HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT NOMADE JUSQU’À LEUR ÉTABLISSEMENT DANS LE PAYS DE CHANAAN

CHAPITRE XI. — INFLUENCE DE L’ÉGYPTE SUR ISRAËL.

 

 

Ce séjour pacifique d’Israël dans le pays de Gossen fut peut-être assez long, infiniment moins long cependant qu’on ne le suppose généralement[1]. Nous en évaluerions la durée à un siècle. Ce fut un état stable, organisé, qui n’exerça pas néanmoins sur l’esprit du peuple une action assez profonde pour modifier ses idées patriarcales ni substituer les fables de l’Égypte au vieux fond des traditions babyloniennes qu’il portait avec lui. De même que les Hyksos avaient donné à leur culte de Sydyk les formes de la religion égyptienne, de même, en une certaine mesure, les Beni-Israël durent accommoder leur vieux culte au goût de leur nouveau pays ; ou plutôt, à ce culte d’une simplicité toute bédouine, ils durent ajouter des observances qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux, avec une foi entière en leur efficacité. Quelques parties, regardées plus tard comme essentielles de la religion d’Israël, datent de ce temps, et c’est ainsi que l’Égypte, quoique profondément païenne, se trouve avoir inséré des éléments importants dans la tradition religieuse de l’humanité.

L’Égypte avait, dès ces temps reculés, des textes Sacrés et une littérature religieuse assez développée. Rien n’autorise à croire que ces textes aient exercé sur les Israélites la moindre influence. Les Israélites ne lisaient pas l’égyptien, et, si l’alphabet de vingt-deux lettres existait, ils ne s’en servaient pas. Il est probable que pas un seul des émigrés hébreux ne se trouva en rapport avec les prêtres qui enseignaient les mystères plus ou moins relevés de la théologie égyptienne. Ils n’auraient sans doute pas rencontré un seul de ces hiérophantes dans le canton à peine égyptien où ils demeuraient ; d’ailleurs, de telles spéculations, à supposer qu’elles aient eu quelque sérieux, n’étaient guère .dans la tournure de leur esprit. Rien de rare, rien de savant n’arriva jusqu’à eux. L’Israélite vit l’Égypte comme l’Arabe musulman voit les pays païens, uniquement par le dehors, n’apercevant que les surfaces et les apparences. Tout subit aux yeux de ces observateurs bornés de singulières transformations.

Les rapprochements entre la Bible et la sagesse égyptienne qui supposeraient une connaissance approfondie des secrets de l’Égypte doivent donc être écartés. Ce qu’on appelle le Décalogue a beaucoup d’analogie avec la confession négative du mort devant Osiris, au moment du jugement[2]. Mais ces petits codes de morale éternelle n’ont pas de date ; d’ordinaire, ils existent longtemps avant d’être écrits. Loin que l’Égypte ait perfectionné la religion israélite, nous croyons qu’en beaucoup de choses elle l’altéra.

Le culte de l’Égypte était fort idolâtrique ; le dieu habitait un lieu déterminé, un temple, une arche, des statues ; on lui faisait fête selon des rites compliqués. Nul doute que les Beni-Israël, comme les Hyksos, n’aient subi la contagion de ces idées. Il n’est pas probable que l’esprit de retour à la vie nomade les ait assez abandonnés pour qu’ils aient bâti des temples dans le pays de Gossen. Mais un usage qu’ils adoptèrent fut celui des arches ou tabernacles, abritant derrière les ailes d’éperviers affrontés et sous une autre grande aile oblique, formant châle, l’image du dieu, invisible pour les profanes. Dans le rite égyptien, cette petite chapelle fermée était toujours superposée à une barque, que les prêtres portaient sur leurs épaules dans les processions ou dans les pérégrinations du dieu. C’était un naos portatif, grâce auquel le dieu pouvait quelquefois accomplir d’assez longs voyages sans être privé en route d’aucun de ses honneurs[3]. Dès leur séjour dans le pays de Gossen, les Israélites se firent sans doute une arche de cette sorte pour servir de centre au culte, passablement éclectique, qu’ils pratiquaient. Ils l’emportèrent probablement avec eux, quand ils quittèrent le pays. Cette arche était la chose du monde la mieux appropriée à la vie nomade. Elle les suivit dans tous leurs voyages à travers la péninsule du Sinaï. Nous la verrons prendre une importance extraordinaire et devenir le berceau de toutes les institutions religieuses d’Israël. La barque, qui était une partie essentielle de l’arche égyptienne, disparut dans cet emploi nouveau ; ce qui resta, ce fut une sorte de grand coffre, garni de leviers pour les porteurs, et recouvert par des sphinx ou éperviers se regardant et repliant des deux côtés leurs ailes, de façon à constituer dans l’entre-deux une sorte de trône divin[4]. Comme, dans le langage populaire des Israélites, un sphinx s’appelait cherub, le privilège de s’asseoir entre les cherubs devint d’avance le privilège essentiel du dieu national[5].

Les pains sacrés, disposés sur une table devant le dieu, étaient une des bases du culte égyptien[6]. Les Israélites adoptèrent ce rite et le mirent en pratique dès qu’il fut applicable, c’est-à-dire dès que leur culte eut quelque stabilité. Ces pains étaient sans levain, ce qu’on tenait pour une condition particulière de pureté[7]. Les employer à un usage profane passait pour un sacrilège qui ne pouvait être justifié que par une extrême nécessité.

De la religion égyptienne, les Israélites ne connurent ainsi que le dehors, des momeries, des fétiches. Le dieu serpent les poursuivit durant des siècles, à la fois cauchemar et talisman[8]. Les taureaux sacrés, l’Apis de Memphis, le Mnévis d’Héliopolis[9], les génisses Hathor, parurent surtout les frapper[10]. La partie grossière des Beni-Israël adopta ces simulacres dorés presque comme des dieux de la tribu, et nous verrons le peuple, toutes les fois qu’il pourra échapper à la pression des puritains, se retourner vers ces protecteurs visibles, à qui l’on rendait un culte pompeux. L’usage des cris (teroua)[11], de la musique bruyante, des danses en rond autour du dieu, choses qui ne paraissent nullement patriarcales, remontent peut-être à ce temps. La circoncision était, chez les Beni-Israël, antérieure à leur venue en Gossen. Cependant il n’est pas impossible que le séjour des Beni-Israël dans un pays où cette pratique était en quelque sorte endémique, n’ait contribué à y donner plus d’extension et de régularité.

Le disque ailé, flanqué d’uræus, qui fit tant d’impression sur les Phéniciens et devint le motif essentiel de leur art[12], fut sans doute également adopté par les Israélites. Les plus anciens cachets juifs portent ce symbole[13]. Les sphinx restèrent sûrement dans l’imagination des Israélites. Les cherub en viennent en partie, bien que ces êtres chimériques aient changé de forme plusieurs fois, selon les caprices de la mode orientale, et que le nom même de cherub paraisse plutôt venir du côté de l’Assyrie. Ce qui concerne l’éphod, l’urim et le tummin, dans les écrits hébreux, est si obscur, qu’on ne peut s’en faire une image précise. Ici, pourtant, l’influence du globe ailé, flanqué d’uræus, paraît se retrouver encore. Les réponses de Iahvé, quand on le consultait par l’urim-tummim de la forme ancienne, ressemblaient beaucoup à celles des dieux égyptiens. D’un autre côté, l’urim-tummim du pectoral des prêtres juifs avait son parfait analogue dans le costume des juges en Égypte[14]. Les vêtements sacerdotaux de Jérusalem furent, comme tous les objets de luxe, empruntés à l’Égypte[15]. A l’époque reculée où nous sommes, rien n’autorise à supposer l’existence de tels ornements. L’usage du lin pour les surplis sacerdotaux parait bien, cependant, une imitation de l’Égypte, et une imitation très ancienne[16].

Ce qui paraît aussi tout à fait égyptien, c’est l’idée de personnes qui, par état et phi- suite d’une sorte de vocation divine héréditaire, sont chargées des choses religieuses, qui seules savent le culte et la manière d’honorer les dieux. Le clergé est bien une chose d’origine égyptienne. Rien n’était plus opposé, à l’esprit de la société patriarcale, où la famille gardait elle-même ses sacra. Dès leur séjour en Gossen, les Israélites eurent probablement de ces sortes de ministres, d’origine égyptienne, que chaque famille nourrissait pour les services religieux qu’ils rendaient. C’est ce qu’on appela un lévi, mot qui parait signifier inquilinus, un adhérent, un adjoint à la tribu, un aubain[17]. Il est possible que ce mot ne se soit produit que plus tard, quand les lévis formèrent une sorte de tribu à part, sans terre, et qu’il fut convenu que Lévi avait été un fils de Jacob, à qui son père n’assigna pas de lot, parce que ses descendants devaient vivre répandus parmi les autres et nourris par eux. Le nom de Gersom, porté par des fondateurs plus ou moins fabuleux de l’ordre lévitique, semble faire allusion à un, état de choses qui rendait les membres de cet ordre étrangers en tout lieu[18].

Il importe, en tout cas, de remarquer que le lévi n’est pas du tout le cohen patriarcal. Tout chef de famille était cohen. Dans beaucoup de tribus pieuses, le chef de la tribu s’appelait cohen[19] ; notables s’appelaient cohanim[20]. Ces noms étaient entourés de la plus haute considération. Le lévi, au contraire, n’était qu’une sorte de sacristain, ne voyant du culte que le côté matériel. Aussi la tribu de Lévi (pour parler selon la manière convenue), contribuera-t-elle très peu, du moins avant la captivité, au progrès religieux[21] ; aucun grand prophète ne sera lévite. Le bas prophétisme, au contraire, tiendra beaucoup de l’Égypte. L’habitude de consulter les dieux, qui répondaient par des signes, était un des traits de la religion égyptienne. L’éphod et les devins tireurs de sorts, à la manière du lévite de Mika[22], viennent probablement de là.

En somme, l’Égypte, loin de contribuer au progrès religieux d’Israël, ne fit que semer des obstacles et des dangers dans la voie que le peuple de Dieu devait parcourir. L’Égypte donna le veau d’or, l’éternelle pierre d’achoppement des masses, le serpent d’airain, que les puritains détestaient[23], les oracles menteurs, le lévite, qui fut la lèpre d’Israël, peut-être, la circoncision, qui fut sa plus grande erreur et faillit un moment contrebuter ses destinées. Si l’on excepte l’arche, l’Égypte n’introduisit en Israël que des éléments perturbants, qu’il fallut éliminer, parfois avec crise. Il n’en fut pas de même des données empruntées à la Chaldée. Toutes celles-ci furent fécondes, et, sauf peut-être le nom imprononçable, restèrent des colonnes de la religion. L’humanité croyante en vit encore ; elle doit à ces vieilles fables toute une préhistoire, qu’elle goûte fort, et une cosmogonie, dont elle est très fière. Le génie d’Israël ne vient pas de la Chaldée ; mais la Chaldée lui a fourni les dix premières pages du livre qui a fait son incomparable succès.

L’Égypte, au contraire, lui a fourni peu de germes féconds. Et combien de choses exquises elle tua ! La belle vie jacobélite est finie. Plus de ces nobles types d’aristocrates, fiers, honnêtes, sérieux en religion. L’autorité n’est plus entre les mains du chef de la tribu. Elle se démocratise en quelque sorte. La foule a désormais une voix, et cette voix ne sera pas du tout en faveur du puritanisme religieux. Le culte des élohim va bientôt sembler fade. A tout propos, le peuple regrettera les vulgarités de l’Égypte, et, pour le contenter, il faudra lui élever des Apis aux cornes dorées.

Dans l’ordre social et politique, en effet, le changement qui s’opéra en Israël, par suite de son séjour au pays de Gossen, fut très considérable. Durant le siècle qu’il passa en Égypte, Israël se multiplia considérablement. L’esprit de la tribu nomade disparut peu à peu de son sein. A l’époque patriarcale, nous ne voyons pas un seul exemple de révolte contre le patriarche ; car l’autorité était toute morale. Maintenant le gouvernement absolu a créé sa contrepartie, l’esprit révolutionnaire. Les masses, aigries par les fonctionnaires pharaoniques, se révoltent fréquemment contre leurs chefs. Ces douces familles de pasteurs, dont les populations sédentaires accueillaient le passage avec bénédiction, deviennent un peuple dur, obstiné, à la nuque résistante. Son approche excite la crainte de tous ; c’est un ennemi. Il est féroce pour quiconque se trouve sur son chemin. La transformation est opérée : Israël n’est plus une tribu, c’est déjà une nation. Hélas ! depuis le commencement du monde, on n’a pas encore vu une aimable nation !

 

 

 



[1] Toute chronologie sérieuse fait ici défaut. Les textes sont incertains, contradictoires et, d’ailleurs, dénués de valeur historique.

[2] Livre des morts, ch. 125.

[3] De Rougé, Étude sur une stèle égyptienne de la Bibl. Imp., Paris, 1858 ; de Vogüé, le Temple de Jérusalem, p. 33 ; Lepsius, Denkm., Abth. III, Bl. 189 b ; Wilkinson, A popular account of the ancient Egypt., t. Ier, p. 267 et 270.

[4] Exode, XXV, XXXVII.

[5] I Samuel, IV, 4 ; II Samuel, VI, 2 ; Ps. LXXX, 2 ; XCIX, 1, etc.

[6] De Vogüé, l. c.

[7] I Samuel, ch. XXI ; Osée, IX, 4.

[8] Nombres, XXI, 8 et suiv. ; II Rois, XVIII, 4.

[9] Hérodote, III, 28 ; Diodore de Sicile, I, XXI, 10 ; Strabon, XVII, 22.

[10] Quoiqu’on ait dit le contraire, il y a des taureaux Apis et Mnévis en pierre et en métal, quelques-uns de très forte taille en pierre, comme l’Apis du Louvre, qui est d’époque saïte, ou le Mnévis de Boulaq, qui est de la XXe dynastie. [Maspero.] Les représentations d’Hathor sont encore plus nombreuses.

[11] העודמ, peut-être θρίαμβος, triumphus, mots qui ne paraissent pas aryens.

[12] Mission de Phénicie, index, p. 883.

[13] Levy, Siegel und Gemmen (Breslau, 1869), p. 33 et suiv., pl. III ; de Vogüé, Mél. d’arch. orient., p. 131 et suiv. ; Clermont-Ganneau, dans le Journal asiat., févr.-mars 1883, p. 128 et suiv.

[14] Diodore de Sicile, I, XLVIII, 6 ; LXXV, 5 ; Ælien, Var. hist., XIV, 34.

[15] V. Ancessi, les Vêlements du grand prêtre et des lévites, etc. Paris, 1875.

[16] Hérodote, II, 37 ; I Samuel, II, 18 ; II Samuel, VI, 14, etc.

[17] Cf. Isaïe, XIV, 1 ; LVI, 3.

[18] Notez de singuliers échos entre Exode, II, 22 ; Juges, XVII, 7 ; XVIII, 20.

[19] Exode, II, 16 ; III, 1.

[20] Job, XII, 19.

[21] L’origine lévitique de Moïse est une supposition a priori, d’une époque relativement moderne.

[22] Juges, ch. XVII, XVIII.

[23] II Rois, XVIII, 4. Ézéchiel croit qu’Israël fut idolâtre en Égypte. Ch. XX, 7 et suiv.