HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME DEUXIÈME

LIVRE III. — LE ROYAUME UNIQUE

CHAPITRE XI. — CONSTRUCTIONS À JÉRUSALEM.

 

 

Les édifices de Jérusalem furent l’œuvre de Salomon la plus admirée, celle qui frappa le plus les contemporains et la postérité. Les constructions de David s’étaient bornées à peu de chose ; grâce aux richesses et à l’activité de sou successeur, Jérusalem put rivaliser avec les villes égyptiennes et les villes phéniciennes les plus brillantes. Rien de très original ne caractérisa cette éclosion d’art. L’Égypte donna les modèles ; Tyr fournit les tailleurs de pierre, les architectes, les ornemanistes, les fondeurs de bronze. Mais l’époque était bonne. Un style, sévère dans les ensembles, très élégant dans les détails, s’était formé en Phénicie, sous l’influence de l’art égyptien. Des murs lisses, très soignés, en formaient l’âme. Des revêtements de bois sculpté et doré, d’innombrables appliques d’airain, une vigoureuse polychromie, de riches tentures, donnaient à ces constructions infiniment de grâce et de vie[1].

Le sous-sol de Jérusalem fournissait des pierres excellentes, le maléki, calcaire dur, encore si estimé aujourd’hui[2]. Mais le bois de construction que produisait la Judée était médiocre. Un traité de commerce fut conclu entre Hiram et Salomon. Les espèces métalliques étaient rares, et l’échange direct dominait encore. Il fut convenu que Salomon fournirait à Hiram des denrées brutes (froment et huile) pour l’entretien de sa maison, et qu’en retour, Hiram fournirait à Salomon tous les bois de cèdre et de sapin dont il pourrait avoir besoin. Le Liban était couvert alors de ces arbres résineux, dont l’arrivée d’une population plus dense l’a dépouillé depuis quelques siècles[3]. C’étaient de beaucoup les plus beaux matériaux de construction qu’il y eût au monde. Les Sidoniens[4] savaient admirablement les couper, amener les troncs à la mer et, là, en composer des radeaux, qu’on dirigeait ensuite où l’on voulait. Le travail se fit pour Jérusalem sur une grande échelle. Salomon payait le salaire des ouvriers phéniciens, et envoyait pour les seconder des escouades d’Israélites, qu’on formait à ce genre de besogne. Les radeaux était conduits à un point de la côte voisine de Jérusalem, à Jaffa par exemple. Là, les Phéniciens déliaient le radeau, et les gens de Salomon faisaient emporter les troncs.

Tout cela constituait pour Israël de très lourdes corvées, dont le légendaire Adoniram a porté la responsabilité historique. A vrai dire, le poids de la main-d’œuvre devait tomber principalement sur les populations chananéennes. Les équipes étaient organisées de façon que les hommes pussent passer, à tour de rôle, un mois dans le Liban et deux mois chez eux. Les transports se faisaient à force de bras[5]. Des surveillants armés de bâtons activaient la force nerveuse des malheureux attelés à ce travail[6].

Pendant ce temps, les tailleurs de pierre perforaient le sous-sol de Jérusalem et des environs[7]. La pierre de Judée, comme en général celle de Syrie, prête à l’extraction de blocs de plusieurs mètres[8]. On se servait de ces parallélépipèdes énormes pour les soubassements et les fondements des édifices. Ils se tiraient principalement des carrières qui se voient aujourd’hui sous Jérusalem, mais qui alors étaient hors ville. Les Phéniciens sciaient la pierre avec un art surprenant[9]. Les gens de Gébel en particulier avaient une réputation pour la taille de ces sortes de blocs, bien équarris et biseautés sur les angles[10]. Des Giblites, à ce qu’il semble, dirigeaient l’œuvre dans les carrières de Jérusalem.

Sous leurs ordres, travaillaient des Israélites et des Tyriens. L’élément phénicien dominait ; ces gens parlaient et écrivaient entre eux le phénicien. Ils paraissent avoir demeuré sur l’emplacement actuel du village de Siloam[11].

La première construction ordonnée par Salomon fut le palais de la fille de Pharaon. Il semble que le roi était pressé d’offrir à cette princesse une demeure moins indigne d’elle. Puis il reprit les murs du millo, que David avait laissés inachevés. Il donna aussi à la ville une enceinte continue, moyen de défense qui lui avait manqué jusque-là.

La ville, qui, avant le choix de David, était bornée au sommet de la colline orientale, s’étendit rapidement vers l’Ouest, remplit l’intervalle des deux collines, et couvrit l’autre mamelon, qui était plus large. Le mur offrait, au Nord, une ligne à peu près droite allant du temple à la porte d’Angle, qui répondait à peu près à la porte actuelle de Jaffa. L’angle était sûrement marqué par quelque gros ouvrage, qu’a remplacé plus tard l’imposante tour nommée aujourd’hui el-Kalaa. Le mur se dirigeait ensuite vers le Sud, longeant la naissance des pentes, jusqu’à l’extrémité de la colline occidentale, qu’il contournait. Le mur descendait alors et allait rejoindre les dernières pentes de la Ville de David, vers les tombeaux de la famille royale. Cela faisait, comme étendue, à peu près la moitié de la ville actuelle ; mais l’aire de la ville ancienne ne coïncidait pas avec l’aire de la ville moderne ; car le mur embrassait, au Sud, des parties que l’enceinte du moyen âge a laissées en dehors. Un tel périmètre devait pouvoir contenir une population d’environ dix mille habitants.

En même temps que se poursuivaient ces grands travaux publics, le roi faisait rebâtir entièrement la maison forte, mais petite, qui avait suffi à la royauté naissante de David[12]. Les constructions durèrent treize ans, dit-on. Certains palais de Karnak, de Louqsor, surtout de Médinet-Abou[13], peuvent encore donner quelque idée du palais de Salomon.

D’abord il y avait ce qu’on appelait oulam haammoudim, la salle des colonnes sorte de galerie à piliers avec un perron[14]. Cette salle servait de propylées à l’oulam hak-kissé, salle du trône, où le roi rendait la justice et donnait ses audiences solennelles. Cette dernière salle était lambrissée de cèdre ouvragé, depuis le plancher jusqu’au plafond[15].

Le trône, posé sur une estrade de six marches, passait pour une merveille. Il était revêtu d’ivoire, incrusté d’or et surmonté par derrière d’une sorte de niche ronde. Les bras posaient sur des lions. Douze autres lions étaient rangés sur les marches, six de chaque côté. Le buffet du roi n’excitait pas moins d’admiration. Toute la vaisselle était d’or pur. Rien n’était d’argent ; l’argent n’était compté pour rien du temps de Salomon[16].

Voilà la partie en quelque sorte publique, ouverte à tous. Puis venait, dans une autre cour, l’habitation du roi, décorée comme la salle du trône ; puis le palais de la reine, fille de Pharaon, analogue aux salles précédentes ; puis le harem, dont le narrateur, selon l’usage de l’Orient, ne fait aucune mention. Le palais de Salomon était entouré, comme le temple, d’une enceinte formée au moyen de trois rangées de pierres de taille, surmontées de poutrelles de cèdre, qui formaient probablement une espèce d’auvent.

Outre ce grand ensemble de bâtiments, rattachés les uns aux autres, il y avait ce qu’on appelait la forêt du Liban. Le rez-de-chaussée de ce singulier édifice présentait, en effet, l’aspect d’une forêt. Qu’on se figure une cour rectangulaire comme la grande construction d’Hébron[17], en pierres colossales, avec une seule porte, presque sans fenêtres. Quatre rangs de colonnes de cèdre, dressées parallèlement au mur, dessinaient de chaque côté quatre allées. Ce promenoir, recouvert d’un plancher, servait de support à trois étages de chambres, qui montaient le long du mur. Il V avait quinze chambres à chaque étage, en tout quarante-cinq. Les fenêtres étaient encadrées de linteaux de cèdre. De telles constructions devaient rappeler beaucoup les maisons d’Asie-Mineure, construites en bois entrelacés, avec un gros mur pour appui.

La forêt du Liban était un arsenal[18]. On y conservait deux cents grands boucliers[19] et trois cents petits boucliers dorés[20], armes de parade destinées aux gardes, qu’on ne leur livrait que les jours où ils devaient en faire usage[21].

Rien, dans notre art moderne, ne saurait donner une idée du style de ces constructions bizarres, présentant le contraste des masses les plus lourdes et des accessoires les plus légers, sortes d’appentis, parfois à plusieurs étages, accolés à des murs colossaux[22]. Les bois de premier ordre que Jérusalem tirait du Liban donnèrent à ces constructions un caractère que ne connurent ni l’Égypte ni la Grèce. Un seul bloc de pierre formait toute l’épaisseur du mur ; aussi le bloc était-il layé sur toutes ses faces, avec un soin extrême. Il n’y avait pas de parties négligées. Les bases étaient en pierres de huit ou dix coudées ; les assises supérieures en pierres plus petites, à refend, toutes égales, rangées selon le mode que les Grecs appelaient isodome. Un type parfait de ce genre de bâtisse est la grande enceinte d’Hébron, qui n’est peut-être que l’armature extérieure d’un palais[23], analogue à celui que, du temps de Salomon, on appelait la forêt du Liban.

Outre ses grandes constructions de Jérusalem, Salomon paraît s’être fait bâtir des maisons de plaisance dans le Liban[24], peut-être dans la vallée du Jourdain supérieur, du côte de Hasbeya. C’est ce qu’on appelait les Délices de Salomon. La vie humaine, la vie sémitique du moins, avait été jusque-là si austère, que ce fait d’un homme ne se refusant aucun caprice[25] parut quelque chose d’étrange, de nouveau, presque d’impie. On se figura comme un âge d’or matérialiste, d’éclat trompeur, ce temps où l’argent fut à Jérusalem aussi commun que les pierres, où les cèdres y furent aussi nombreux que les sycomores de la plaine. On accumula comme en un rêve tout ce que le luxe enfantin comporte et aime : or, pierres précieuses, parfums, vases ciselés, chevaux, chars, riches vêtements. Une légende naquit, pleine à la fois de colères et de regrets, sur ces quarante ans de vie profane, où, laissant dormir sa vocation religieuse, Israël trouva qu’il est bon de jouir.

Le charmant épisode — probablement légendaire — de la reine de Saba servit de cadre à cette première édition des Mille et une Nuits. L’homme, devenu vieux, aime à se reporter vers un état d’imagination où nulle philosophie n’est encore venue troubler ses goûts d’adolescent. Un roi, en même temps sage et voluptueux, un mondain favorisé des révélations célestes, une reine qui vient des extrémités du monde pour voir sa sagesse et lui dire tout ce qu’elle a sur le cœur, un sérail hyperbolique à côté du premier temple élevé à l’Éternel, tel a été, avec le Cantique des cantiques, le divertissement et la part du sourire, dans ce grand opéra sombre qu’a créé le génie hébreu. Il y a des heures, dans la vie la plus religieuse, où l’on fait une halte au bord de la route, et où l’on oublie les devoirs austères, pour s’amuser un moment, comme les femmes du sérail de Salomon, avec les perles et les perroquets d’Ophir.

 

 

 



[1] Mission de Phénicie, concl.

[2] Grandes cavernes sous Jérusalem. De Vogüé, le Temple de Jérusalem, p. 4 et suiv.

[3] Mission de Phénicie, p. 219 et suiv.

[4] Sidonim était encore le nom générique pour désigner les Phéniciens.

[5] I Rois, V, 29.

[6] Comparez les bas-reliefs assyriens.

[7] I Rois, V, 29. Le mot רה désigne la montagne de Judée, on plutôt d’une façon générale le haut pays, opposé à la plaine et aux bords de la nier. Ce n’est pas, en tout cas, le Liban. La pierre de Jérusalem vaut mieux que celle du Liban, et, d’ailleurs, on ne trouve pas, parmi les débris de la vieille Jérusalem, de matériaux étrangers au sol même du pays.

[8] Le grand bloc de Baalbek a plus de vingt-trois mètres de long. Comparez Joseph., Ant., XV, XI, 3.

[9] Mission de Phénicie, index, p. 881.

[10] Mission de Phénicie, p.170. Lire attentivement I Rois, V, 32 (le passage prête à bien des doutes).

[11] Les nombres d’ouvriers donnés I Rois, V, 30, et IX, 23, paraissent fort exagérés.

[12] I Rois, VII, 1 et suiv. On croit que l’angle sud-est du haram actuel marquait un des angles du palais de Salomon.

[13] Description de l’Égypte, Antiq., II, pl. 2 ; III, pl. 1-5, 16-26.

[14] I Rois, VII, 6.

[15] I Rois, VII, 7.

[16] I Rois, X, 21.

[17] Mission de Phénicie, pl. XL. Rien de plus commun en Phénicie que des murs d’appui, formés le plus souvent de la roche verticale, avec des trous pour les poutres, qui s’amorçaient autrefois à une devanture légère. Le rectangle d’Hébron servit peut-être aussi, dans à principe, à épauler des appentis intérieurs.

[18] I Rois, X, 10, 17, 21 ; Isaïe, XXII, 8. C’est, si l’on veut, la Tour de David du Cantique, IV, 4.

[19] Sinna, boucliers rectangulaires, couvrant tout le corps.

[20] Magen, boucliers ronds ou ovales.

[21] I Rois, XIV, 26 et suiv.

[22] Mission de Phénicie, p. 822 et suiv.

[23] L’idée d’y voir une enceinte, entourant les tombeaux des patriarches, put venir plus tard, quand les constructions légères eurent disparu.

[24] I Rois, IX, 19 ; Cantique, VII, 5.

[25] Ecclésiaste, ch. II.