HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XIV. — LE DÉCALOGUE.

 

 

Pas plus que le livre dit jéhoviste, le livre de Jérusalem, l’élohiste, n’avait de Thora développée. Mais, comme le livre du Nord contenait le livre de l’Alliance, le livre de Jérusalem avait ce qu’on appela les Dix paroles[1], ou Décalogue[2]. Le Décalogue est la loi de Moïse telle qu’on la résumait à Jérusalem[3]. Le résumé est court, et il avait droit de l’être, l’auteur ayant semé antérieurement, à chaque occasion solennelle, ses préceptes les plus importants, et fondu, en quelque sorte, sa morale dans son histoire. Élohim, chez lui, n’ouvre guère la bouche que pour commander. Son premier mot[4] est le plus grand, le plus saint, le plus évident des commandements de Dieu, ou, si l’on veut, de la nature : PEROU OU-REBOU, Fructifiez et multipliez.

Le Décalogue et le Livre de l’Alliance furent écrits séparément sans aucune entente réciproque. Les traits de ressemblance qu’on trouve entre les deux morceaux viennent dit commun fonds traditionnel où les deux auteurs ont puisé. A tous égards, d’ailleurs, le Décalogue présente des formules plus mûres, plus analytiques, plus dégagées.

Et Dieu dit toutes les paroles que voici :

Je suis Iahvé, ton Dieu[5], qui t’ai fait sortir de la terre de Mesraïm, de la maison aux esclaves. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. Tu ne te feras pas d’idole ni d’image des choses qui sont dans le ciel en haut, ou sur la terre en bas, ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les adoreras pas ; car moi, Iahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, poursuivant le crime des pères sur les fils jusqu’à la troisième et quatrième génération de Mes ennemis, et faisant miséricorde jusqu’à la millième génération à ceux qui m’aiment et gardent mes commandements.

Tu ne prendras pas le nom de Iahvé, ton Dieu, pour garant du mensonge ; car Iahvé ne laisse pas sans le punir celui qui prend son nom pour garant du mensonge.

Note le jour du sabbat pour le sanctifier. Durant six jours, tu travailleras et te livreras à les occupations ; mais le septième jour est un jour de repos, consacré à Iahvé, ton Dieu ; tu n’y feras nulle besogne, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton esclave, ni ta servante, ni tes bêles, ni ton hôte qui demeure chez toi. Car, en six jours, Iahvé a fait les cieux et la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve, et il s’est reposé le septième jour ; voilà pourquoi Iahvé a béni le septième jour et l’a sanctifié.

Respecte ton père et ta mère, pour pie tu vives longtemps sur la terre que Iahvé ton Dieu doit te donner.

Tu ne tueras point.

Tu ne commettras pas d’adultère.

Tu ne voleras point.

Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain.

Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain.

Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son esclave, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à ton prochain.

On le voit, le progrès religieux, qui caractérise le livre de l’Alliance, est encore plus sensible dans la petite Thora en une dizaine d’articles élaborée par les sages de Jérusalem. La condition du pacte de Iahvé avec ses serviteurs est exclusivement la morale. Les récompenses de Iahvé sont les biens de ce monde ; il les donne à qui lui plaît ; or, celui qui lui plaît, c’est l’homme irréprochable. Pour vivre longtemps, pour être heureux, il faut éviter le mal. Le pas est franchi. Les vieilles religions où le dieu octroie ses biens à celui qui lui offre les plus beaux sacrifices et pratique le mieux ses rites sont entièrement dépassées. Le Livre de l’Alliance avait déjà inauguré des idées du même ordre dans le royaume du Nord ; mais le Décalogue lui est supérieur en netteté. La fortune incomparable qu’a eue cette page, devenue le code de la morale universelle, n’a pas été imméritée.

Dans le Décalogue, en effet, est achevé le retour d’Israël au culte pur, à ce monothéisme qu’on entrevoit aux origines de la vie patriarcale et dont le peuple avait dévié en adoptant un dieu national. Iahvé et Élohim ne font plus qu’un. Iahvé n’est plus seulement le Dieu d’Israël ; il est le Dieu du ciel, de la terre, du genre humain. Il aime le bien ; il ordonne le bien. Il est le vrai Dieu. Ainsi, Israël réussit à tirer le vrai de ce qui en était la négation. Le progrès en religion peut se faire de deux manières, soit en attaquant de face un culte mauvais, en détruisant et supprimant les dieux méchants ; soit en améliorant le dieu particulier sans changer son nom, en le ramenant peu à peu au type du Dieu universel. L’aristocratie morale d’Israël était si profondément pénétrée par l’idée monothéiste, qu’elle réussit à faire de Iahvé le Dieu absolu. Ce funeste nom de Iahvé, elle a fini par le supprimer en le déclarant imprononçable. Pareille fortune n’arriva ni au Camos des Moabites, ni au Rimmon des Ammonites, ni au Salm des Arabes, ni même à Baal, ni à Milik.

Le temple de Jérusalem, qui semblait le plus grand malheur au point de vue de l’élohisme pur, finit ainsi par servir au développement de l’idée religieuse. Le Décalogue fut écrit probablement dans les chambres qui entouraient le temple. Plusieurs fois, en son histoire, Israël est arrivé à aimer ce qu’il avait d’abord haï et à faire contribuer à son œuvre ce qui pouvait y sembler le plus contraire. Même Iahvé a plié sous ce génie de fer. Une idole, un faux dieu, s’il en fût, est devenu, sous l’action constante d’une intense volonté, le seul Dieu véritable, celui qu’on sert en étant juste, qu’on honore par la pureté du cœur. Les dix paroles de Iahvé sont pour toutes les nations et seront durant tous les siècles les Commandements de Dieu.

Ainsi, dès l’an 89.5 à peu près avant Jésus-Christ, Israël avait fait son chef-d’œuvre, sa Thora, exempte encore de tout ritualisme. Est-il impossible que, chez tel ou tel peuple de l’antiquité, il ait existé des codes moraux comparables au Livre de l’Alliance et au Décalogue ? On ne saurait le dire. Mais ce qui fit le succès des formules israélites, ce fut la suite obstinée qu’y mit Israël. La Bible du IXe siècle était double quant à la lettre, mais une quant à l’esprit. Un même sentiment de douceur, de politesse, un même amour de la vie pacifique, remplit les deux histoires[6]. Les idylles exquises du jéhoviste, présentant des images toujours nobles, furent comme une Morale en action, où l’horreur de la violence, l’antipathie de nomme sauvage s’expriment sous toutes les formes[7]. L’école qui avait créé les deux livres jumeaux ne cessa plus. D’ardents zélateurs vont, pendant des siècles, inculquer la même doctrine, un Iahvé juste, protecteur du droit, défenseur du faible, exterminateur du riche, ennemi des civilisations mondaines, ami de la simplicité patriarcale. Les prophètes seront les propagateurs infatigables de cet idéal. Le livre juif des Origines est, de nos jours, imprimé à des milliards d’exemplaires. Jamais il ne fut un ferment plus actif qu’à l’époque reculée, où, fixé à peine, il entretenait dans quelques âmes brillantes le feu sacré de la justice, de la discipline morale et du puritanisme religieux.

 

 

 



[1] Deutéronome, IV, 13 ; X, 4. Cette rubrique n’existe pas dans l’Exode, et c’est là une preuve qu’avant 622, ce petit texte avait été longtemps répété comme une cantilène traditionnelle.

[2] Texte primitif (avec certaines retouches) dans Exode, XX : Deutéronome, V, est une reproduction. Comparez Ps. LXXXI, 10-11. La division en dix articles est peu justifiée. La principale particularité élohiste du Décalogue est la connexité de ce qui concerne le repos du septième jour avec la cosmogonie élohiste, Genèse, I. Comparez l’expression הכאלט השע, Exode, XX, 9, 10 ; Genèse, II, 2, 3. L’idée de tables écrites, qui parait propre à l’élohiste, Exode, XXXI, 18 ; XXXIV, 29 et suiv. (cf. XXV, 16, 21 ; XL, 20), suppose des petits résumés dans le genre du Décalogue. Mais il est difficile, dans l’Exode, de bien distinguer l’élohiste ancien des additions lévitiques, plus modernes.

[3] Osée, XIII, 4, rappelle fort le Décalogue. Il est sûr que, vers l’an 500, il y avait des petites Thoras, au moins orales, à Jérusalem (Amos, II, 4) ; il est même probable que parfois ces petits textes s’écrivaient. On peut voir une allusion aux rédactions multipliées de la Thora dans Osée, VIII, 12.

[4] Genèse, I, 28.

[5] Rappelons qu’à partir de la révélation du nom de Iahvé, le prétendu élohiste se sert, aussi bien que le jéhoviste, du nom de Iahvé.

[6] Voir, par exemple, les deux beaux récits, Genèse, XXIII et XXIV, l’un élohiste, l’autre jéhoviste. Le charmant livre de Ruth présente la même peinture de mœurs douces et aimables.

[7] Voir, Genèse, XXV, 27 et suiv., plein de nuances d’une exquise finesse.