HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE II. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT DE TRIBUS FIXÉES DEPUIS L’OCCUPATION DU PAYS DE CHANAAN JUSQU’A L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE LA ROYAUTÉ DE DAVID

CHAPITRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL AU DELÀ DE LA MER MORTE ET DU JOURDAIN.

 

 

Quand les tribus israélites se montrèrent sur les hauteurs des sources du Nahaliel (vers 1350 avant J.-C.), la contrée au delà de la mer Morte venait d’être le théâtre d’événements mémorables[1]. Le groupe chananéen des Amorrhéens, dont le point de départ parait avoir été Hébron et Hasason-Tamar (plus tard nommé Engaddi[2]), avait pris, en devenant le centre d’une confédération de peuplades antérieurement connues sous d’autres noms, une situation très considérable. Limités jusque-là, du côté de l’Est, par le Jourdain et la mer Morte[3], les .Amorrhéens avaient débordé à l’Orient, et formé deux royaumes transjordaniens : le royaume de Basan (Batanée), dont la capitale était Astaroth-Carnaïm, et un royaume plus méridional borné au Nord par le Iabbok, au Sud par l’Arnon, et dont la capitale était Hésébon[4]. Hésébon et tout le pays au nord de l’Arnon avaient appartenu jusque-là au royaume de Moab, qui se trouva perdre ainsi, par l’invasion amorrhéenne, toute la partie septentrionale de son territoire. Telle put être la cause de la faveur relative avec laquelle les Moabites accueillirent Israël, au moment de son apparition dans les parages des Abarim.

Sihon, le fondateur du royaume amorrhéen d’Hésébon, rassembla son année contre les nouveaux envahisseurs. La bataille eut lieu à Iahas. La défaite de Sihon fut complète. Les Israélites s’emparèrent de tout le pays de l’Arnon au Iabok.

Hésébon tomba entre leurs mains. Ce fut la première grande victoire remportée au nom de Iahvé. Hésébon était une belle acropole au milieu d’un pays fertile et bien arrosé. La conquête de cette place importante donna lieu à un chant dont quelques strophes nous ont été conservées[5]. Le poète montrait d’abord la puissance de Sihon et racontait la défaite de Moab. Il supposait un appel que le vainqueur aurait adressé aux populations voisines, pour venir rebâtir Hésébon.

Venez ; on va bâtir Hésébon

Et restaurer la ville de Sihon.

Puis le feu est sorti d’Hésébon,

La flamme, de la ville de Sihon ;

Elle a dévoré Ar-Moab,

Toutes les places fortes de l’Arnon.

Malheur à toi, Moab !

Tu es perdu, peuple de Camos ;

Ton dieu à mis tes fils en déroute,

Et a donné tes filles pour captives

Au roi amorrhéen Sihon.

Mais Israël est plus fort que le vainqueur de Moab.

Tout a péri d’Hésébon à Daibon,

Le ravage s’est étendu jusqu’à Nofah,

Le feu a gagné jusqu’à Médeba.

La ville de Jaézer, qui faisait partie du royaume de Sihon, tomba après Hésébon, et dès lors Israël fut maître du pays depuis le Iabbok jusqu’à l’Arnon. C’était ce qu’on appelait d’un nom générique le pays de Galaad. Cette conquête rapidement exécutée suppose chez les chefs qui la conduisaient une vraie valeur d’hommes de guerre. Dans le système des rédacteurs de la Thora, Moïse vivait encore à cette époque, ayant à côté de lui son lieutenant Josué. Dans le livre des Guerres de Iahvé, Moïse avait disparu avant les approches du pays de Moab. Le chant de Beër, tout l’épisode de Balaam supposent son absence, et certainement, si le vieux texte avait admis que Moïse existait à l’époque des guerres contre Sihon et Og, on lui eût attribué quelque intervention miraculeuse dans les batailles, comme à Raphidim.

La destruction du royaume amorrhéen de Basan suivit de près la destruction du royaume amorrhéen et de Jaézer. Og, roi de Basan[6], fut battu à Edreï. Le riche pays qui s’étend des montagnes du Hauran au lac de Tibériade et au Jourdain devint la possession des fils d’Israël. Une puissante famille animée de goûts militaires, celle des Makirites, contribua éminemment à cette conquête et dès lors s’établit dans les plaines du Hauran[7]. Les Makirites faisaient partie de la branche manasséite du groupe joséphite, qui conservait plus que jamais son ascendant sur le reste

Ces deux grandes guerres avaient donné aux Beni-Israël une situation fort avantageuse. Les deux royaumes de Sihon et d’Og, devenus leur domaine, leur livraient une étendue de terre de plus de trente-cinq lieues de long, qui devait amplement suffire à leur nombre. Il est probable, en effet, qu’après la conquête du royaume de Basan, il y eut un temps d’arrêt ; les tribus attendirent sans doute, pour passer le Jourdain, que le beau pays qu’ils occupaient leur fût devenu trop étroit. Ce furent là des années de jeunesse et de vigueur extrêmes. Le centre d’Israël, à cette époque, était ce qu’on appelait les Arboth Moab, les plaines de Moab. C’était la plaine située sur le bord du Jourdain, en face de Jéricho, au pied du mont Nebo, et en particulier l’endroit appelé Sittim, les acacias, ou Abel has-Sittim, la prairie des acacias. L’arche résidait en cet endroit sous une tente, et constituait, en quelque sorte, le nœud vital de la nation.

Cette apparition d’une force nouvelle dans le petit monde, déjà très pressé, de la région palestinienne excita naturellement de vives appréhensions chez les peuples antérieurement fixés. Ammon ne semble pas avoir été très ému ; Moab, déjà si affaibli par les Amorrhéens, dut se borner à des intrigues[8]. Dans les plus vieux livres historiques, on trouvait à ce propos un étrange récit, qu’on mettait sur le compte de Balac, fils de Sippor, supposé roi de Moab. Le nabi existait, dès cette époque, chez les peuplades sémitiques, mais avec une physionomie bien différente de celle qu’il eut plus tard. C’était encore le sorcier, l’homme ayant des secrets mystérieux, qui le mettaient en rapports journaliers avec les élohim. Ces nabis étaient une puissance redoutée. On leur attribuait des pouvoirs surnaturels et une science profonde dans l’art de jeter les sorts. Leur malédiction passait pour opérer infailliblement et par sa force propre. Tantôt on les faisait venir pour rendre néfastes les jours auxquels on en voulait[9]. D’autres fois, on les payait chèrement pour maudire ceux qu’on voulait perdre[10]. On croyait que leurs injures portaient coup, et l’on avait avec soi de ces aboyeurs pour vomir contre l’ennemi des torrents d’injures, censées efficaces[11]. C’était presque toujours par de puissants parallélismes, par des carmina en style parabolique, que s’exprimaient ces sorts magiques, dont l’effet était considéré comme infaillible[12].

Le plus célèbre de ces sorciers, au temps dont il s’agit, était, selon la légende, un certain Balaam, fils de Beor, qui aurait été un Nahoride des bords de l’Euphrate, originaire d’une ville nommée Petor[13]. Balac le fit venir, en lui donnant de grandes sommes d’argent et lui faisant de superbes promesses. On le mena sur une hauteur appelée Bamoth-Baal, près d’Ataroth, dans la partie de l’ancienne Moabidide qu’Israël venait de conquérir. De là, on voyait les premiers campements d’Israël. Or on raconta que, malgré les efforts que faisait Balaam pour maudire Israël, les mots tournaient dans sa bouche et se changeaient en bénédictions. Plus tard, cet épisode devint la base de curieux récits. Vers le temps de David, on créa, sur le plus beau rythme de l’antique poésie, les oracles que Balaam était censé avoir prononcés, et on fit de ces morceaux des cadres sibyllins pour les prédictions relatives à l’avenir d’Israël et des autres peuples[14].

L’intime parenté de Moab et d’Israël empêcha entre eux la guerre sanglante. Il n’en fut pas de même avec Madian[15]. Les Madianites n’étaient pas arrivés à conquérir des demeures stables. Comme les Amalékites, on les trouve partout dans les déserts, à l’orient de la mer Morte. Nous les avons vus, au moment de la sortie d’Égypte, en rapports avec Mosé par leur cohen Jétro. Puis nous les voyons en lutte avec les Édomites sur la terre de Moab[16]. C’est cette branche septentrionale des Madianites qui tomba en un grave conflit avec Israël. La guerre fut terrible. La branche de Madian, engagée dans la bataille, fut exterminée avec ses cinq rois. Tous les mâles furent mis à mort ; les femmes et les troupeaux emmenés[17].

Ces succès militaires d’Israël surprennent au premier moment. Ni dans sa période patriarcale, ni durant son séjour en Égypte, Israël n’avait eu d’habitudes guerrières. A l’époque des Juges, il se montre souvent faible contre ses voisins. Plus tard, si l’on excepte le moment de Saül et de David, les qualités que développe l’Israélite ne sont pas du tout celles du milicien. On est tenté de croire que la supériorité militaire, dont cette bande de fuyards venue d’Égypte fait preuve à l’égard des peuplades de la région du Jourdain, venait dès Égyptiens qu’elle comptait dans son sein, en particulier de Mosé, qu’il faut considérer presque comme un Égyptien, et dont le rôle réel fut bien plus, à ce qu’il semble, celui d’un chef à la manière d’Abdel-Kader que celui d’un révélateur dans le genre de Mahomet. Leur armement pouvait être meilleur que celui des peuplades qu’ils rencontraient. Entre barbares, le moindre élément de civilisation donne à la tribu qui le possède d’immenses avantages sur les tribus qui n’ont que le pauvre outillage de guerre légué par le passé.

Durant ce long séjour, entremêlé de campagnes toujours heureuses, en un pays riche alors, il y eut sans doute au sein d’Israël, un puissant travail d’organisation intérieure. Beaucoup de familles se casèrent déjà d’une manière définitive[18]. Nous avons vu que la famille manasséite de Makir eut la principale part à la conquête du Hauran. Elle resta en grande partie dans le pays qu’elle avait conquis. Le territoire de Jaézer et le Galaad étaient éminemment propres à l’élève du bétail. Les Rubénites et les Gadites, qui avaient des troupeaux considérables, se les adjugèrent. Les premiers s’établirent dans l’ancien pays de Moab, situé au nord de l’Arnon, que les Amorrhéens avaient enlevé à Moab et que les Israélites avaient repris sur les Amorrhéens. Les villes d’Ataroth, Daibon, Hésébon, Éléalé, Baal-Meon échurent à Ruben. Les villes de Jaézer, Nimra, et les plateaux ravinés à l’est du Jourdain échurent à Gad. La vallée du Jourdain a, sur la rive gauche, très peu de développement. L’agriculture ne pouvait fleurir en une telle contrée ; le pays resta toujours essentiellement pastoral.

L’ancienne race était loin, du reste, d’avoir disparu. La population israélite était peu considérable. Renfermée dans les villes fortes, elle se voyait entourée de races hostiles[19], auxquelles ne manquait qu’un point de ralliement patriotique. Un certain nombre de lieux virent leur désignation changée et s’appelèrent du nom de leurs nouveaux propriétaires[20]. Mais ces noms ne durèrent pas longtemps. Les vieux noms reprirent le dessus[21]. Ainsi Kénath, au pied de la montagne du Hauran, qui fut prise par le Manasséite Nobah, s’appela quelque temps Nobah[22], puis retrouva son ancien nom, Canatha ou Canotha, qui dure encore sous la forme Kénawat.

 

 

 



[1] Nombres, ch. XXI. Cf. Juges, ch. XI, 13 et suiv. L’historicité des récits sur Sihon et Og n’est pas absolue. Ce peuvent être là des arrangements, mais sûrement des arrangements fort anciens, puisqu’ils faisaient la base du livre des Guerres de Iahvé.

[2] Genèse, XIV, 7, 13 ; Nombres, XIII, 29 ; Deutéronome, I, 7, 20.

[3] Juges, I, 31-36, force un peu les choses.

[4] Aujourd’hui Hesbân.

[5] Nombres, XXI, 27-30, tiré du livre des Guerres de Iahvé. Il est plus que probable que les vers cités XXI, 14-15, appartiennent au même poème.

[6] Og fut entouré de légendes (Deutéronome, III, 11) ; il est possible qu’à l’époque de la rédaction du livre des Guerres de Iahvé, on ignorât le nom du dernier roi de Basan, et qu’on ait mis à sa place le nom d’un ancien roi mythique.

[7] Nombres, XXXII, 39 et suiv. ; Josué, XVII, 1.

[8] Juges, ch. XI.

[9] Job, III, 8.

[10] Nombres, XXII, 7, 17. Cf. I Samuel, IX, 7 ; I Rois, XIII, 7 ; XIV, 3, etc.

[11] On possède, dans le livre d’Isaïe (ch. XV et XVI) un aboiement de ce genre contre Moab, du temps de Jéroboam II.

[12] Nombres, XXII, 6.

[13] Cf. Schrader, Die Keilinschr. und das A. T., p. 155-156.

[14] L’épisode de Balaam, dans sa forme actuelle (Nombres, ch. XXII, XXIII, XXIV), est combiné de jéhoviste et d’élohiste, la manière des anciens récits, de celui du déluge, par exemple. Le fond est emprunté au livre des Guerres de Iahvé, comme ce qui précède dans le livre des Nombres (ch. XXI). On remarquera que Moïse n’y figure pas, quand il était bien naturel qu’il y eût son rôle. Les masal n’ont d’authentique que la forme ; à partir de XXIV, 20, les interpolations sont sensibles.

[15] Madian n’est rattaché à Abraham que par l’esclave Céthura, comme Ismaël l’est par l’esclave Hagar.

[16] Genèse, XXXVI, 35.

[17] Nombres, XXXI. Cf. Josué, XIII, 21. Récits de l’époque lévitique et sacerdotale, comme le prouve le rôle artificiellement repris de Balaam. Mais on peut croire que les cinq rois appartiennent aux vieilles traditions.

[18] Nombres, XXXII, 16 et suiv., 21 et suiv.

[19] Nombres, XXXII, 17.

[20] Nombres, XXXII, 38, 41, 42.

[21] Il en fut de même des noms imposés par la conquête grecque. Voyez Mission de Phénicie, p. 21, note 2.

[22] Juges, VIII, 11.