XLVII, 1-11

[7] Zacharie, IX, 10 ; X, 5.

[8] Zacharie, XIV, 20-21.

[9] Il est remarquable que le continuateur du même esprit durant la captivité, celui qu'on appelle le Second Isaïe, est resté également anonyme ou plutôt nous est également parvenu sous le couvert d'un autre prophète.

[10] Voir ci-après, ce qui concerne Jonas.

[11] Comparez deutéro-Isaïe, ch. LIV, 13.

[12] Jérémie, XXXI, 33.35. Il est possible que les disciples de Jérémie qui rédigèrent son livre pendant la captivité, aient ici ajouté quelque chose à la pensée de leur maître ; mais cela ne ferait qu'une différence de peu d'années.

[13] Comp. II Cor., III, 3 et suiv. ; Hebr., VIII, 8 et suiv. L'expression καινή διαθήκη des premiers chrétiens se rattache au beau passage précité de Jérémie. Il semble que Jésus se servait de ce passage : Marc, XIV, 21 ; Matth., XXVI, 28.

[14] Voir surtout Psaume L.

[15] Zacharie, XIV, 20, 21.

[16] Zacharie, XIV, 20.

[17] Le Psaume X paraît appartenir au même temps ; il est aussi très corrompu. On en peut dire autant du Psaume IV.

[18] Psaume XVI, 5 et suiv.

[19] Ou peut-être : dans ton temple, si on lit ככיהך.

[20] Psaume XLII et XLIII, réunis ensemble. Comp. Psaume LXIII.

[21] Les chutes d'eau, dans la région de Banias, sont nombreuses et bruyantes.

[22] Psaume XXXVI, 8 et suiv.

[23] Psaume XVII, 8 ; XXXVI, 8 ; LVII, 2 ; LXI, 5 ; LXIII, 8.

[24] Psaume CXVIII, 6, etc.