HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE XV. — RÈGNE DE SAÜL.

 

 

Saül parait avoir régné une vingtaine d’années sur Israël. Sa femme légitime était Ahinoam, fille d’Ahimaas ; elle lui donna quatre fils[1], dont deux seulement jouèrent un rôle. Il eut, en outre, plusieurs concubines, qui créèrent, à Gibéa, d’assez nombreuses lignées collatérales de Saülides.

Saül n’eut pas de capitale proprement dite. Il demeurait habituellement dans son bourg d’origine, à Gibéa de Benjamin, qui fut de lui appelée Gibéa de Saül. Il menait là en famille, sans aucun faste ni cérémonial, une simple vie de paysan noble, cultivant ses champs, quand il n’était pas en guerre, ne se mêlant, du reste, d’aucune affaire. Sa maison avait une certaine ampleur. A chaque nouvelle lune, il y avait des sacrifices et des festins, où tous les officiers avaient leur place marquée. Le siège du roi était adossé au mur[2]. Il avait, pour exécuter ses ordres, des râcim, coureurs, analogues aux schaousch de l’Orient moderne[3]. Du reste, rien qui ressemblât à une cour. De superbes hommes du voisinage, plus ou moins ses parents, comme Abner, lui tenaient compagnie. C’était une espèce de noblesse rustique et militaire à la fois, solide pierre angulaire, comme on en trouve à la base des monarchies durables. Mais l’insuffisance de l’homme rendit tout inutile. La royauté était fondée ; mais la dynastie n’était pas trouvée ; on n’était pas sorti encore de la période des tâtonnements.

A une époque plus moderne, on présenta le règne de Saül comme perpétuellement traversé par des difficultés venant de Samuel. Le vieux prophète, qui était censé n’avoir fait la royauté que malgré lui, aurait essayé de retirer en détail ce qu’il avait été obligé d’accorder. C’est là, nous le répétons, un récit conçu au point de vue théocratique d’un âge postérieur. Rien, dans les textes vraiment historiques, ne prouve que Samuel ait voulu nuire à Saül. Quelle eût été la cause de cette opposition ? Saül ne chercha jamais à empiéter sur le rôle prophétique de Samuel ; son pouvoir fut tout militaire ; il n’innova rien en religion. Son iahvéisme ne paraît pas avoir été fort rigoureux ; mais celui de Samuê1 l’était-il davantage ? L’éclectisme théologique était encore très large en ce temps. Des prêtres de Iahvé s’appelaient Ahimilik, et on a pu se demander si ce n’est pas le même prêtre qui s’appelle ici Ahiah, là Ahimilik[4]. Comme Samuel, Saül sacrifiait sur les places déjà consacrées[5], élevait des autels de pierre brute, n’avait aucune répugnance pour les noms divers sous lesquels l’Éternel était honoré sur les hauts-lieux. David et sa femme Mikal, fille de Saül, avaient chez eux, comme nous le verrons, des teraphim sculptés, qui jouaient le rôle de dieux domestiques et étaient l’objet d’un culte religieux[6].

Les accès de corybantisme sacré auxquels Saül était sujet n’avaient pas plus de lien avec le iahvéisme qu’avec tout autre culte. Ces accès étaient considérés comme des effets de l’esprit de Dieu soufflant où il veut. C’était de l’élohisme pur[7]. La raison de Saül paraît avoir subi d’étranges naufrages en traversant ces bizarreries, dont on enseignait en quelque sorte la recette dans les écoles de prophètes. Son intelligence, qui participait à toutes les faiblesses du temps, s’y égara. Il alla jusqu’à la nécromancie, et, à ce qu’il paraît, il s’en dégoûta, puisqu’on lui prête une loi contre les nécromanciens et les sorciers[8]. Le progrès religieux fut presque nul sous son règne. Jamais on n’abusa plus de l’urim et tummim[9]. Les questions les plus graves étaient mises au sort des dés, avec une confiance supposant une foi bien aveugle chez les adeptes, et, chez les prêtres dépositaires de l’outil sacré, une audace vraiment inouïe.

C’est comme chef de guerre que Saül fut vraiment une colonne en l’histoire d’Israël. Il fut puissamment secondé dans cette tâche par son fils, le brave et loyal Jonathas. Quand Saül prit le titre royal, la situation était navrante. Les Philistins avaient des postes au cœur même du pays, à Géba par exemple[10]. Saül et Jonathas étaient presque seuls armés. Il parait que les Philistins vainqueurs avaient supprimé en Israël la fabrication et même la réparation des objets de fer, si bien que, pour aiguiser leurs instruments aratoires, les Israélites étaient obligés d’aller chez les Philistins[11]. La désorganisation militaire, amenée par l’importance exclusive d’hommes tels que Samuel, étrangers à la guerre, était complète. Saül et Jonathas firent, pour rétablir la situation, des prodiges de valeur et d’activité. Jusque-là, l’armée d’Israël n’avait été qu’une Landwehr, commandée, pendant le temps de sa réunion’ en armes, par un chef d’occasion. A partir de Saül, il y a une armée permanente ; il y a du moins des cadres, un sar-saba ou séraskier, des hommes de guerre par état, des chefs ayant leurs soldats dans leurs mains. Tel fut surtout un certain Abner, ou Abiner, qui semble avoir été cousin germain de Saül[12], et qui fut évidemment un capitaine de grande capacité.

La première campagne de Saül eut pour point d’appui Mikmas, Béthel et Gibéa[13]. Saül et Jonathas s’établirent solidement dans ces parages ; Jonathas battit la petite garnison philistine de Géba. Ce succès partiel amena un retour offensif dé toutes les forces des Philistins. Le pays fut entièrement occupé ; le peuple fut obligé de se cacher dans les cavernes, dans les citernes, dans les endroits rocailleux et couverts de broussailles. Plusieurs passèrent le Jourdain et se réfugièrent en Gad et Galaad. Une puissante cavalerie et de nombreux chars de guerre couvrirent toute la région au nord de Jérusalem sur une largeur de plusieurs lieues.

Ce nombre même fit la faiblesse des envahisseurs. Ils avaient avec eux une grande suite de valets d’armée, dont la plupart étaient israélites, et qui, voyant la ferme attitude de Saül et de Jonathas, firent cause commune avec leurs anciens compatriotes[14]. La bataille s’étendit entre Mikmas et Aïalon. La poursuite fut meurtrière pour l’ennemi. Il laissa derrière lui un butin considérable. Les Israélites, affamés, se jetèrent sur les bœufs et les veaux, les égorgèrent sur place et les mangèrent avec le sang. Cette circonstance consterna Saül. Le fait de manger de la chair non saignée passait pour un crime[15]. Saül se fit apporter une grosse pierre ; sur cette pierre, chacun amena son bœuf ou son mouton et l’égorgea ; puis on recommença le festin. Cela dura toute la nuit. La grosse pierre fut tenue pour un autel, le premier que Saül bâtit à Iahvé.

Le prêtre de Silo, Ahiah, arrière-petit-fils d’Éli, suivait l’armée avec son éphod. On le consultait dans tous les cas embarrassants. Un moment, l’éphod refusa de répondre. C’était l’indice d’une perturbation profonde. Iahvé n’était plus en communication avec son peuple. On supposa un grand crime, cause de cette mauvaise humeur momentanée de Iahvé. Le hérem, c’est-à-dire l’anathème entraînant la mort, fut jeté sur celui que désignerait Iahvé. On procéda, comme toujours, par dichotomie ; d’un côté l’armée tout entière, de l’autre Saül et Jonathas. Si la faute est à moi ou à Jonathas, dit Saül, donne urim. Si la faute est au peuple, donne tummim. Ce fut urim qui sortit. La question fut ensuite posée entre Saül et son fils. Ce fut Jonathas qui tomba. Il se trouva que Jonathas avait encouru, sans le savoir, un cas de mort juré par son père. L’imagination israélite aimait ces légendes propres à relever le caractère absolu du serment. On se rappelle, Jephté. Mais, dans le cas de Jonathas, la conscience populaire protesta. Jonathas fut sauvé.

Les récits héroïques se formèrent rapidement sur ces guerres, où l’aventure individuelle tenait encore le premier rang. Les Philistins passaient pour posséder dans leur sein beaucoup de restes de l’antique race des Énakim ou Refaïm, presque tous de Gath. Comme les Israélites étaient de taille moyenne, ces géants les étonnaient et les effrayaient. Un type très ordinaire de la légende militaire fut. de mettre aux prises un de ces géants avec un gibbor israélite, auquel restait naturellement la victoire. On connaît au moins quatre de ces récits[16], dont le plus moderne et le plus développé est celui où le jeune David tue avec sa fronde le géant Goliath[17]. Mais ce nom légendaire avait déjà servi, puisque l’épée de Goliath est remise à David par les prêtres de Nob comme un trophée depuis longtemps consacré[18]. L’opposition des faibles engins de l’Israélite et des terribles armes de l’étranger faisait le piquant de ces aventures, qui se terminaient toujours par l’agréable spectacle de l’étranger tué, malgré son casque et sa cuirasse, par des moyens enfantins[19].

Saül tint, de la sorte, une véritable école de guerre, dont le nerf fut la tribu de Benjamin. Les bandes cariennes et pélasgiques de Gath et d’Ékron trouvèrent en face d’elles une organisation capable de leur résister. C’était une guerre continue, une sorte de duel, sans autre interruption que celle des saisons. Le résultat général fut favorable à Israël ; les Philistins furent refoulés dans la plaine maritime, leur domaine naturel ; la montagne fut à peu près délivrée de leurs incursions.

Les campagnes de Saül contre les Moabites, contre les Ammonites, contre l’Aram de Soba[20], sont peu connues. Ce qu’on rapporte de sa guerre contre les Amalécites et leur roi Agag appartient à un récit moderne, tout à fait faussé par l’intention d’abaisser la royauté devant le prophétisme[21]. Il est certain, cependant, qu’une partie de l’activité de Saül fut employée à réprimer les bédouins de l’Est, qui pillaient le paisible Israël[22].

On comprend moins l’acharnement que Saül montra contre les Chananéens, surtout contre les Gabaonites, qui avaient obtenu leur charte lors de la première conquête du pays. Il eût été d’une bien meilleure politique de chercher à s’assimiler ces populations, rendues peu dangereuses par leur état de désorganisation. Saül, au contraire, essaya de les exterminer, et montra dans cette circonstance une cruauté extrême. Il en résulta plus tard pour sa famille des représailles terribles[23].

Une telle royauté, fondée, selon toutes les règles de l’histoire, sur l’héroïsme et sur des services de premier ordre rendus à l’unité nationale, aurait mérité d’être tranquille, prospère et de servir de commencement à une dynastie. Il n’en fut rien cependant. Le règne de Saül, bien que très fructueux pour Israël, fut pour le fils de Kis et pour sa famille plein de tristesses et de troubles profonds. Homme de grand courage et excellent soldat, Saül avait évidemment peu de tête. Il abusait de l’éphod, et demandait aux hasards de l’urim et tummin ce qu’il n’aurait dû demander qu’à sa sagesse. On vit rarement une assiette d’esprit plus superstitieuse. La perpétuelle terreur d’une force inconnue et capricieuse empêchait chez lui tout exercice sain du jugement. Des rapports prolongés avec les écoles de prophètes lui avaient donné une débilité nerveuse, une sorte de tendance à l’épilepsie. Tout cela, joint à un tempérament mélancolique et aux responsabilités d’un rôle nouveau en Israël, perdit le pauvre Saül. Il tomba dans une sorte de folie, que l’on considéra comme l’effet d’un souffle malveillant de Dieu[24]. Frappé d’inconscience, il se livrait à des gestes désordonnés, comme ceux des prophètes en leurs accès[25]. On ne réussissait à le ramener à lui que par une musique analogue à celle des nabis. Les sons graves de la harpe surtout le calmaient. En ses moments d’humeur noire, on appelait les harpistes les plus habiles pour remédier au trouble de ses sens[26].

Dans ce monde passionné de l’ambition orientale, l’homme n’a pas le droit de faire une faute. Il y a toujours à portée quelqu’un de prêt à en profiter. Les intermittences de la raison de Saül eussent été de médiocre conséquence, si le sort n’eût placé à côté de lui un homme qui avait justement toutes les qualités d’habileté dont il était dépourvu. Le mythe étymologique de Jacob, le supplantateur, a été une réalité bien des fois dans la vieille histoire d’Israël.

 

 

 



[1] I Samuel, XIV, 19 ; XXXI, 2 ; II Samuel, II, 8 ; I Chron., VIII, 33.

[2] I Samuel, XX et XXI, surtout XX, 25.

[3] I Samuel, XXII, 17.

[4] I Samuel, XIV, 3, 18 ; I Samuel, XXI, XXII ; II Samuel, VIII, 17.

[5] I Samuel, XIII, 8-14.

[6] I Samuel, XIX, 13.

[7] Balaam, qui n’est pas iahvéiste, était censé avoir eu des extases, tout comme les prophètes de Iahvé.

[8] I Samuel, XXVIII, 3, 9.

[9] I Samuel, XIV, 3, 19, 36 et suiv.

[10] I Samuel, X, 5 ; XIII, 3. Ne pas confondre avec Gibéa.

[11] I Samuel, XIII, 19 et suiv.

[12] Comparez I Samuel, XIV, 51, et I Samuel, IX, 1.

[13] I Samuel, XIII, 1 et suiv.

[14] I Samuel, XIV, 21. Lisez סירכעו, avec les traducteurs grecs.

[15] I Samuel, XIV, 31 et suiv., texte ancien, pris probablement des Guerres de Iahvé.

[16] II Samuel, XXI, 15.22 ; XXIII, 21. Au fragment XXI, 19, la victoire sur Goliath est attribuée à un autre Bethléhémite que David.

[17] I Samuel, ch. XVIII.

[18] I Samuel, XXI, 10. Les mots הלאה קטעכ חיכה רשא ont sûrement été ajoutés par le dernier rédacteur.

[19] Voyez l’histoire du gibbor Benaïah (II Samuel, XXIII, 21), parallèle à celle de David. Opposition de טכש et de הינח.

[20] I Samuel, XIV, 47 et suiv. La position de l’Aram-Soba parait être à l’est du Hauran, au sud-est de Damas, près du pays d’Ammon, vers le Safa. Ces pays étaient alors bien plus habitables qu’aujourd’hui.

[21] I Samuel, XV, 1 et suiv.

[22] I Samuel, XIV, 48.

[23] II Samuel, ch. XXI.

[24] I Samuel, XVI, 14 ; XVIII, 10.

[25] I Samuel, XVIII, 10, en mauvaise part.

[26] I Samuel, XVI, 14-23.