HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE IV. — CONQUÊTE DE LA MONTAGNE D’ÉPHRAÏM ET DU NORD.

 

 

Le triomphe de Benjamin et de Juda sur un grand nombre de populations chananéennes du Sud eut les plus graves conséquences. Sous la protection des Judaïtes, et toujours aidés par eux[1], les Siméonites occupèrent les villes de l’extrême Sud, Arad, Beersabé, toutes les localités célèbres du dernier âge patriarcal. On se souvint de l’hostilité qu’avait montrée le roi de Sefat contre les tribus israélites. La ville vouée au hérem fut anéantie ; on l’appela Horma[2]. Siméon ne se sépara jamais de Juda[3] ; beaucoup de villes sont données à la fois comme judaïtes et comme siméonites ; les limites du côté du Sud entre Siméon et Édom restèrent indécises. Ces régions étaient des pacages de nomades ; la propriété du sol existait à peine. Des Amalékites, des Chamites[4] y continuaient leur vie de pasteurs et de brigands. Siméon les vainquit ; on le retrouve encore du temps d’Ézéchias ; puis sa trace disparaît, absorbé qu’il fut d’un côté par Juda, de l’autre par Édom.

Également, sous la protection de Benjamin et de Juda, Dan se fit une résidence fixe, au moins pour un temps. Ce fut la plus faible des tribus d’Israël. Les Danites se cantonnèrent entre Jérusalem et la Méditerranée, au nord des Philistins, à l’ouest des Gabaonites[5]. Ils ne réussirent jamais à subordonner les populations chananéennes ni même à s’établir. Ils émigrèrent presque tous vers le nord[6]. Ayyalon, Bethsémès, Saalbim restèrent chananéens, et les Éphraïmites durent, plus tard, les conquérir[7]. Jaffa resta toujours une ville purement phénicienne, sans relations suivies avec les Israélites.

Les Joséphites continuaient de tenir le premier rang dans la famille israélite. Nous avons vu une fraction de Manassé, les Makirites, conquérir le Hauran et la Batanée, et les coloniser. Les autres Manasséites, parmi lesquels se trouvaient encore beaucoup de Makirites[8], et les Éphraïmites, la seconde branche de Joseph, s’établirent dans le pays qui, plus tard, s’est appelé la Samarie[9]. La guerre fut dure, cruelle ; les Chananéens de la plaine, surtout du côté de Beth-Séan et Jezraël, avaient de ces chars de guerre garnis de fer, qui causaient une grande terreur à des bédouins habitués aux guerres de montagnes et de ravins. Le défrichement des forêts occupées par les Perizzites et par des restes des Énakim, était plein d’ailleurs de difficultés et de dangers[10].

La vallée de Sichem, par ses abondantes eaux, semble indiquée pour être le site de la capitale de ce beau pays. Les Éphraïmites s’y créèrent une très forte position, peut-être en s’entendant avec les Hivvites du lieu. Beaucoup de légendes furent mises en circulation pour établir que Jacob, errant autrefois dans ces parages, y avait acquis régulièrement une propriété[11], que Joseph y fut enterré[12], que les patriarches avaient fait de ce lieu le centre du culte de Iahvé[13]. Sichem fut, en effet toujours le centre religieux des Joséphites, et souvent le point de ralliement de tout Israël, avant que le génie de ce peuple singulier eût élu de faire uniquement son œuvre par Jérusalem.

Il en fut de même, à quelques égards, de Silo. Silo peut être considéré comme ayant été le premier point central de toute la famille israélite[14]. Aussitôt que le grand camp provisoire de Gilgal fut levé, l’arche y fut établie, et elle y resta des siècles[15]. Silo était, de la sorte, une ville commune. Le beau développement de la plaine, en cet endroit, présentait un lieu favorable aux panégyres de tout Israël[16].

Béthel fut aussi un point fédéral, intermédiaire entre les Benjaminites et les Joséphites[17]. La conquête paraît en avoir été effectuée par les Joséphites, au moyen d’une surprise[18]. Comme nous l’avons dit, c’était un lieu d’une extrême importance religieuse. Le dieu de Béthel était le dieu de toute la terre de Palestine. Il fut de la sorte un des éléments qui entrèrent dans la composition de Iahvé. Le vieux sanctuaire chananéen de Béthel (peut-être une pyramide à échelons, comme les soubassements des temples assyriens) ne fut détruit qu’à une époque assez tardive, et fit longtemps une forte concurrence à Jérusalem[19].

Issachar eut un territoire très mal défini entre les Joséphites et les tribus du Nord. Le nombre considérable des enclaves qu’on trouve en ces contrées prouve que le partage des terres y fut le résultat des hasards de la conquête, et non d’une opération cadastrale exécutée après coup, comme voudrait le faire croire le livre, en tout si artificiel, de Josué[20].

L’occupation israélite fut, du reste, en ces parages, encore plus incomplète que dans le Sud. Le Ghôr et la plaine de Jezraël se défendirent avec leurs chars de fer. La ville phénicienne de Dor fut la métropole de tout le rivage, du Carmel à Jaffa. La côte, désignée sous le nom de Naphoth-Dor, et le versant sud du Carmel[21], restèrent phéniciens. Les populations indigènes de Taanach, Megiddo, Endor, Jibleam, Beth-Séan, et toute la rive droite du Jourdain, à sa sortie du lac de Génésareth, résistèrent victorieusement à Manassé et Issachar[22]. Toute la plaine de Jezraël leur échappa également.

Zabulon et Nephtali eurent ce qu’on appela plus tard le cercle des Gentils, la Galilée[23]. Mais leur occupation ne fut en réalité qu’une cohabitation avec les races antérieurement établies. Les villes de Kitron, de Nahalol restèrent chananéennes[24]. Laïs ou Lésem, jusqu’à l’invasion postérieure des Danites, fut une ville industrieuse et commerçante, vivant à la manière de Sidon[25]. Le roi chananéen de Hasor continua de dominer à l’ouest du lac Houlé et sur le cours supérieur du Jourdain[26].

Aser posséda moins réellement encore le pays où il s’établit. Les Phéniciens restèrent toujours maîtres de la côte. Les Asérites ne furent jamais que tolérés par eux[27].

L’établissement d’Israël dans ces contrées du nord de la Palestine fut, du reste, tardif[28]. Il s’écoula un très long temps entre le passage du Jourdain et le jour où l’on put parler sérieusement d’une tribu d’Aser. La conquête mit en réalité deux ou trois siècles à se faire ; ce fut une lutte de tous les jours, la bataille du pot de terre contre le pot de fer. L’élément le moins résistant fut brisé. Le livre de Josué, qui attribue la conquête de la Palestine entière à un seul grand capitaine, est le moins historique des livres de la Bible. Si l’on excepte la prise de Jéricho, l’établissement des Benjaminites à Gibéa et la forte occupation de plusieurs villes par la tribu de Juda, les conquêtes mises sous le nom de Josué, série prétendue de foudroyantes victoires et de monstrueuses exterminations, n’ont pas de réalité. Par quelques courses heureuses, Israël établit son ascendant sur les petits rois chananéens du Sud. Quelques villes furent décidément occupées avec leurs territoires. Quelques groupes de peuplades, comme les Gabaonites, firent un pacte avec les nouveaux venus. Un grand nombre de villes, enfin, comme la Ierousalaïm des Jébuséens[29], comme Gézer[30], comme Beth-Séan[31], résistèrent tout à fait. Les deux populations se compénétraient ainsi que l’éponge et l’eau. Leur langue était la même ; elles devaient n’avoir pas de peine à s’entendre[32]. Le fanatisme religieux, qui devait plus tard faire des Israélites de si mauvais voisins, n’existait encore qu’à l’état tout à fait latent.

Pour comprendre cela, il faut avoir vu la manière dont les métualis de Syrie, qui sont des nouveaux venus, puisque leur arrivée dans là région du Liban ne date que de l’époque des croisades, sont mêlés aux autres races du pays. Il faut avoir vu ces villages mixtes ou ‘plutôt doubles, où vivent deux populations malveillantes l’une pour l’autre et néanmoins se tolérant. La Turquie presque tout entière présente le même spectacle. La carte de tels pays est impossible à dresser. Une carte ne présente que des divisions d’États et de province bien déterminées. Or, dans l’âge des sociétés humaines dont nous parlons, il n’y a pas encore d’État. Il y a la tribu et la ville. La tribu et la ville ne sont elles-mêmes que la famille élargie. Aucune des grandes influences qui tracent dans l’humanité de profondes démarcations ne s’est encore fait sentir.

Il ne faut pas se figurer, chez ces races passionnées et capricieuses, de séparations trop durables. L’ennemi de la veille devenait souvent l’allié du lendemain. Dans les cantons où les Chananéens et les Israélites étaient mêlés, les mariages entre les deux races n’étaient point rares[33]. Tel personnage est appelé le fils de la Chananéenne[34]. Le mélange des cultes était encore plus ordinaire. Nulle haine religieuse entre ces différentes populations. Les Israélites, surtout dans les pays mêlés, ne se faisaient aucun scrupule d’adorer les Baalim et les Astarté du lieu[35]. Iahvé n’apparaissait que quand la vie fédérale avait à se manifester, et ces cas n’étaient pas très fréquents.

Israël n’était pas encore une nation ; c’était une agglomération de tribus qui se souvenaient de leur origine commune. Et, dans leur cercle de parenté, ces tribus admettaient volontiers des groupes encore nomades, avec lesquels leurs ancêtres avaient eu des relations d’amitié ou des affinités de voisinage. Cela surtout avait lieu pour les tribus édomites et arabes du Sud et de l’Est. Les Kénites, qui durant la traversée du désert, avaient rendu des services aux fugitifs, vinrent se fixer du côté d’Arad, parmi les Judaïtes et les Siméonites[36]. On a supposé qu’il en fut de même de la tribu édomite des Quenizzis[37]. Les Jérahmélites et d’autres restes de tribus patriarcales, qui continuaient d’errer dans les déserts du Sud, s’affilièrent à la masse déjà fortement coagulée de Juda.

La position des Israélites vainqueurs ressemblait assez à celles des Francs dans le nord de la France, au vie siècle. Par endroits, existaient des groupes de race nouvelle assez compactes. Ailleurs, c’étaient de simples fiefs militaires ou d’exploitation, n’excluant pas des places de sûreté, où la vieille race continuait sa vie comme par le passé. Au fond de tout cela, une sorte de Doms-Day book à l’état virtuel, un partage primitif entre les familles conquérantes, fondé sur des généalogies qui devenaient chaque jour plus précises et mieux gardées. L’immutabilité de la propriété territoriale fut posée en principe pour la famille. A défaut d’enfants mâles, il fut admis que les filles hériteraient des terres conquises[38]. Encore un pas, et la possession de la terre sera considérée comme une assignation faite une fois pour toutes à chaque famille par Iahvé, qui a doté les siens en prenant aux autres ce qu’ils avaient planté et semé[39]. C’est l’éternel principe de la conquête, admettant comme légitimes toutes les violences à l’origine, et prétendant avec cela fonder pour l’avenir un droit qu’on ne pourra plus attaquer sans être sacrilège. Et les dieux viennent toujours pour consacrer le larcin.

Dans ces années de conquêtes, beaucoup d’héroïsme fut déployé. Israël est tellement devenu pour nous une tribu sainte, que nous avons peine à concevoir les ancêtres de Jérémie, d’Esdras, de Jésus, de Juda le Saint, comme des Achille et des Ajax, ou, si l’on veut, comme des Imroulkaïs et des Antar. Eh bien, cependant, Israël a eu son âge d’entraînement guerrier. Dans ces luttes séculaires contre Chanaan, il y eut des incidents, des aventures sans nombre. Ces périlleuses campagnes, ces ingénieuses prises de villes, ces stratagèmes qui nous semblent cousus avec du fil blanc, mais qu’alors on trouva très subtils, complétèrent l’épopée commencée au delà du Jourdain. Mille récits, pour la plupart légendaires, célébrèrent les ruses de Josué, l’audace de Caleb, la prise de Jéricho, l’incendie du Aï.

De tout cela se forma un véritable cycle épique, dont les branches se conservèrent dans la tradition orale, pendant des siècles. Chaque ville, chaque province eut sa légende. Ce fut l’analogue des Fotouh, ou victoires initiales de l’islam, devenues ensuite un prétexte pour toutes sortes de fables ou d’exagérations[40]. Ce fut surtout l’analogue de la poésie arabe anté-islamique. L’usage des Israélites, comme des anciens Arabes, était à chaque circonstance solennelle ou caractéristique, surtout à propos des batailles, d’en frapper en quelque sorte la médaille par un cantique que le peuple chantait en chœur et qui restait plus ou moins gravé dans la mémoire des générations. La mémoire, dans ces siècles reculés, antérieurs à l’écriture, était capable de miracles. Ces chants formaient un recueil non écrit, tout à fait, semblable aux Divans des tribus arabes. Au r siècle avant Jésus-Christ, lesdits chants furent réunis et expliqués par des petits récits en prose. De là un livre dans le genre du Kitâb el-Aghâni des Arabes. On l’appela le livre des Guerres de Iahvé[41] ou le livre du Iasar. Des parties considérables de ce vieux livre nous ont été conservées dans les compilations historiques postérieures.

Les chansons épiques, en fournissant la matière d’un livre sacré, changèrent sensiblement de caractère. Le surnaturel pénétra toute l’histoire héroïque de fond en comble. La petite chanson sur la source que les chefs découvrirent avec leurs bâtons donna naissance au miracle de Moïse frappant le rocher de sa verge. La figure de rhétorique sur le soleil de Gabaon engendra la plus hyperbolique des merveilles. Le passage du Jourdain, si facile à effectuer, s’opéra moyennant une connivence des eaux tout à fait inutile. L’établissement miraculeux d’Israël en Chanaan devint la seconde colonne du dogme juif. Josué compléta Moïse. Le cycle des légendes sacrées, commençant au paradis patriarcal et finissant au partage de la terre de Chanaan entre les tribus, fut parachevé. Mais il faudra bien cinq cents ans, il faudra l’action d’un parti religieux très fanatique pour que les transformations nécessaires à l’établissement d’un tel système historique aient le temps de s’accomplir. Laissons se dérouler l’ordre naturel des faits.

 

 

 



[1] Josué, XIX, 9.

[2] Juges, I, 17.

[3] Juges, I, 2 et suiv., 17.

[4] I Chroniques, IV, 40 et suiv.

[5] Cantique de Débora, v. 17.

[6] Josué, XIX, 47-48.

[7] Juges, I, 34-35.

[8] Cantique de Débora, v. 14.

[9] Il est curieux que le livre de Josué, qui raconte la conquête du Sud et du Nord par Josué, ne parle pas de la conquête de la Samarie. Mais le passage Josué, XVII, 14-18, montre combien l’affaire fut difficile.

[10] Josué, XVII, 14-18.

[11] Genèse, XXXIII, 9 ; XXXIV, 10 ; XXXVII, 12 et suiv.

[12] Josué, XXIV, 32. Cf. Genèse, I, 25.

[13] Genèse, XII, 7 ; XXXIII, 20. Cf. Josué, XXIV, 26.

[14] Josué, XVIII, 1, 9 et suiv. ; XIX, 51 ; XXI, 2 ; XXII, 9, 12.

[15] Jusqu’à Éli et Samuel.

[16] Juges, XVIII, 31.

[17] Josué, XVI, 1 et suiv. ; XVIII, 13, 22 (cf. XII, 9). Gézer flotte de même entre Éphraïm et Benjamin (Juges, I, 29).

[18] Juges, I, 22 et suiv. Béthel suivit les destinées d’Éphraïm et du royaume du Nord.

[19] Déclamations d’Osée et d’Amos.

[20] Chap. XVII et XVIII.

[21] On y a trouvé un débris d’inscription phénicienne. Clermont-Ganneau, Mission de 1881, 5e rapport, p. 67, n° 26.

[22] Josué, XVII, 11 et suiv. ; Juges, I, 27 et suiv.

[23] Isaïe, VIII, 23.

[24] Juges, I, 30-32.

[25] Juges, XVIII.

[26] Josué, XI, 10.

[27] Juges, I, 31 ; V, 17.

[28] La campagne de Josué contre Jabin, roi de Hasor, est un doublet de ce qui est raconté dans le livre des Juges, chap. IV.

[29] Josué, XV, 63.

[30] Josué, XVI, 10.

[31] Josué, XVII, 12-13.

[32] Isaïe, XIX, 18.

[33] Juges, III, 6.

[34] Exode, VI, 15.

[35] Juges, III, 6-7, et le petit tableau, systématique mais frappant, Juges, III, 1-6.

[36] Juges, I, 16.

[37] Juges, I, 12 et suiv.

[38] Les cinq filles de Seiofhad. Nombres, XXVII, XXXVI.

[39] Deutéronome, VI, 10 et suiv.

[40] Voir les récits du faux Wakédi.

[41] Sur le sens de l’expression Guerres de Iahvé, voir I Samuel, XVIII 17 ; XXV, 28.