HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE VIII. — RÈGNES D’ACHAB ET DE JOSAPHAT.

 

 

Les détails authentiques nous manquent sur la lutte entre la dynastie omride et les écoles prophétiques[1]. La légende a de beaucoup forcé les choses en ce qui concerne l’étendue des persécutions et le fanatisme de la résistance, au moins sous le règne d’Achab. Il n’est pas douteux, cependant, que les hommes de Dieu n’aient fait à Achab et à Jézabel une guerre ardente. Quand on voit un homme aussi pieux qu’Asa obligé de sévir contre les prophètes, on ne s’étonne guère que le fils d’Omri ait eu besoin de recourir à des rigueurs contre ces corporations puissantes, qui défendaient les anciennes mœurs. La royauté avait des exigences ; les prophètes les trouvaient exorbitantes et opposaient aux raisons d’État l’individualisme primitif, intraitable sur le droit personnel. Ils rendaient ainsi tout progrès impossible et forçaient l’autorité à des actes odieux. C’est la tactique ordinaire des partis cléricaux. Ils poussent à bout l’autorité civile, puis présentent les actes de fermeté qu’ils ont provoqués comme d’atroces violences. Le naïf anarchisme des Arabes ne sait pas distinguer entre les nécessités de l’État et l’égoïsme du souverain[2]. Une expropriation pour cause d’utilité publique leur paraît un vol. On prétendit qu’un certain Naboth de Jezraël, qui refusa, par amour du patrimoine héréditaire, de céder son champ pour l’agrandissement des jardins royaux, périt victime d’odieuses machinations. On raconta plus tard les menaces terribles que le prophète Élie aurait proférées, à ce sujet, contre Achab et Jézabel[3]. Naturellement, l’étrangère portait plus lourdement encore que son mari le poids de l’impopularité créée par les déclamations des prophètes de Iahvé.

Et pourtant, sans aspirer à un rôle au-dessus de ses forces, cette dynastie de Samarie avait, dans le monde syrien, une tenue très ferme et très honorable. Le pays de Moab lui paya tribut et fut strictement maintenu dans la sujétion[4]. Les Ammonites paraissent aussi lui avoir obéi[5]. Le mariage d’Achab avec Jézabel le mettait en rapport avec la famille régnante de Tyr. Le royaume de Damas avait pris, depuis un siècle, une grande importance. Damas était un centre de civilisation industrielle très brillant. Le bien-être de Damas était proverbial[6]. On disait dès lors un damas pour désigner de riches couvertures damassées[7]. Rézon, Tabrimmon, Benhadad Ier n’avaient plié qu’un moment devant David. La guerre entre Damas et Israël était presque continuelle, et la division des deux royaumes israélites favorisait singulièrement les armes damasquines. Benhadad II[8] envahit le royaume du Nord avec une des armées les plus fortes qu’on eût vues en ces parages. Il avait trente-deux rois dans son armée et une cavalerie redoutable. Benhadad marcha victorieusement. sur Samarie. Achab parlementa, accepta d’abord d’assez rudes conditions. Les prophètes s’en mêlèrent. Une vigoureuse sortie des gens de Samarie décida du sort de la première campagne.

Benhadad se retira, bien décidé à revenir et à engager la lutte, non dans les régions montagneuses comme Samarie, où sa cavalerie ne pouvait se déployer, mais dans la plaine de Jezraël. Leurs dieux sont des dieux de montagnes, lui dirent ses officiers ; c’est pour cela qu’ils nous ont vaincus. Attaquons-les dans la plaine ; sûrement nous les vaincrons. On lui donna un conseil beaucoup plus politique, en l’engageant à remplacer ses trente-six rois par autant de pahot, ou fonctionnaires sous ses ordres, c’est-à-dire à fortifier son organisation militaire, à peu près comme nous l’avons vu faire de nos jours dans l’empire allemand.

Un an après, en effet, Benhadad marcha de nouveau avec ses Araméens et prit positions dans Afeq, près de Jezraël[9], où résidait Achab. La plaine, largement ouverte en cet endroit, était favorable aux Araméens ; les Israélites furent pris de grandes hésitations. Les prophètes iahvéistes soutenaient que Iahvé était un dieu de plaine aussi bien qu’un dieu de montagnes, et poussaient à la bataille. Achab, plus prudent, traita sur la base du statu quo ante bellum. Benhadad II rendit les places que son père avait prises à Omri, et donna aux Samaritains dans Damas des quartiers francs comme les Damasquins en avaient dans Samarie. Les prophètes, ou plutôt les affiliés de cette congrégation dangereuse, furent mécontents et signifièrent au roi par divers apologues en action qu’il avait rial fait de ne pas exterminer tous les Syriens[10].

Josaphat, à Jérusalem, était dans de bien meilleurs termes avec les hommes de Dieu. Il eut en même temps le grand bon sens de vivre en paix avec le roi de Samarie. L’alliance des deux rois fut scellée par le mariage d’Athalie, fille d’Omri, avec Joram, fils de Josaphat[11]. Trois ans s’étaient écoulés depuis la deuxième campagne de Benhadad[12]. Il parait que celui-ci avait mal rempli ses promesses en ce qui concerne la restitution des villes du Galaad[13]. Josaphat vint visiter le roi d’Israël à Samarie. Ils résolurent de marcher ensemble contre Benhadad. L’objectif de la campagne fut la reprise de Ramoth-Galaad. Une communion religieuse sans réserve régnait entre les deux rois. Achab rassembla ses prophètes au nombre de quatre cents, et leur demanda s’il fallait marcher contre Ramoth-Galaad. Ils répondirent affirmativement. Josaphat eut des doutes. Alors se passa une scène étrange, dont le vivant tableau nous a été conservé[14] ; nous nous bornerons à le traduire.

N’y a-t-il pas, demanda Josaphat, d’autre prophète de Iahvé que nous puissions consulter ?Il y a bien encore quelqu’un, répondit le roi d’Israël, par qui on peut consulter Iahvé ; mais je le hais, par ce qu’il ne me prophétise jamais que du mal ; c’est Mikaïahou, fils d’Imla. Et Josaphat dit : Que le roi ne parle pas ainsi. Alors le roi d’Israël appela un eunuque et lui dit : Fais vite venir Mikaïahou fils d’Imla. Or, pendant que le roi d’Israël et le roi de Juda étaient assis chacun sur un siège, revêtus de leurs costumes, sur la place à l’entrée de la porte de Samarie, et que tous les prophètes prophétisaient devant eux, Sidkiah fils de Kenaana, qui s’était fait des cornes de fer au front, apparut et s’écria : Voici ce que dit Iahvé : Avec ceci [montrant les cornes], tu écraseras les Araméens jusqu’au dernier. Et tous les prophètes prophétisaient de même, disant : Marche contre Ramoth-Galaad et triomphe Iahvé la livrera au roi ! Cependant le messager qui était allé appeler Mikaïahou lui parla en ces termes : Voilà que les prophètes à l’unanimité ont prédit du bien au roi ; que ta parole ne soit pas en désaccord avec la leur ; prédis aussi du bien ! Mais Mikaïahou répondit : Par la vie de Iahvé ! ce que Iahvé me commandera, je le dirai.

Lorsqu’il fut venu auprès du roi, celui-ci l’apostropha : Mikaïahou ! devons-nous aller à la guerre coutre Ramoth-Galaad, ou bien devons-nous n’en rien faire ? Mikaïahou lui répondit [en reprenant ironiquement les paroles des autres prophètes] : Marche et triomphe : l’Éternel livrera tout au roi. Le roi continua : Combien de fois dois-je te supplier de ne me dire que la vérité au nom de Iahvé ? Mikaïahou [rentrant alors dans le sérieux de son rôle] dit : J’ai vu tout Israël dispersé sur les hauteurs, comme un troupeau sans berger... — Ne t’avais-je pas bien dit, reprit Achab, qu’il ne me prédirait rien de bon ? Mikaïahou ajouta [sur un ton plus haut encore] : Écoute donc la parole de Iahvé. J’ai vu Iahvé assis sur son trône et toute l’armée du ciel debout autour de lui, à droite et à gauche. Et Iahvé disait : Qui est-ce qui saura égarer Achab, de façon qu’il marche contre Ramoth-Galaad et qu’il y périsse ? Et l’un disait ceci, l’autre disait cela. Alors l’Esprit[15] sortit [des rangs], et se présenta devant Iahvé, et dit : C’est moi qui l’égarerai ! Et Iahvé lui dit : Comment cela ? Et l’Esprit répondit : Je sortirai, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes. Et Iahvé dit : Va, sors et fais ainsi ! Et maintenant, donc, Iahvé a mis un esprit de mensonge dans la bouche de tous tes prophètes que voilà ; c’est le malheur, en réalité, qu’il a décrété contre toi !

Alors Sidkiah fils de Kenaana s’approcha et frappa Mikaïahou sur la joue, en disant : Par quelle route l’Esprit de Iahvé a-t-il passé pour aller de moi à toi ? Et Mikaïahou répondit : Tu le verras bien, le jour où tu courras de chambre en chambre pour te cacher[16]. Achab ordonna de saisir Mikaïahou et de le remettre à Amon, le commandant de la ville, et à Joas, grand vizir du roi, avec cet ordre : Mettez cet homme en prison, et donnez-lui la ration de pain et d’eau qu’on donne en temps de détresse, jusqu’à ce que je revienne en bonne santé. Et Mikaïahou dit : Si jamais tu reviens en bonne santé, ce n’est pas Iahvé qui aura parlé par moi[17].

Achab et Josaphat marchèrent ensemble contre Ramoth-Galaad. Benhadad en voulait particulièrement à Achab, et ordonna à ses trente-deux chefs de char de diriger toutes leurs attaques contre lui. Achab alla au combat déguisé, ce qui faillit faire périr Josaphat, qu’on prit pour lui. Les deux rois montrèrent le plus grand courage ; mais, au plus fort de l’action, Achab fut atteint d’une flèche au défaut de la cuirasse. Il n’en resta pas moins debout dans son char[18], faisant face aux Araméens. Vers le coucher du soleil, les Israélites faiblirent, le cri :

Is el iro,

Is el arso.

Chacun à sa ville ! chacun à sa terre ! courait dans les rangs. Achab mourut dans la soirée ; le fond de son char fut trouvé plein de sang. On rapporta son corps à Samarie[19]. Il avait régné vingt-deux ans, et n’avait que quarante ans[20].

Josaphat regagna Jérusalem presque seul. Les prophètes trouvèrent moyen de prouver que l’expédition avait été entreprise malgré leur avis. Le danger de désobéir aux prophètes fut ainsi établi par une nouvelle et terrible leçon.

Achab, tant calomnié par les historiens iahvéistes, fut, en somme, un remarquable souverain, brave, intelligent, modéré, dévoué aux idées de civilisation. Il égala Salomon par l’ouverture d’esprit et la sagesse. Il le surpassa par la valeur militaire et par la justesse de ses vues générales. Il bâtit plusieurs villes, développa Samarie, embellit le palais commencé par son père, et construisit la demeure appelée Beth has-sen[21], la maison d’ivoire, à cause de la profusion qu’on y fit de cette matière précieuse, dans le travail de laquelle les Phéniciens excellaient. Jezraël prit grâce à lui de grands développements, et devint comme la seconde capitale d’Israël. La poésie paraît aussi, sous son règne, avoir jeté quelque éclat[22].

Achab eut pour successeur son fils Ahaziah ou Ochozias, qui, gouverné par sa mère Jézabel, pratiqua le même éclectisme que son père, adorant Iahvé, mais tolérant pour Baal. La malheureuse expédition d’Achab pour reprendre Ramoth-Galaad fut suivie d’un grand affaiblissement ; Moab en profita pour se délivrer entièrement de la vassalité d’Israël et pour se soustraire, en particulier, au tribut de bêtes à laine qu’il payait[23].

Moab avait alors un souverain d’une remarquable capacité, Mésa, fils de Camosgad[24], sorte de David, qui ramena Moab à ses anciennes limites en conquérant une à une toutes les villes au nord de l’Arnon, sur les Gadites[25]. Lui-même érigea dans sa ville de Daibon un monument de ses victoires qui nous a été conservé[26]. Voici la traduction de cette pièce, le plus ancien document certain que nous ayons sur l’histoire vers 875 ans[27] avant J.-C.

C’est moi qui suis Mésa, fils de Camosgad, roi de Moab, le Daibonite. Mon père a régné sur Moab trente années, et moi j’ai régné après mon père. Et j’ai fait ce bâmat pour Camos dans Qarha[28], en souvenir de ma délivrance[29] ; car il m’a sauvé de tous les agresseurs et m’a permis de regarder avec dédain tous mes ennemis.

Omri fut roi d’Israël, et opprima Moab pendant de longs jours, parce que Camos était irrité contre sa terre. Et son fils lui succéda, et il dit, lui aussi : J’opprimerai Moab en mes jours, je lui commanderai et je l’humilierai, lui et sa maison. Et Israël a été ruiné, ruiné pour toujours. Et Omri s’était emparé de la terre de Mé-deba, et il y demeura, [lui et son fils, et] son fils vécut quarante ans, et Camos l’a [fait périr] de mon temps[30].

Alors je bâtis Baal-Méon, et j’y fis des piscines, et je construisis Qiriathaïm.

Et les hommes de Gad demeuraient dans le pays d’Ataroth depuis un temps immémorial, et le roi d’Israël avait construit pour lui la ville d’Ataroth. J’attaquai la ville et je la pris, et je tuai tout le peuple de la ville, en spectacle à Camos et à Moab, et j’emportai de là l’Ariel de Davdo[31], et je le traînai à terre devant la face de Camos à Qerioth, et j’y transportai les hommes de Saron et les hommes de Idaharouth.

Et Camos me dit : Va ! prends Nébo sur Israël. Et j’allai de nuit, et je combattis contre la ville depuis le lever de l’aube jusqu’à midi, et je la pris ; et je tuai tout, savoir sept mille hommes et enfants, et des femmes libres, et des jeunes filles, et des esclaves, que je consacrai à Astar-Camos[32] ; et j’emportai de là les vases de Iahvé, et je les traînai à terre devant la face de Camos.

Et le roi d’Israël avait bâti lattas, et il y résidait lors de sa guerre contre moi. Et Camos le chassa de devant ma face : je pris de Moab deux cents hommes en tout ; je les fis monter à Iahas, et je la pris pour ajouter à Daibon.

C’est moi qui ai construit Qarha, le mur des forêts et le mur de la colline. J’ai bâti ses portes, et j’ai bâti ses tours. J’ai bâti le palais du roi, et j’ai construit les réservoirs d’eau dans l’intérieur de la ville.

Et il n’y avait pas de citerne dans l’intérieur de la ville, dans Qarha ; et je dis à tout le peuple : Faites-vous une citerne chacun dans sa maison, et j’ai creusé les conduits d’eau pour Qarha, avec des captifs d’Israël.

C’est moi qui ai construit Aroër, et qui ai fait la route de l’Arnon. C’est moi qui ai construit Beth-Bamoth, qui était détruite. C’est moi qui ai construit Bosor, qui était en ruine... Daibon... cinquante, car tout Daibon m’est soumis. Et j’ai rempli le nombre de cent avec les villes que j’ai ajoutées à la terre [de Moab].

Et c’est moi qui ai construit..... Beth-Diblathaïm et Beth-Baal-Meon, et j’ai élevé là le..... la terre. Et Horonaïm, où résidait..... Et Camos me dit : Descends et combats contre Horonaïm..... Camos, dans mes jours.....  l’année.....

Le reste de cet incomparable monument se perd dans la nuit.

Ochozias d’Israël mourut d’accident après un règne d’un an et quelques mois. II tomba par une fenêtre de son palais et languit longtemps. Il envoya, dit-on, interroger l’oracle de Baal-Zeboub, de la ville philistine d’Ékron, ce qui blessa fort le patriotisme israélite. On dirait qu’il n’y a pas en Israël de dieu à consulter ! murmurèrent les prophètes. La mort du jeune roi d’Israël fut naturellement tenue pour une vengeance de Iahvé[33]. Comme il n’avait pas de fils, il eut pour successeur son frère Joram, qui continua pendant douze ans la ligne de conduite de son père et de sa mère. Il détruisit bien un cippe de Baal (massébat hab-Baal[34]) que son père avait élevé. Mais il ne satisfit pas les puritains. L’opposition du corps prophétique contre la royauté fut de son temps plus forte que jamais.

Joram d’Israël ne manquait pourtant pas d’énergie. Sa première entreprise fut, pour arrêter la fortune toujours grandissante de Mésa, roi de Moab. Il fit pour cela alliance avec Josaphat, qui, cette fois encore, montra l’esprit le plus large. L’armée combinée des deux rois prit par le sud de la mer Morte. Ils entraînèrent avec eux le roi d’Édom, qui avait dit récemment recevoir son investiture de Josaphat[35]. Jusque-là, Édom n’avait eu qu’un simple préfet ou nissab, dépendant de Jérusalem.

Le prophète Élisée, fils de Saphat, d’Abel-Mehola, en Issachar[36], qui, dit-on, avait été le disciple d’Élie, et était considéré comme son successeur, accompagnait l’armée. S’il faut en croire les récits légendaires, mais non entièrement fabuleux[37], que nous avons à ce sujet, le prophète d’Israël, plein d’égards pour Josaphat, aurait été on ne peut plus dur pour Joram[38]. Les couleurs du récit ont été ici faussées par les préjugés d’un autre âge et par le désir d’amener un nouvel exemple de la thaumaturgie matérialiste et grossière d’Élisée. Mais on sent que l’antipathie des prophètes de Iahvé contre la maison d’Achab allait s’accentuant de plus eu plus et que Jérusalem deviendrait un jour le centre d’attraction du iahvéisme militant.

Les Moabites montrèrent beaucoup de courage pour résister à l’agression des trois rois, et se portèrent en masse aux frontières, dans les ouadis au sud de la mer Morte. Ils comptaient que la désunion se mettrait entre les alliés et que les trois rois se battraient entre eux. Il n’en fut rien. L’armée confédérée s’avança victorieuse dans l’intérieur du pays, semant des pierres sur les champs cultivés, bouchant les sources, coupant les arbres fruitiers[39]. Les coalisés arrivèrent ainsi jusqu’à Kir-Haréset ou Qir-Moab[40], capitale militaire du pays, défendue par des remparts formidables. Les frondeurs commençaient déjà à lancer des pierres dans la ville. Mésa, qui y était renfermé, vit que l’attaque était trop forte pour qu’il y pût résister. Il voulut tenter une sortie avec sept cents hommes du côté du camp des Édomites. Mais il ne put réussir. Mésa prit alors le parti désespéré qui était dans les mœurs religieuses de ces races. Un jour, on vit monter sur la muraille de Qir-Haréset une fumée vers le ciel. C’était un holocauste à Camos, et la victime n’était autre que le fils aîné de Mésa, son héritier présomptif. Les Israélites, quoique ne pratiquant pas ces sortes de sacrifices, croyaient à leur haute efficacité. Cette fumée humaine les frappa de terreur ; quelques accidents qui survinrent parmi eux furent pris pour des effets d’une colère divine[41]. Ils levèrent le siège précipitamment et retournèrent chez eux.

Josaphat alla, peu après, rejoindre ses ancêtres dans les caveaux de la Ville de David. Ce fut un bon souverain, brave et assez heureux à la guerre[42]. Renonçant à la chimère de reconquérir le royaume du Nord, il s’appliqua judicieusement à maintenir la suzeraineté de Jérusalem sur Édom et les pays du Sud. Le royaume de Jérusalem comprenait, à titre de vassalité, tout le Négeh et le Ouadi Arabah jusqu’à Asiongaber et la mer Rouge. C’est là probablement ce qui inspira l’idée de reprendre les projets de Salomon pour les navigations des mers de l’Inde. Josaphat fit préparer une flotte à Asiongaber en vue des voyages d’Ophir. Ochozias d’Israël demanda que ses gens pussent prendre place à côté de ceux de Josaphat sur ces vaisseaux ; mais Josaphat refusa[43]. L’entreprise, du reste, n’eut pas de suite ; car les vaisseaux se brisèrent à Asiongaber. On dit qu’un prophète, Éliézer fils de Dodiahou, battit des mains sur cet accident, et le présenta comme une suite de l’alliance coupable avec les rois d’Israël[44]. Ce prophète eut une idée plus juste, s’il vit que le développement de richesses qu’amènerait .un commerce lointain empêcherait ce grand enthousiasme pour le droit des pauvres qui a donné à la voix du peuple hébreu une sonorité sans égale entre les voix de tous les peuples.

Josaphat eut pour successeur son fils Joram. Pendant quatre ou cinq ans, les deux royaumes eurent ainsi des souverains portant le même nom. Joram de Juda, comme nous l’avons dit, avait épousé Athalie, fille d’Omri[45], profondément imbue des idées de sa famille, en fait de religion et de civilisation. L’influence de cette femme altière et ambitieuse fit abandonner à Joram la ligne de conduite qu’avaient suivie son père et son grand-père. Il régna à Jérusalem selon les maximes d’Achab, que continuait à Samarie son homonyme, Joram d’Israël. De son temps, les Édomites secouèrent le joug de Juda et se donnèrent un roi[46]. La campagne de Joram contre eux fut malheureuse. Cerné par l’ennemi, il réussit à s’échapper de nuit ; mais Édom avait reconquis son indépendante, que les rois de Juda ne réussirent plus à lui enlever[47]. La ville chananéenne de Libna, près du pays des Philistins, fut du même coup perdue pour Juda. Il y eut enfin sous ce règne des invasions de Philistins et d’Arabes, dont l’importance parait avoir été exagérée[48].

Joram de Juda régna peu d’années et laissa le trône de Jérusalem à son fils Ochozias, âgé de vingt-deux ans. Ce règne fut plus court encore que celui de Joram. Athalie paraît avoir dirigé les affaires. Ochozias de Juda s’allia à Joram d’Israël contre Hazaël, roi de Damas. La reprise de Ramoth-Galaad était toujours le but de ces expéditions, inspirées par un désir de revanche, généreux mais peu éclairé. La dynastie de Damas avait l’avantage de régner sur un pays bien plus riche que la Palestine et qui n’était pas travaillé par le fanatisme religieux. La région orientale du territoire de Manassé comprenait des cantons que les souverains de Damas ont toujours possédés. Benhadad II avait été remplacé par son premier ministre Hazaël, suspect de l’avoir étouffé sous une couverture mouillée[49]. Ce Hazaël paraît avoir été un homme de grande capacité. Il fut sans cesse en guerre avec Israël[50]. L’expédition des deux rois israélites contre Ramoth-Galaad ne fut pas heureuse. Joram d’Israël fut blessé et retourna se faire soigner à Jezraël. Ochozias de Juda vint l’y visiter. Le camp devant Ramoth-Galaad se trouva ainsi momentanément presque abandonné. Cette imprudence eut les conséquences les plus graves ; il en résulta une révolution, qui changea de fond en comble la situation du royaume d’Israël.

 

 

 



[1] Les agadas prophétiques insérés dans les livres des Rois sont empreints d’une énorme exagération. Il est remarquable, cependant, que Michée (VI, 16), vers 725, présente les Omrides comme les fondateurs de l’idolâtrie en Israël. L’opinion était donc faite à cet égard avant la destruction du royaume de Samarie.

[2] Se rappeler le discours de Samuel contre la royauté.

[3] I Rois, XXI. Ce chapitre n’appartient pas à l’agada prophétique. Il a une certaine précision historique (v. 22 ; comparez I Rois, XIV, 7 ; XVI, 4).

[4] II Rois, III, 18. Inscription de Mésa, lignes 8-9. Voyez Journ. des sav., mars 1887.

[5] Duncker, Gesell. des Alt., p. 186.

[6] II Rois, VIII, 9.

[7] Amos, III, 12.

[8] Son vrai nom peut avoir été Hadadézer (Schrader, p. 201), par la loi d’atavisme des noms propres.

[9] On doute de l’identité des deux Aphek, I Samuel, XXIX, 1, et I Rois, XX, 23, 30. La circonstance alléguée par les prophètes porte à croire que l’Aphek ici en question était dans la plaine de Jezraël. C’était l’endroit ordinaire des rencontres entre les Israélites et les Damasquins. II Rois, XIII, 17.

[10] I Rois, XX, 35-43, ancien.

[11] II Rois, VIII, 18, 6 ; II Chron., XXII, 2.

[12] I Rois, XXII, ancien. Josaphat et Achab y professent la même religion ; Achab y est assez bien avec les prophètes de Iahvé ; Élie ne figure pas. Notez le הוהי שרד comme aux temps anciens. On peut voir dans ce chapitre un extrait de la Vie de Josaphat par Jéhu fils de Hanani, II Chron., XX, 34.

[13] C’est ici, d’après M. Schrader et la plupart des assyriologues, qu’il faudrait placer la bataille de Karkar, livrée, en l’an 854, selon la chronologie assyrienne, par Salmanasar II, à une ligue de rois de Syrie, parmi lesquels figureraient Benhadad et Achab (Schrader, Keilinschr. und Gesch., p. 356 et suiv., Keilinschr. und das A. T., p. 193 et suiv.). Je pense, comme M. Wellhausen, qu’il est très difficile d’admettre une alliance de Benhadad et du roi d’Israël à cette date. La Palestine n’a connu l’Assyrie conquérante que cent ans plus tard. En outre, il n’est pas possible qu’un fait aussi important que l’expédition de Salmanasar II n’eût pas laissé de traces dans les annales d’Israël, tout écourtées qu’elles sont. Ces listes assyriennes peuvent, comme les listes égyptiennes des campagnes de Syrie, être des bulletins mensongers, composés a priori, où l’on prenait d’office les noms de villes pour en faire des vaincus. Remarquez que les plus anciens prophètes ne parlent jamais d’Assur ; or, dès qu’Assur apparaît dans les affaires de Syrie, on en sent le contrecoup chez les prophètes. Rien de plus facile que de classer les prophètes en antérieurs ou postérieurs à l’entrée en scène des Assyriens (vers 750 avant J.-C.).

[14] I Rois, XXII, 7 et suiv.

[15] L’Esprit [saint], source de l’inspiration des prophètes.

[16] Le document primitif contenait sans doute l’anecdote répondant à cette prophétie.

[17] La fin du verset 28 dans l’hébreu a été ajoutée pour rattacher ici Michée, 1, 2, et identifier les deux prophètes de ce nom.

[18] Se figurer cette manière héroïque d’aller en char au combat sur le modèle que les poèmes homériques et l’archéologie grecque nous ont rendu familier.

[19] Ce qui suit, v. 38, a été ajouté pour montrer tant bien que mal l’accomplissement de la prophétie d’Élie.

[20] Inscription de Mésa, ligne 8.

[21] I Rois, XXII, 39. On doute si la maison d’ivoire était à Samarie ou à Jezraël. Cf. Amos, III, 15 ; Ps. XLV, 9 ; Cant., VII, 5. Comparez Odyssée, IV, 72.

[22] Psaume XLV.

[23] II Rois, I, 1 ; III, 4 ; Mésa, ligne 8.

[24] Le premier composant de ce nom est seul certain.

[25] Inscription de Mésa. Les Rubénites s’étaient presque fondus avec les Moabites, à cette époque.

[26] La date de l’inscription de Mésa parait tomber entre la mort d’Achab (897, chronologie reçue) et la campagne de Joram d’Israël et de Josaphat (vers 895, chronologie reçue). Il est probable  qu’elle est du règne d’Ochozias d’Israël. Inutile de rappeler que la chronologie reçue parait avoir besoin, pour cette époque, d’une assez forte correction.

[27] Clermont-Ganneau, La stèle de Dhiban (Paris, 1870). Voir Catal. des monum. de la Palest. au musée du Louvre (Paris, 1876). La dernière édition est celle de MM. Smend et Socin (Fribourg eb Brisgau, 1886). Dans un article du Journal des savants, mars 1887, on a rectifié plusieurs des prétendues corrections de ces deux savants.

[28] Citadelle de Daibon.

[29] Jeu de mots : Mésa veut dire délivrance.

[30] Il s’agit ici de la bataille de Ramoth-Galaad.

[31] Énigme. Comparez II Samuel, XXIII, 20.

[32] En vue de l’hiérodulie ou prostitution sacrée.

[33] II Rois, I. Plus tard, on mêla Élie à ces événements, par une suture maladroite.

[34] Comparez les לעככלט בענ des Phéniciens. Corpus inscr. semit., 1re part., 8, 123, 123 bis, 147, 191, 195, 380 ; Journ. asiat., août-sept. 1870, p. 253-270 (Berger).

[35] Comparez I Rois, XXII, 48, à II Rois, III.

[36] Abel-M hola, du côté de Beth-San, est presque vis-à-vis du Crith, et dans la région où s’exerça l’activité d’Élie.

[37] II Rois, III.

[38] La façon dédaigneuse dont il renvoie Joram aux prophètes de son père et de sa mère ne saurait être vraie. Les prophètes d’Achab étaient bien des prophètes de Iahvé. I Rois, XX, 13 ; XXII, 5 et suiv. Notre récit est d’un temps où l’on s’imaginait Achab et Jézabel comme fanatiquement voués au culte de Baal.

[39] Comparez Deutéronome, XX, 19-20.

[40] Aujourd’hui Kérak.

[41] L’embarras du narrateur est sensible.

[42] I Rois, XXII, 46. Le chapitre II Chron., XVII, est mêlé de vrai et de faux. L’invasion ammonite, moabite, séirite, racontée II Chron., XX, est douteuse.

[43] On lit tout le contraire dans II Chron., XX, 35 et suiv.

[44] II Chron., XX, 37.

[45] Athalie est dite, II Rois, VIII, 18, fille d’Achab, et, VIII, 26, fille d’Omri. Ce second passage est le locus classicus, celui qui compte. Cf. II Chron., XXII, 2. Athalie avait de quarante à quarante-deux ans quand elle fit son coup d’État en 884, selon la chronologie reçue (cela résulte de II Rois, VIII, 26). Elle naquit donc de 926 A 924. A cette date, Omri n’était encore que roi partiel d’Israël. L’inscription de Mésa parait dire qu’Achab avait quarante ans quand il mourut [en 897] ; il naquit donc en 937. Il n’a donc pas pu être le père d’Athalie. Dans aucun cas, celle-ci n’a pu dire fille d’Izébel, puisque Achab épousa Izébel après son avènement au trône (I Rois, XVI, 31), en 918. Il est bien plus probable qu’Athalie fut fille d’Omri. C’est ce qui explique son ascendant et même son mariage. En toute hypothèse, en effet (les chiffres du texte reçu acceptés), Athalie était plus âgée que Joram de Juda de quatre ou cinq ans (II Rois, VIII, 17). Peut-être le chiffre 32, donné pour l’âge de Joram de Juda quand il parvint au trône, est-il trop faible.

[46] II Rois, VIII, 20.

[47] Joël, IV, 19 ; Amos, I, 11, 12.

[48] II Chron., XXI, 16-17.

[49] II Rois, VIII, 7-15.

[50] Ces guerres araméennes tiennent une grande place dans la légende d’Élisée’, agada qui n’a aucune valeur historique, mais qui montre bien l’importance desdites guerres durant la première moitié du IXe siècle.