HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE XI. — RÉDACTION DU NORD, DITE JÉHOVISTE.

 

 

La rédaction du Nord fut sûrement la première en date et la plus originale. Le royaume du Nord avait, dans cette œuvre de rédaction, un très grand avantage ; c’est qu’il possédait déjà un canevas excellent, ce livre des Légendes, où l’histoire patriarcale était racontée de la manière la plus exquise. Le nouveau rédacteur[1] prit pour base et pour modèle cet écrit capital ; il se contenta très souvent de le copier ; mais il y ajouta des parties essentielles, surtout en ce qui concernait les commencements de l’humanité. Il combina avec le vieux récit des traditions dont plusieurs étaient écloses récemment. Il adoucit beaucoup de passages dont la crudité était devenue choquante, expliqua à sa manière certains endroits qu’il ne comprenait pas[2], supprima des noms propres qu’il jugea inutiles à l’eurythmie de sa narration[3]. L’histoire de la conquête de Chanaan fut racontée en partie d’après le livre des Guerres de Iahvé, en partie d’après un système légendaire où la conquête et le partage systématique des terres étaient attribués à Josué. Enfin, à propos de Moïse, l’auteur plaça dans son récit un Livre de l’Alliance, contenant le pacte original de Iahvé avec son peuple, lors de l’apparition du Sinaï.

Ce que le rédacteur jéhoviste eut surtout de personnel, ce qui le distingua essentiellement de ses devanciers, qui ne paraissent pas s’être beaucoup plus souciés que les aèdes homériques d’expliquer le monde et Dieu, ce fut une profonde philosophie, recouverte du voile mythique, une conception triste et sombre de la nature, une sorte de haine pessimiste de l’humanité. Son Iahvé est terrible, toujours irrité ; il se repent tant de fois d’avoir créé l’homme qu’une logique méticuleuse arriverait à se demander pourquoi il l’a fait. On croit entendre les doléances de ces derniers hégéliens de nos jours, se délectant dans la méditation du péché et fondant la religion sur l’obsession de l’idée du mal. Les récits de la chute, de Caïn et d’Abel, des géants ou nefilim, du déluge, ont pour unique objectif de montrer que la pensée de l’homme aboutit fatalement au mal[4]. Comme tous les prophètes, le jéhoviste a une sorte de haine pour la civilisation, qu’il envisage comme une déchéance de l’état patriarcal. Chaque pas en avant dans la voie de ce que noue appellerions le progrès est à ses yeux un crime, suivi d’une punition immédiate. La punition de la civilisation, c’est le travail et la division de l’humanité. La tentative de culture mondaine, profane, monumentale, artistique de Babel est le crime par excellence. Nemrod est un révolté. Quiconque est grand en quelque chose devant Iahvé est un rival de Iahvé.

Ce qu’on appelle le fatalisme musulman n’est, en réalité, que le fatalisme iahvéiste. Jaloux de sa gloire, susceptible sur le point d’honneur, Iahvé a en haine les efforts humains. On lui fait injure en cherchant à connaître le monde et à l’améliorer. Il ne faut pas essayer de collaborer avec Iahvé. Il aime à se servir, dans l’accomplissement des grandes choses, des veuves, des femmes stériles, pour n’avoir à partager sa gloire avec personne. Il préfère les cadets aux aînés. Jacob, qui a traversé d’abord le Jourdain avec un bâton à la main et qui revient chef de tribu, Jacob lui plaît, parce qu’il est humble[5]. Le développement de l’humanité est, à tous ses degrés, une violence faite à la volonté de Iahvé. Dieu voulait un homme unique, avec sa compagne, habitant à perpétuité un jardin délicieux. L’homme, par son intempestive soif de savoir, dérange ce plan. La première ville naît dans la race da meurtre et du mal. Dieu voulait une humanité unique, une langue unique. La folle entreprise de Babylone amène la dispersion, qui est à sa manière une punition, une déchéance. La beauté des tilles des hommes ne sert qu’à tenter les êtres célestes et à procréer une race monstrueuse. Si Dieu regrette un moment d’avoir amené le déluge, c’est qu’il voit bien que le seul moyen de réformer l’humanité serait de la détruire, et il se résout, après l’expérience manquée, à la laisser désormais suivre ses voies.

Cette tristesse navrante des idées atteint le sublime, grâce à un style de bronze dont on chercherait vainement l’analogue dans la plus haute antiquité. L’allure, tour à tour audacieuse et abandonnée, du récit, fort ressemblante, du reste, à la manière ordinaire du livre des Légendes, rappelle les plus belles rhapsodies homériques. Un mélange habituel de vulgarité et de hauteur, de réalisme et d’idéalité, tient le lecteur toujours en haleine. La prose confine à la poésie par des degrés insaisissables ; quelquefois, par exemple dans le récit de Babel, dans le mot d’Adam à la vue d’Ève, dans la cantilène de Noé, dans les bénédictions d’Isaac[6], le rythme naît spontanément, ou plutôt s’entend comme un écho du passé qui se prolonge à l’infini. C’est encore l’enfance de l’esprit humain, mais une enfance pleine des pressentiments d’une vigoureuse jeunesse ; par moments, c’est déjà presque l’âge mûr.

Dans la combinaison des sources antérieures, c’est-à-dire du livre des Légendes et du livre des Guerres avec la tradition vivante, l’auteur éprouve plus d’une difficulté. Son embarras se trahit, surtout quand les traditions se contredisent. Alors il procède par juxtaposition, selon un procédé que nous appellerions volontiers diplopique, et dont l’emploi est tout à fait sensible dans la rédaction des Évangiles, surtout de l’Évangile dit de saint Matthieu[7]. Le mythe du jardin d’Éden, par exemple, présentait dans les traditions une assez forte variante. Selon une version, l’arbre central du paradis était l’Arbre de vie ; selon une autre, c’était l’Arbre de la distinction du bien et du mal. Le rédacteur jéhoviste prend le parti de les mettre tous les deux au milieu[8] ; dans la suite du récit, les deux arbres se confondent et se distinguent tour à tour[9].

On remarque des gauchissements du même genre dans l’histoire d’Ismaël[10], dans le beau récit du voyage du serviteur d’Abraham[11], peut-être dans la légende d’Ésaü fatigué[12]. L’aventure d’Abraham chez Pharaon[13] et celle d’Isaac chez Abimélek[14] sont un même récit qui se présentait sous deux formes, dont le rédacteur n’a voulu négliger aucune. Le rire qui sert de base à l’étymologie d’Isaac est raconté de deux manières[15]. Pour expliquer comment la perforation des mêmes puits est attribuée par la tradition tantôt à Abraham, tantôt à Isaac, il admet que ces puits ont été creusés d’abord par Abraham, puis comblés par les Philistins, puis creusés de nouveau par Isaac[16]. Béthel est deux fois consacré lieu saint, par Abraham et par Jacob[17]. La supplantation d’Esaü a lieu sous deux formes, grâce à une subtile distinction entre le droit d’aînesse et les bénédictions paternelles[18]. Tout ce qui touche à la famille de Moïse est contradictoire au plus haut degré[19]. Dans une foule de cas, le rédacteur, tenu en suspens, ou ne comprenant pas bien ses sources, atténue, altère, explique mal ce dont le sens lui échappe. C’est comme si Masoudi ou tel autre anecdotier arabe, au lieu de donner toutes les traditions bout à bout en terminant l’énumération par la formule sacramentelle : Dieu sait mieux ce qui en est, se fût imposé de concilier les données divergentes, en les faussant toutes.

L’Histoire sainte, telle qu’elle sortit de la plume du jéhoviste, ne nous est parvenue que d’une manière fragmentaire. Nous verrons plus tard comment un arrangeur (selon nous, du temps d’Ézéchias) combina l’Histoire sainte du Nord avec un livre analogue éclos à Jérusalem, et, dans cette œuvre de compilation, supprima des pages entières des deux écrits, pour éviter las doubles emplois, les contradictions trop évidentes, ou bien pour écarter certains passages qui répugnaient à ses idées. C’est ainsi que le commencement de l’Histoire sainte israélite a été fort écourté. Le combinateur, après avoir transcrit le beau début du texte hiérosolymite, a supprimé le passage parallèle de la rédaction du Nord. On doit supposer, du reste, que le récit des six jours manquait dans cette première Genèse[20]. Le début était probablement : Au jour où Iahvé[21] fit la terre et le ciel[22]... La création de la lumière, l’ordre établi dans le chaos, la création des astres, remplissaient la partie maintenant supprimée, puis l’auteur prenait la terre en particulier et racontait ainsi son histoire :

... Et d’arbres des champs, il n’y en avait pas encore ; et l’herbe des champs n’avait pas encore germé ; car Iahvé, n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait pas d’hommes pour travailler le sol. Et une vapeur montait de la terre et humectait toute la surface du sol. Or Iahvé forma l’homme avec de la poussière tirée du sol, et il souffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme fut âme vivante. Et Iahvé planta un jardin en Éden, à l’orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Et Iahvé fit germer du sol toute sorte d’arbres agréables à voir et portant des fruits bons à manger, et l’Arbre de vie était au milieu du jardin (et aussi l’Arbre de la distinction du bien et du mal). Et un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin, et, de là, il se partageait en quatre branches... Et Iahvé prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden pour le travailler et le garder[23].

Selon notre rédacteur, la création de l’homme a donc lieu à un moment où la terre est encore sans pluie et sans végétation. Iahvé plante exprès pour l’homme un jardin qu’il fait arroser par un fleuve divisé en quatre rigoles. L’homme est seul, unique au monde, du sexe masculin, non sujet à la mort.

Et Iahvé dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui un aide semblable à lui. Et Iahvé forma du sol tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir quel nom il leur donnerait, et tous les noms que l’homme leur donna, ce sont leurs noms. Et l’homme donna des noms à toutes les bêtes et à tous les oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs ; mais, en tout cela, ne se trouva pas pour l’homme un aide semblable à lui. Et Iahvé fit tomber un sommeil profond[24] sur l’homme, et il s’endormit, et Iahvé prit une de ses côtes et boucha le trou avec de la chair. Et Iahvé bâtit en femme la côte qu’il avait prise de l’homme, et il la présenta à l’homme. Et l’homme dit : Celle-ci, pour le coup, est un os d’entre mes os et une chair de ma chair ; celle-ci sera appelée issu, parce qu’elle est prise de is. Aussi l’homme abandonnera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront une lame chair. Et tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils ne rougissaient pas.

On sait la suite : comment le serpent, le plus rusé des animaux, induit la femme, puis l’homme, à enfreindre la prescription de Iahvé relativement à l’arbre dont le fruit ferait d’eux des élohim ; comment, leurs yeux venant à s’ouvrir, ils rougissent et se font des ceintures de feuilles de figuier ; comment Iahvé, se promenant dans le jardin à ta fraîcheur du jour, les confond. A la suite de cette forfaiture, le serpent est condamné à marcher sur son ventre et à manger de la terre ; la haine est scellée entre lui et le genre humain. La femme est condamnée à enfanter dans la douleur ; l’homme est condamné au travail et à la mort. S’il réussissait encore à manger du fruit de l’Arbre de vie, ce fruit lui rendrait l’immortalité. Pour prévenir ce second attentat, Iahvé chasse l’homme du jardin d’Éden et place à l’entrée du jardin les Keroubim[25] et l’épée de feu tournant[26], pour que personne ne puisse plus prendre lé sentier qui mène à l’Arbre de vie.

L’histoire humaine commence alors. L’homme appelle sa femme d’un nom araméen, Havva la donneuse de vie. Iahvé lui-même, ce costumier à la Michel Ange, leur fait des tuniques de peau et les en revêt. Leur union donne naissance à Qaïn, puis à Habel (notre rédacteur ne connaît, pas Seth) : l’un, pasteur, l’autre, laboureur. Tous deux offrent, des sacrifices à Iahvé, qui agrée ceux de Habel et n’agrée pas ceux de Qaïn ; d’où la jalousie des deux frères et le meurtre de l’un deux.

Les Qaïnites peuplent le monde. Qaïn bâtit la première ville et l’appelle du nom de son fils, Hénoch. Nous sommes ici encore sur le terrain de la haute mythologie. Les généalogies qui suivent sont remplies par des personnages fabuleux qui rappellent les dieux inventeurs et civilisateurs de la Phénicie et de la Chaldée[27]. Déjà, dans cette partie, le narrateur jéhoviste fait des emprunts considérables au livre des Légendes ; il lui prend en particulier des rythmes du caractère le plus original[28].

La part du jéhoviste est aussi très difficile à discerner de celle du livre des Légendes dans le singulier récit des fils de Dieu (c’est-à-dire des anges) devenant amoureux des tilles des hommes, amour étrange d’où naît une race de géants (nefilim), sur lesquels couraient de vieux récits épiques. Le caractère sombre et pessimiste de notre écrivain, sa tendance à voir partout le péché, se retrouvent dans ce qui suit. Le monde est mauvais : de lui-même il va au mal. La corruption du monde étant arrivée à son comble, Iahvé se repent d’avoir créé l’homme et résout de l’exterminer. Noé seul trouve grâce à ses veux. Ici, la différence avec le livre des Légendes se laisse assez clairement apercevoir. Le livre des Légendes connaissait Noé ; mais il n’avait pas de déluge[29]. Son Noé était l’inventeur de la vigne et, du vin, ce grand consolateur qui console l’homme des peines qu’il éprouve à travailler la terre[30]. Le rédacteur jéhoviste a fait du vieux héros bienfaiteur un juste et le sauveur de l’humanité[31].

Le récit du déluge tel que l’écrivit le rédacteur israélite nous est conservé tout entier dans la narration singulièrement prégnante du texte actuel. Noé, au sortir de l’arche, construit un autel à Iahvé et t’ait un sacrifice d’animaux dont Iahvé hume la fumée ; ce qui le réconcilie avec le genre humain.

Nous n’avons que des extraits des pages qui suivaient : une légende chaldéenne, celle de Nemrod, héros chasseur et fondateur de Babel, était sans doute un emprunt à ce cycle de fables sur les géants dont il a été question plus haut. Là se trouvait aussi ce curieux récit sur la construction de la tour de Bel et la confusion des langues, récit rythmé, plein d’assonances, de jeux de mots et où respire une haine antique contre Babylone[32]. On sent un emprunt fait, soit au livre des Légendes, soit à quelque autre source à nous inconnue.

L’histoire d’Abraham, d’Isaac, surtout celle de Jacob et de Joseph, histoires essentiellement israélites, toutes formées dans le Nord, furent calquées par le jéhoviste sur le livre des Légendes[33]. L’histoire d’Abraham prend entre ses mains un caractère presque exclusivement religieux. Le sacrifice du premier-né, que l’auteur des Légendes empruntait aux plus vieux souvenirs mythiques, devenait un acte de foi transcendant, un parti pris d’espérer contre toute espérance. Abraham est désormais le pivot du iahvéisme ; il a été le fondateur de la religion de Iahvé ; il a bâti partout des autels à Iahvé, dont plusieurs se voient encore[34]. En général, partout où l’ancien texte met des cippes, le jéhoviste met des autels. La vocation d’Abraham et les promesses qui lui furent faites figurent au premier plan de la narration, comme l’objet capital que l’auteur a en vue.

Sans avoir les préoccupations généalogiques que nous trouverons bientôt chez le rédacteur de Jérusalem, notre auteur connaît les mythes qui rattachent Israël aux Moabites, aux Ammonites, aux Édomites, aux Arabes, aux Araméens. Il se complaît dans les anecdotes sur Lot, sur Sodome et les villes du bassin Asphaltite. Les lieux saints auxquels il rattache les origines du culte de Iahvé, sont Sichem, Béthel et, dans le Sud, Hébron, Beër-Séba. Tout en restant fidèle aux souvenirs du Sud, il incline à placer en Éphraïm des scènes que le plus ancien rédacteur plaçait à Gérare et dans le Nedjeb. L’erreur d’avoir introduit les Philistins dans l’histoire patriarcale pourrait bien être de son fait[35]. Au contraire, la double supplantation de Jacob et d’Ésaü, la séparation des Araméens et des Beni-Jacob[36], sont racontées, d’après les Légendes patriarcales, avec un très fin sentiment historique. Les bénédictions des patriarches mourants[37] sont empruntées au trésor de la poésie populaire des différentes tribus.

La légende de Moïse est essentiellement la création de notre auteur. Les récits de la captivité en Égypte et de l’exode existaient avant lui, au moins pour le fond. Mais il y a puissamment imprimé son cachet. Le tableau, classique du passage de la mer Rouge paraît son œuvre[38]. Le Iahvé de l’histoire mosaïque est aussi grandiose que celui- des premiers jours du monde. Il est avec son peuple, dur, maugréant, et pourtant plein d’indulgence, de tendresse même. Il s’interdit d’accompagner eu personne, dans ses marches, ce peuple au cou raide[39]. Si je marchais au milieu de vous un seul instant, dit-il, je vous anéantirais. Il consent cependant à montrer sa gloire à Moïse : Tu ne saurais voir mon visage ; car personne m’ayant vu n’a vécu. Mais je sais un endroit, tu t’y colleras contre le rocher. Et, quand ma gloire passera, je te placerai dans le creux du rocher et je te couvrirai de ma main, jusqu’à ce que j’aie passé. Alors, je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; car ma face ne saurait être vue. Dieu passe alors devant lui, en criant : Iahvé ! Iahvé ! Élie est censé avoir, sur le Horeb[40], une vision qui offre avec la précédente les plus frappantes ressemblances. En général, le Iahvé de la légende d’Élie présente de telles analogies avec le Iahvé des récits jéhovistes qu’on est bien tenté de croire que tous les deux ont été conçus presque en même temps, et à peu près dans le même cercle religieux.

L’institution de la Pâque (vieille fête du printemps) était déjà considérée comme se rapportant historiquement à la sortie d’Égypte[41]. Mais ce qui marqua une innovation capitale, ce fut l’insertion dans le livre de l’Histoire sainte d’un petit code, renfermant toute l’institution morale d’un peuple, comme le iahvéisme du Nord l’entendait[42]. Il ne semble pas que le livre des Légendes renfermât rien de semblable. La promulgation de cette loi divine était censée se faire au milieu des tonnerres du Sinaï. Nous reviendrons bientôt sur ce point capital.

A partir du moment où le peuple approche de la Palestine et. livre ses premières batailles aux races déjà établies dans le pays[43], l’auteur trouve des documents, cette fois bien réellement historiques, dans le livre des Guerres de Iahvé et dans le Iasar. Le rôle héroïque de Caleb[44] paraît venir de cette source. De là surtout viennent ces inappréciables chants sur la source de Beër, sur la prise d’Hésébon, cet épisode si original de Balaam, peut-être les bénédictions de Moïse[45], parallèles à celles de Jacob et dérivant comme elles de vieux dires poétiques devenus proverbiaux.

Le jéhoviste, comme on l’appelle, est sûrement un des écrivains les plus extraordinaires qui aient existé. C’est un penseur sombre, à la fois religieux et pessimiste, comme certains philosophes de la nouvelle école allemande, M. de Hartmann par exemple. Il égale presque Hegel par l’usage et l’abus des formules générales[46]. Il aime l’unité. La division est toujours pour lui une punition, et sera suivie d’un retour à l’unité. Il est aussi anthropomorphique et presque aussi mythologique que l’auteur du livre des Légendes ; mais la pensée religieuse est chez lui bien plus développée. Le jéhoviste fut certainement un novateur religieux de premier ordre. On peut regarder les incomparables mythes du second et du troisième chapitre de la Genèse, les récits d’Éden, de la création de la femme et de la chute de l’homme, comme son œuvre personnelle. Une pensée profonde, bien que selon .nous erronée, remplit ses pages en apparence les plus enfantines. Cette conception d’un homme primitif, absolu, ignorant la mort, le travail et la douleur, étonne par sa hardiesse. Les récits de la création de la femme, de la tentation, de la pudeur naissant avec la faute, des larges feuilles du figuier indien servant à voiler les premières hontes, sont les mythes les plus philosophiques qu’il y ait dans aucune religion.

En général, pour tout ce qui tient aux rapports des deux sexes, à l’amour, au mariage, le jéhoviste est profond, ému, chaste, mystérieux. Isaac et Rébecca, Jacob et Rachel sont sa création. Qu’on se rappelle, dans les Légendes patriarcales, les épisodes des fils de Dieu et des filles des hommes, de Lot et de ses filles. Cela est morne, grandiose, immoral, comme les amours de la terre et du ciel. Chez le jéhoviste tout est humain. Son grand géant de Iahvé lui-même s’occupe de mariages et s’intéresse aux amants[47]. Rien n’est tendre comme l’homme austère ; le même kalam a pu écrire des phrases d’une langueur infinie, comme Genèse, II, 23-24 ; XXIV, 67[48], et fournir ses premiers textes au dogme terrible et, à quelques égards, funeste du péché originel.

On peut dire, en effet, que le péché originel a été une invention du jéhoviste. Le mal pour lui est la voie de toute chair. Chaque progrès humain est un péché ; l’humanité ne marche qu’à coups de péchés. Et le péché est souvent chez lui, comme dans le mythe d’OEdipe, un acte qu’on n’a pas commis sciemment. Le péché par ignorance entraîne les mêmes suites que le péché voulu[49]. L’explication de toute l’histoire humaine par la tendance au mal, par la corruption intime de la nature[50], est bien du jéhoviste, et elle a été la base du christianisme de saint Paul. La tradition juive garda ces pages mystérieuses, sans beaucoup y faire attention. Saint Paul en tira une religion, qui a été celle de saint Augustin, de Calvin, en général du protestantisme, et qui certes a sa profondeur, puisque des esprits très éminents de notre siècle en sont encore pénétrés. Le plan de rédemption, qui est la conséquence du dogme du péché, est conçu très clairement par notre auteur. Le salut du monde se fera par l’élection d’Israël, en vertu des promesses faites à Abraham. Le christianisme trouvera là son point de départ. Il affirmera que Jésus, issu d’Israël, a réalisé le programme divin et réparé le mal sorti de la faute du premier Adam.

Le rédacteur jéhoviste était un prophète, et ce fut sûrement le plus grand des prophètes. On peut dire qu’il est le doctrinaire du prophétisme, en ce sens qu’il résume et, explique les principes que les prophètes ne font qu’appliquer. Son esprit est bien celui des prophètes, perpétuelle mauvaise humeur contre les hommes, et avec cela beaucoup de pitié. Aussi trouve-t-on son écrit, sans cesse rappelé dans les pages qui nous restent des prophètes. Le jour où l’auteur y mit la dernière main, on put dire : Un livre est né, ou plutôt, ce jour-là, véritablement, le judaïsme, le christianisme et l’islamisme naquirent. Les vieux instincts monothéistes des Sémites nomades arrivèrent, sous le mordant, incomparable de ce burin de fer, à se fixer en une religion clairement définie et déterminée. La voûte de la chapelle Sixtine est la seule traduction digne de ces pages sublimes. Michel-Ange est le seul artiste qui ait su interpréter le jéhoviste ; car il est bien son frère selon l’esprit.

Nous avons insisté, à diverses reprises, sur les croisements qui se remarquent entre l’écrit jéhoviste et les partiels les plus anciennes de la légende d’Élie[51]. C’est à croire que les deux enfants ont été portés dans le même sein et nourris du même lait. Nous pensons que l’écrivain jéhoviste fit partie de l’école d’Élie et composa son livre, vers 850, sous le règne de Jéhu.

Comment la date d’un pareil ouvrage est-elle si incertaine ? comment le nom de l’homme qui écrivit ce chef-d’œuvre est-il inconnu ? La même question se pose pour les poèmes homériques, pour presque toutes les épopées, pour les Évangiles, pour toutes les grandes œuvres sorties de la tradition populaire. La rédaction des Évangiles fut, assurément, dans l’histoire du christianisme, un fait décisif. Or, à l’époque où ces petits écrits parurent, on ne s’en aperçut pas dans le sein du christianisme. Les livres de ce genre ne sont rien pour la première génération, qui sait les traditions d’original[52]. Ils deviennent tout, le jour où la tradition directe est perdue et où les écrits sont les seuls témoins du passé. C’est ce qui fait que rarement ces sortes de rédactions sont uniques. Nous venons de voir le fonds traditionnel du Nord arriver à une forme définitive. Nous verrons bientôt comment la question des vieilles histoires se posait à Jérusalem.

 

 

 



[1] Pour nous conformer à l’usage, nous l’appellerons le jéhoviste ; c’est le document C des Allemands. Que le document jéhoviste ait été écrit dans le Nord, c’est ce qui résulte, et du caractère général du livre, et d’une foule de particularités où l’on voit des préoccupations éphraïmites bien plutôt que hiérosolymites (Reuss, la Bible, I, p. 198-199 ; contre Dillmann). Juda y est déprimé (Genèse, XXXVIII), bien qu’il ait un bon rôle dans l’histoire de Joseph (Genèse, XXXVII, 26 et suiv. ; XLIII, 3 et suiv. ; XLIV, 16 et suiv. ; XLVI, 28). Noter les efforts pour exalter Béthel. Hébron (Genèse, XIII, 18 ; XVIII, 1 ; XXXVII, 14) était, en quelque sorte, une ville commune à tout Israël. Les souvenirs de Gérare et de Beër-Seba (comparez Amos, V, 5 ; VIII, 14) étaient déjà consacrés par les Légendes patriarcales.

[2] Par exemple, Genèse, XV, 2, 3.

[3] Par exemple, Éliézer, Genèse, XXIV.

[4] Genèse, VI, 3, 5 et suiv.

[5] Genèse, XXXII, 11.

[6] Hâtons-nous d’ajouter que, dans de tels passages, la distinction du livre des Légendes et du jéhoviste, ou, comme disent les Allemands, du document B et du document G, est bien difficile à faire.

[7] Voyez les Évangiles, p. 178.180.

[8] Genèse, II, 9.

[9] Genèse, III, 5, 6, 22, (2 fois).

[10] Le texte jéhoviste de l’histoire d’Ismaël se trouve dans Genèse, XVI, 1-14, moins 3.

[11] Genèse, XXIV, à partir du verset 63.

[12] Genèse, XXV, 29 et suiv. Dans l’un des récits, il semble que Jacob exploitait l’appétit d’Ésaü revenant de la chasse, et, dans l’autre, l’état de famine où le met ce mauvais état de chasseur.

[13] Genèse, XII.

[14] Genèse, XXVI. Le chapitre XX est extrait directement de D, soit par le jéhoviste, soit plutôt par le combinateur.

[15] Genèse, XVIII, 12 et XXI, 6. Ce dernier trait, il est vrai, parait pris de B.

[16] Genèse, XXVI, 18 et suiv. Il n’est pas impossible que cet arrangement soit du combinateur, celui que les Allemands appellent R.

[17] Genèse, XII, 8, et XXVIII, 18-19.

[18] Genèse, XXV et XXVII.

[19] Voyez Heuss, la Bible, I, p. 43.

[20] Cela résulte de Genèse, II, 4.

[21] Élohim après Iahvé est une addition du combinateur.

[22] Genèse, II, 4.

[23] Nous avons montré (tome Ier) que ce mythe du paradis primitif n’est qu’une rédaction des idées babyloniennes sur le berceau de l’espèce humaine dans la région du bas Euphrate.

[24] Tardéma, sommeil mystérieux, durant lequel on est en rapport avec Dieu.

[25] Monstres conçus sur le modèle des taureaux, gardiens des portes de palais (voir au Louvre).

[26] Allusion obscure à quelque mythe assyrien.

[27] Voir les fragments de mythologie phénicienne de Philon de Byblos ou Sanchoniathon.

[28] Genèse, IV, 23, 24.

[29] La preuve en est que, dans le récit du déluge, la combinaison est binaire ; on n’y entrevoit jamais, par derrière le texte actuel, le document B, comme cela est si fréquent dans l’histoire des patriarches, dans la légende d’Ismaël par exemple.

[30] Genèse, V, 29. C’est sûrement le jéhoviste qui a inséré ces mots que Iahvé a maudite.

[31] Hénoch parait un autre Noh, arrêté dans sa formation et détaché par la légende pour un autre emploi.

[32] Genèse, XI ; Hérodote, I, 181. La légende de Babel appartient à la catégorie des contes populaires sur les monuments incompris. C’est par erreur qu’on avait d’abord cru trouver, dans l’inscription commémorative de la restauration de la tour de Borsippa, la mention de la légende de la confusion des langues.

[33] A partir de Genèse, XXVII, surtout.

[34] Genèse, XIII, 4, 18.

[35] Genèse, XXVI, 1, 13, 18.

[36] Genèse, XXXI.

[37] Genèse, XXVII et XLIV. Les bénédictions de Moïse (Deutéronome, XXXIII) faisaient aussi, à ce qu’il semble, partie du jéhoviste. L’élohiste n’avait pas de ces sortes de bénédictions. Jusqu’à quel point de tels morceaux se trouvaient-ils dans le document B, on ne saurait le dire.

[38] Le verset Exode, XV, 17, empêche, cependant, d’attribuer à une source israélite le cantique chap. XV.

[39] Exode, XXXIII, 1 et suiv., 17-23. Cf. XXXIV, 9.

[40] I Rois, XIX, 8 et suiv.

[41] Exode, XII.

[42] Livre de l’Alliance, depuis Exode, XX, 24, jusqu’au verset 19 du chapitre XXIII.

[43] Nombres, XX, 1 et suiv. (omettez 2-13).

[44] Josué, XV, 13 et suiv.

[45] Deutéronome, XXXIII. Morceau de composition israélite (notez surtout V. 7), à part certaines interpolations (versets 8 et suiv.).

[46] Un homme, une famille, une race, une langue, une vigne, dont toutes les autres viennent, une seule source pour les fleuves, etc.

[47] Genèse, XXIV, 7, 12, 14, 26, 27, 50 ; XXVI, 8, (Isaac et Rébecca). Voir les commentaires de François de Sales sur les caresses de ce chaste pair de mariés.

[48] Je pense que ce dernier verset est bien du jéhoviste ; j’admets seulement, avec M. Wellhausen, que ויכא a été corrigé en וטא.

[49] Genèse, XX, 7 ; XXVI, 10.

[50] Genèse, II et III ; V, 29 ; VIII, 21-22.

[51] Notez surtout le sacrifice de Moïse, Exode, XXIV, 4-8, comparé à celui d’Élie, I Rois, XVIII, 31 et suiv., et la vision, Exode, XXXIII, 17-23.

[52] Passage, souvent cité, de Papias.