HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — LES DEUX ROYAUMES

CHAPITRE VI. — PRÉPONDÉRANCE DU RÔLE DES PROPHÈTES EN ISRAEL. - PROGRÈS DU MONOTHÉISME. - MOSAÏSME.

 

 

Plus que jamais les prophètes, prédicateurs de ces grands dogmes réactionnaires, devenaient les interprètes des vrais sentiments de la nation. Une triple haie de préjugés religieux, moraux, sociaux, éloignait Israël de tout ce que les autres peuples regardaient comme le progrès. Son idéal était en arrière, dans une vie qu’il considérait comme seule digne de l’homme libre, vie pastorale ou agricole, sans grandes villes, sans armée régulière, sans pouvoir central, sans cour ni aristocratie princière, sans luxe ni commerce, avec un culte simple, sans temple ni autel bâti, sans sacerdoce formant caste ; à la base de tout cela, une philosophie d’une clarté enfantine et une théologie tout à fait contradictoire. Le premier fond et le plus vrai de cette théologie avait été l’idée vague de forces multiples (les élohim), agissant parfois comme un être unique (El ou Elohim), et produisant tous les phénomènes de l’ordre physique et de l’ordre moral. Élohim fait du bien à l’homme qui lui plaît, du mal à l’homme qui lui déplaît, le plus souvent se réglant dans ses sympathies et ses antipathies par des considérations de mérite et de démérite, mais souvent aussi ne donnant aucune raison de son choix. Ce déisme inconscient avait été oblitéré, à une époque ancienne, par le culte d’un dieu particulier, nommé Iahvé, qui était devenu le dieu national d’Israël. Ce dieu particulier était nécessairement un grand égoïste. Il avait des préférences personnelles difficiles à expliquer[1]. Il y a tel qu’il connaît par son nom, tel qu’il ignore[2]. L’essentiel était d’être dans ses lionnes grâces, et souvent il réservait ses faveurs à des scélérats dévoués à son culte. J’accorde des faveurs à qui je veux, et j’aime qui je veux[3]. Pour faire réussir son peuple d’Israël, il commettait et conseillait d’horribles barbaries, il perdait des nations entières, il endurcissait les cœurs[4]. Il avait un tel goût pour la terre palestinienne, qu’on se figurait qu’en transportant de cette terre au loin, on pouvait lui offrir des sacrifices aussi agréables que dans le pays même d’Israël[5].

Malgré ces grosses imperfections, inhérentes à sa qualité de dieu national, Iahvé prenait forcément tous les contours de la conscience ethnique qui l’avait adopté ; or le trait essentiel de cette conscience ethnique était l’élohisme, le goût pour `des dieux censés justes, gouvernant le monde en honnêtes gens. Iahvé, qui avait commencé par être un assez méchant dieu, s’était ainsi amélioré avec les siècles. Comme le primitif El-Élion ou Élohim, il en était venu à aimer le bien et à haïr le mal. Le dieu protecteur national devient facilement le Dieu unique ; car il est messéant d’avoir plusieurs protecteurs, et l’adulation, inhérente au culte de dulie, ne sait pas s’arrêter. Quand on a proclamé que le dieu national est le seul vrai Dieu, que les autres dieux ne sont rien à côté de lui, on est bien près de proclamer qu’il est l’El suprême, qui a fait le ciel et la terre. En réalité, ni en Juda, ni en Israël, on ne faisait plus grande différence entre Iahvé et Élohim. Les deux mots étaient devenus absolument synonymes. On rapportait, en général, la révélation du nom de Iahvé à Moïse ; plusieurs voulaient, cependant, que l’emploi de ce mot comme terme d’adoration fût antérieur au déluge et remontât aux origines de l’humanité[6]. Un très solide monothéisme se constituait ainsi. Non seulement les Élohim se fondaient irrévocablement en un seul être ; mais tous ces Élohim, massés et conglutinés ensemble, avaient un nom propre, Iahvé. Élohim était traité comme un singulier[7] ; on disait : Élohim bara..., comme on disait Iahvé bara... A supposer que, à une époque plus ancienne, le mot Élohim ou ha-Élohim eût été construit avec le pluriel[8], les textes écrits n’en pouvaient offrir la trace, puisque la distinction du singulier bara et du pluriel bareou n’avait pas lieu ; dans l’ancienne orthographe, où aucune voyelle ne s’écrivait.

On s’affermissait ainsi dans l’idée que les événements du monde n’ont qu’une seule cause, la volonté d’un être unique qui se mêle de tout, si bien que tout ce qui arrive est exécuté par lui, voulu par lui. Cela est faux assurément. On n’a jamais constaté qu’un être supérieur intervienne dans le mécanisme de l’univers. Mais cette idée d’une providence permanente avait une efficacité morale que ne pouvaient avoir les volontés capricieuses des dieux du paganisme. Et puis la superstition avait infiniment moins de marge avec ce monarque absolu qu’avec d’innombrables petits dieux. Plus tard, c’est par les saints, qui sont des petits dieux à leur manière, que la superstition réussit à se réintroduire dans la religion.

L’Être supérieur, parfaitement unifié, portait dans le gouvernement du inonde une unité de plan dont les anciens élohim, n’étaient guère capables. L’Histoire sainte prenait, dans les deux parties de la famille de Jacob, une suite, une fermeté extraordinaire. La création du monde en devenait le préambule obligé ; la vocation d’Abraham se dessinait avec une précision absolue. Plusieurs préceptes se rattachaient à cet événement capital. Mais ce qui grandissait le plus, c’était Moïse et la légende du Sinaï. Cet épisode devenait la pierre angulaire de la religion. Déjà on s’habituait à rapporter à Moïse toutes les lois fondamentales, toutes les prescriptions religieuses, tous les rêves théocratiques qu’enfantait le génie national. Le monothéisme, définitivement fondé, engendrait la Thora. Sans être régulièrement écrits, les récits se fixaient en longues laisses orales, permettant à l’imagination créatrice un jeu encore très libre, et offrant de larges pages blanches au goût que les sages d’Israël eurent toujours pour les utopies, pour les codes censés révélés.

Quand il voulait se mettre en rapport avec son peuple, Iahvé se servait surtout du ministère des nabis. L’essence de Iahvé fut toujours d’être un dieu qui rend des oracles. Chercher Iahvé, avoir recours à Iahvé, était ce qui caractérisait le croyant iahvéiste. Dans les temps anciens, la consultation se faisait par l’énigmatique machine qui répondait urim et tummim. L’urim et tummim avait à peu près disparu depuis Salomon. La croyance aux songes révélateurs s’était affaiblie. Le prophète avait ainsi remplacé presque toutes les antiques façons de tirer les sorts.

C’est ici l’originalité propre d’Israël. Les peuples voisins d’Israël et liés avec lui par la plus évidente fraternité, Édom, Ammon, Moab, eurent certainement des littératures, et il est probable que, vers le temps de David et de Mésa, l’observateur le plus attentif n’eût pas remarqué en Israël une appréciable supériorité du génie. L’inscription de Mésa est, à cet égard, un monument décisif. Mésa et David, quoique séparés par un intervalle de plus d’un siècle, ont absolument les mêmes limites intellectuelles, les mêmes idées religieuses, les mêmes tours de langage et d’imagination. Les cantiques, les proverbes, les récits de Moab et d’Édom devaient, vers 900 ans avant Jésus-Christ, peu différer de ceux d’Israël. Le caractère propre d’Israël commence avec les prophètes. Les Édomites, les Moabites, les Ammonites, eurent stimulent des nabis sorciers, comme furent les premiers nabis d’Israël[9]. Mais ce germe fut chez eux infécond. Une littérature, une religion, une révolution radicale ne sortirent pas de ces nabis non israélites. En Israël, au contraire, les nabis prirent de bonne heure une haute influence morale. La lutte s’établit entre eux et les rois ; nous verrons qu’ils l’emportèrent. C’est par le prophétisme qu’Israël occupe une place à part dans l’histoire du monde. La création de la religion pure a été l’œuvre, non pas des prêtres, mais de libres inspirés. Les cohanim de Jérusalem, de Babel, n’ont été en rien supérieurs à ceux du reste du monde ; souvent même l’œuvre essentielle d’Israël a été retardée, contrariée par eux.

Ce développement extraordinaire du prophétisme, qui est comme le tronc de l’histoire religieuse de l’humanité, eut lieu surtout dans le royaume de Samarie, sous cette dynastie d’Achab, qui, en cherchant à faire dévier Israël du côté de la civilisation profane, ne fit qu’exalter son idéalisme. L’absence de temple et de dynastie légitime donnait carte blanche à l’inspiration individuelle. A Jérusalem, le trône de David était environné d’un tel prestige, que la conscience religieuse de la nation en était éblouie ; à peu près comme le souvenir de saint Louis, surtout depuis sa canonisation, donna à la maison de France une force extraordinaire contre le sacerdoce. Le rôle religieux de David grandissait chaque jour. Ses descendants pouvaient prendre contre les hommes de Dieu des mesures qui, en Israël, eussent été taxées d’impiété. On permet au roi légitime contre le clergé des répressions où échouent les républicains et les libéraux.

La dynastie de Samarie, n’ayant pas de caractère religieux, fut toujours minée par les envoyés de Dieu. On semblait revenir aux derniers temps des juges, avant que la royauté eût en partie accaparé, en partie éteint le don de l’inspiration libre. Les phénomènes caractéristiques du prophétisme qui perdit Saül et que David fit taire, ces phénomènes, dis-je, reparaissaient avec plus de force que jamais. Les écoles de prophètes, sortes de collèges où le fanatisme s’exaltait par l’adjonction à quelques zélateurs sincères de foules grossières et passionnées, couvraient toute la région du Carmel de leurs essaims fougueux. C’est là un des vices endémiques des pays sémitiques ou sémitisés. Le grand obstacle à la civilisation française en Algérie est aujourd’hui celui même que rencontra la maison d’Achab, ces Khouan, si analogues aux écoles de prophètes, ces troupes de marabouts errants, demandant à la mendicité religieuse l’exemption de ce que ces pays abhorrent, le travail régulier. Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que la paresse était un des facteurs essentiels de ce goût obstiné pour l’ancienne vie et de cette opposition aux mœurs tyriennes. On tenait à maintenir la sainteté d’un ordre social où l’homme était considéré comme ennobli par la faculté de ne rien faire.

En résumé, deux choses constituaient l’essence du prophétisme du Nord à cette époque reculée : d’abord, le goût décidé pour la vie patriarcale, l’antipathie pour la richesse et la civilisation ; puis un iahvéisme ardent, une théocratie absolue, une proclamation frénétique de ce principe que l’homme n’a qu’un seul maître, qui est Dieu. Ces doctrines, nous le répétons, auraient pu difficilement se produire à Jérusalem, où le roi davidique tenait en respect les manifestations trop hardies de l’enthousiasme individuel .Tout était possible, au contraire, dans le Nord, qui n’avait pas de dynastie sainte. Des chefs militaires, faiseurs de coups d’État et de conspirations de palais, laissaient le champ libre aux hommes de Dieu. Sous Jéroboam Ier, qui était imbu d’une forte antipathie contre les idées de Salomon, et dont le pouvoir ne fut jamais une royauté bien dessinée, l’opposition des prophètes ne fut pas très sensible. Il n’en fut plus de même depuis qu’Omri eût créé à Samarie le centre d’un pouvoir fort, organisé militairement. Achab et Izébel firent déborder la haine. Leur luxe, leurs habitudes païennes, leur hésitation entre Baal et Iahvé, provoquèrent dans le royaume d’Israël un mouvement de réaction qui emporta la dynastie, et avec elle tout espoir de long avenir.

 

 

 



[1] Exode, XXXIII, 19 et suiv.

[2] Exode, XXXIII, 12, 17.

[3] Exode, XXXIII, 19.

[4] Exode, IV, 21-23.

[5] II Rois, V, 17.

[6] Genèse, IV, 26.

[7] Autre exemple de Elim employé comme singulier en phénicien, dans la nouvelle inscription du Pirée (Revue archéol., janv. 1888, p. 7).

[8] Voyez notamment Genèse, XVIII, XIX, où une idée monothéiste a recouvert, plus tard, la pluralité des élohim. Le pluriel a persisté dans Genèse, XX, 13.

[9] Se rappeler l’épisode de Balaam.