HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE X. — LÉGENDES GALAADITES. - JEPHTÉ.

 

 

Les tribus au delà du Jourdain, établies les premières et à une époque où l’idée d’un dieu commun à tout Israël existait à peine, n’ayant d’ailleurs avec le reste d’Israël qu’un lien assez lâche, éprouvaient plus vivement qu’aucune autre famille le désir d’un culte particulier. Les iahvéistes de l’Ouest les accusaient de ne pas être de la religion du reste d’Israël[1]. Le fait est que les tribus transjordaniennes avaient, au delà du Jourdain[2], un autel particulier, que plus tard les puritains leur reprochèrent comme un crime. C’était probablement le vieux Galaad (monceau du témoignage)[3] sur lequel on avait fait des sacrifices, des libations, des festins d’alliance, dès la plus haute antiquité. Cet antique lieu saint était probablement celui-là même qui est appelé ailleurs Mispa, ou Mispé Galaad, ou Ramot Mispé, ou Ramot Galaad. Là se prêtaient les serments solennels ; c’était la capitale religieuse de la Transjordanie[4]. L’autel était dédié à Iahvé aux époques où le pays faisait corps avec Israël ; mais le iahvéisme n’était pas ici sur son terrain. Plusieurs doutaient sérieusement que le domaine de Iahvé s’étendît au delà du Jourdain[5]

Le vaste territoire de la demi-tribu orientale de Manassé, c’est-à-dire le Basan, se peuplait lentement. Ces pays n’eurent vraiment de civilisation qu’à partir du Ier siècle de notre ère[6]. Le grand colonisateur fut ici le manasséite Jaïr, sur lequel la tradition varia singulièrement ; car les uns en faisaient un contemporain de Moïse, les autres lui donnaient rang parmi les Juges. Ce qu’on appelait Havvoth Iaïr, les bourgs de Jaïr, répondait à la Gaulonitide, à l’est du lac de Génésareth[7]. On a pu douter si Jaïr est un personnage réel ou un terme géographique[8] La légende ou plutôt le jeu de mots s’en mêla. Ces bourgs, au nombre de trente (d’autres fois on en comptait vingt-trois, d’autres fois soixante), devinrent trente fils de Jaïr, possédant trente villes (aïârim, au lieu de la forme ordinaire ârim). Ces trente aïârim devinrent trente ânons (aïârim), et la légende parla de trente fils de Jaïr montés sur autant d’ânes. Les chevaux de guerre et de luxe étaient inconnus ; les ânes passaient pour une monture fort distinguée[9].

Le plus célèbre des héros légendaires du Galaad fut Iftah ou Jephté, nom probablement abrégé de Iftahel. C’était un bandit, fils d’une courtisane selon les uns, d’une concubine selon d’autres, par conséquent dans des conditions qui lui interdisaient d’hériter avec les fils de son père. Tel fut aussi, on se le rappelle, le cas d’Abimélek, et ce fut à quelques égards le cas de David[10]. Salomon lui-même était un enfant adultérin. On aimait à supposer quelque irrégularité dans la généalogie des grands hommes[11], pour rendre leur fortune d’autant plus frappante. Une tendance naturelle de tous les cycles épiques a été de faire, des héros, des déclassés. Israël, d’ailleurs, jusqu’en sa légende héroïque, trahit quelque chose de peu militaire. Le gibbor idéal n’est pas un chef de famille régulière, un aîné destiné à succéder’ à son père : c’est un fils illégitime, qui hérite mieux de l’héroïsme de la race que les fils légitimes. Le héros militaire était d’ordinaire un banni, forcé de se mettre dans la compagnie des malandrins, parce que sa famille l’avait chassé. L’opposition du pacifique Israël et du soudard de profession commence ainsi à se manifester.

Chassé par ses frères, Jephté alla s’établir dans le pays de Tob, où il se fit chef d’aventuriers vivant de pillage. Le pays de Tob était le Ledja, c’est-à-dire cette coulée de lave des monts Hauran, formant un triangle presque équilatéral, de treize lieues de côté, dont les crevasses ont toujours servi de refuge aux gens hors la loi[12]. La revanche du bandit, c’est le besoin qu’on a de lui, le jour du danger. Les Ammonites menaçaient sans cesse les Israélites de Galaad et de Basan. Souvent même, à ce qu’il parait, l’ennemi passait le Jourdain et battait les tribus de l’Ouest. Une attaque plus vigoureuse que les autres obligea les Galaadites de s’adresser à Jephté, qui menait sa vie de brigand dans le Ledja. Ils lui promirent, dit-on, la souveraineté, s’il pouvait les délivrer de leurs ennemis. Jephté remporta, en effet, la victoire, et chassa les Ammonites de toutes les villes de Manassé, de Gad et de Ruben, qu’ils avaient occupées.

Les chants populaires du temps rattachèrent à cette guerre un épisode qui eut : une grande célébrité dans les tribus et donna lieu à beaucoup de poésies[13]. Et Iftah fit un vœu à Iahvé, et il dit : Si tu livres les Beni-Ammon dans ma main, certes, le premier qui franchira le seuil de ma maison pour venir au-devant de moi, à mon retour de ma victoire sur les Beni-Ammon, sera à Iahvé, et je le ferai monter en holocauste... Et [après la victoire] Iftah revint à Mispa, à sa maison. Et voilà sa fille qui sort au-devant de lui, avec des tambourins et des chœurs de danse ; or elle était son enfant unique ; il n’avait pas d’autre fils ni d’autre fille. Quand il la vit, il déchira ses habits et il dit : Ah ! ma fille, se peut-il que tu sois la cause de ma tristesse ! J’ai ouvert ma bouche vers Iahvé, et je ne peux plus revenir sur ma parole. Et elle lui dit : Mon père, tu as ouvert ta bouche vers Iahvé ; agis avec moi selon ce qui est sorti de ta bouche, maintenant que Iahvé t’a fait tirer vengeance de tes ennemis, les Beni-Ammon. Et elle ajouta : Accorde-moi seulement ceci : laisse-moi encore deux mois, et j’irai sur les montagnes pleurer ma virginité, moi et mes compagnes. Et il lui dit : Va. Et il la laissa deux mois, et elle alla avec ses compagnes, et elle pleura sa virginité sur les montagnes. Et, au bout de deux mois, elle revint vers son père, et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait fait. Et elle n’avait jamais connu d’homme. Et ce fut une coutume en Israël que, d’année en année, les filles d’Israël allassent chanter les louanges de la fille de Utah le Galaadite, pendant quatre jours chaque année.

Ces ballades, annuellement renouvelées, célébraient le fait traditionnel chaque fois avec des circonstances nouvelles et plus dramatiques les unes que les autres[14]. Le récit que nous a conservé le livre des Juges est une des versions les mieux arrangées. La vérité est probablement que Jephté, avant d’entreprendre une guerre difficile, sacrifia une de ses filles, selon un usage barbare que l’on mettait en pratique dans les circonstances solennelles où la patrie était en danger[15]. Le déisme patriarcal avait condamné ces immolations : le iahvéisme, avec son principe exclusivement national, y fut plutôt favorable. On n’a pas offert beaucoup de sacrifices humains à Dieu ni aux élohim. Les dieux qu’on a cru servir par des holocaustes humains sont les dieux patriotes, le Camos des Moabites, le Iahvé des Israélites, le Milkom des Ammonites, le Moloch des Chananéens, le Melkarth de Carthage.

Tantum gentis amor potuit suadere malorum.

La fille de Jephté n’est pas probablement la seule victime que Iahvé ait reçue, avant son grand adoucissement moral, au VIII’ siècle. Du reste, on ne saurait dire jusqu’à quel point, à l’époque reculée où nous sommes, Iahvé régnait dans ces coins perdus de l’israélisme. Le récit du livre des Juges présente Jephté comme un serviteur de Iahvé. est possible qu’il le fût. Mais, s’il ne l’avait point été, le rédacteur ne tiendrait pas un autre langage, son système arrêté étant qu’aucune victoire d’Israël n’a pu être remportée qu’au nom de Iahvé. En fait, ces distinctions, pour nous si capitales, étaient alors assez frivoles. Si nous pouvions demander à Jephté s’il sacrifia sa fille à Iahvé ou à Baal ou à Milik, il serait peut-être assez embarrassé pour nous répondre.

Iahvé, du reste, devenait de plus en plus synonyme d’Israël. Il était reçu que le dieu national ne se distinguait pas de la nation[16]. Ce que chaque nation possède, c’est son dieu qui le lui a donné. Le narrateur des Juges fait ainsi parler Jephté au roi d’Ammon : Tu possèdes de plein droit ce que Camos, ton dieu[17], t’a donné en héritage ; tout ce dont Iahvé, notre dieu, a dépossédé d’autres peuples en notre faveur, comment ne le posséderions-nous pas de plein droit ?[18] Cette phrase exprime bien la notion basse que l’esprit national de ces petites tribus était arrivé à se faire de la Divinité : spolier les premiers occupants, qui avaient défriché le sol, pour transférer la terre à des nouveaux venus, objets d’une préférence imméritée, paraissait de bon jeu. On voyait dans cette donation du dieu un titre définitif. Combien le nomade, dégagé de la terre, avait un dieu plus grand, plus juste et meilleur !

Les succès de Jephté excitèrent la jalousie des Éphraïmites, comme l’avaient déjà fait ceux de Gédéon. Ils se plaignirent qu’on ne les eût pas appelés à la guerre contre les Ammonites, tandis qu’il paraît bien que c’étaient eux qui, à l’heure du danger, n’étaient pas venus. Les Éphraïmites firent une invasion en Galaad, probablement vers Mispa, et voulurent brûler la maison de Jephté ; mais Jephté les battit complètement. Les Galaadites interceptèrent les gués du Jourdain, et, quand un Éphraïmite se présentait pour le passer ; ils lui faisaient prononcer le mot schibbolet. Les Éphraïmites, en effet, prononçaient la chuintante comme une s ordinaire, ainsi que font les Arabes. Ceux qui disaient sibbolet étaient égorgés sans pitié.

Jephté, après cette victoire, exerça une certaine autorité sur tout Israël. Mais ce n’était qu’un soldat, il n’avait ni famille, ni postérité. Il ne fit rien pour donner à son pouvoir quelque chose de durable après lui.

Les vieilles listes de Juges avaient été formées en incitant à la suite les uns des autres les noms d’hommes anciens et considérables dont on se souvenait[19]. Après Jephté, on plaçait Ibsan de Bethléhem (en Zabulon)[20]. Il eut trente fils et trente filles. Il maria celles-ci au dehors, et il introduisit dans sa famille trente brus pour ses fils[21]. Abdon, fils de Hillel, avait quarante fils et trente petits-fils, montés sur soixante-dix ânes ; il fut enterré à Piraton en Éphraïm, dans les monts Amaléki. Ces listes naïves, pleines de répétitions et de refrains, portent le caractère de pièces sues par cœur, où pour aider la mémoire, on ne reculait pas devant les procédés enfantins de l’allitération et du calembour.

 

 

 



[1] Josué, ch. XXII, composé d’un fond jéhoviste et d’altérations sacerdotales, postérieures à Josias.

[2] Josué, XXII, 10-11. C’est bien au delà, non en deçà.

[3] Josué, XXII, 34.

[4] Juges, X, 17 ; XI, 11, 29, 34. Voyez les dictionnaires hébreux, au mot Ramoth. Notez surtout Juges, XI, 11. Ramoth Galaad était à peu près sur l’emplacement où se voient aujourd’hui les ruines de Gadare (Om-Keis).

[5] Josué, ch. XXII.

[6] Waddington, Inscr. grecques et lat. de Syrie, n° 2329.

[7] Nombres, XXXII, 39-42 ; Deutéronome, III, 4, 11 ; Josué, XIII, 30 ; Juges, X, 3-5 ; I Rois, IV, 13 ; I Chron., II, 21-23.

[8] Ainsi le juge issacharite Tola ben-Poua (Juges, X, 1-2) parait être une sous-tribu issacharite. Genèse, XLVI, 13 ; Nombres, XXVI, 23 ; I Chron., VII, 1. Le juge zabulonite Élon est également une sous-tribu de Zabulon. Genèse, XLVI, 14 ; Nombres, XXVI, 26.

[9] Comparer Juges, XII, 8-10, 13-15.

[10] On se plut à le faire descendre d’une pauvre Moabite, puis de la courtisane Rahab.

[11] Voyez les fines remarques de saint Jérôme sur Matthieu, I, 5.

[12] Il en est encore ainsi de nos jours.

[13] Juges, XI, 30 et suiv.

[14] Comparez les agadas annuels sur la Pâque, chez les Juifs, les Téaziés persans, etc.

[15] II Rois, III, 27.

[16] Inscr. de Mésa, ligne 12.

[17] Légère inadvertance du rédacteur : Camos est le dieu de Noah.

[18] Juges, XI, 21.

[19] Juges, ch. XII. Quelquefois aussi, on y fit entrer des éponymes de sous-tribus, Jaïr, Tola, Élon.

[20] Ce qui empêche de songer à l’autre Bethléhem, plus célèbre, c’est que le Livre des Juges ne sait presque rien de Juda.

[21] Juges, XII, 8 et suiv.