HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT NOMADE JUSQU’À LEUR ÉTABLISSEMENT DANS LE PAYS DE CHANAAN

CHAPITRE PREMIER. — ARRIVÉE DES SÉMITES EN SYRIE. - CHANANÉENS.

 

 

Le passage de l’animalité à l’humanité ne s’est pas fait sur un point unique du globe, ni par un seul effort spontané. De plusieurs côtés, soit à la fois, soit successivement, la conscience humaine se dégagea, s’éleva, s’épura, conçut l’idée de justice, affirma le droit et le devoir. Le langage vint préciser et fixer ces conquêtes. La capitalisation des résultats, la solidarité des générations, conditions essentielles du progrès, furent dès lors assurées.

Le langage, comme la moralité elle-même, ne fut pas le résultat d’une création unique. Les langues se formèrent séparément, en des centres divers ; elles constituèrent des familles irréductibles les unes aux autres, des types qui, une fois formés, se côtoyèrent durant des siècles, sans se modifier sensiblement. Un élément de groupement et de séparation plus capital que la race se produisit alors. Ce qu’il importe de remarquer, en effet, c’est que l’apparition de ce qu’on peut appeler les différentes espèces humaines d’une part, et l’apparition des différentes familles de langues d’autre part, furent des faits séparés par des siècles nombreux, si bien que la division des espèces humaines et la division des familles de langues ne coïncident nullement[1]. Dans chaque centre de création linguistique, il y. avait déjà des individus d’espèces très différentes. Il put arriver d’ailleurs, plus d’une fois, que des familles de très prés apparentées au point de vue de la physiologie, mais déjà séparées les unes des autres, se créassent leur langage sur des types fort différents.

Les langues, de cette manière, représentent, non des divisions ethnographiques de l’humanité mais des faits constitutionnels extrêmement anciens et d’une portée incalculable ; car ;la langue étant pour une race la forme même de la pensée, l’usage d’une même langue, continué durant des siècles, devient, pour la famille qui s’y enferme, un moule, un corset, en quelque sorte, plus étroit encore que la religion, la législation, les mœurs, les coutumes La race sans les institutions est peu de chose ; les institutions sont comme les cercles de tonneau qui déterminent la capacité intérieure d’un récipient durable. De toutes les institutions, la plus vivace, c’est la langue. La langue se substitua ainsi presque complètement à la race dans la division des groupes de l’humanité, ou plutôt le mot race changea de sens. La langue, la religion, les lois, les mœurs firent la race bien plus que le sang. Le sang lui-même, par les qualités héréditaires qu’il transmit perpétua des institutions, des habitudes d’éducation, bien plus qu’un génie inhérent aux germes de la vie.

Il faut se figurer la primitive humanité comme très méchante. Ce qui caractérisa l’homme durant des siècles, ce fut la ruse, le raffinement qu’il porta dans la malice, et aussi cette lubricité de singe qui, sans distinction de dates, faisait de toute l’année pour lui un rut perpétuel. Mais, dans cette foule de satyres éhontés, il y avait des groupes portant en eux des germes meilleurs. L’amour fut bientôt accompagné de rêverie. Il se forma peu à peu un principe d’autorité. Le besoin d’ordre créa la hiérarchie. L’imposture s’opposa à la force. En exploitant des terreurs superstitieuses, des sacerdoces s’établirent. Certains hommes persuadèrent aux autres qu’ils étaient les intermédiaires nécessaires entre eux et la Divinité. Tout cela créa des sociétés analogues aux sociétés nègres du Dahomey, assez fortes, compliquées, tyranniques, superstitieuses, sans moralité, prodiguant le sang. La famille y existait à peine. L’enfant, à cet âge reculé, ne connaissait que sa mère. Les femmes étaient le bien commun de la tribu.

Des progrès, effectués durant des siècles, au sein de familles relativement bien douées, tirèrent de ces groupements primitifs, non la liberté, non la moralité, mais des états très réglés, où de remarquables acquisitions purent être faites. A des six et sept mille ans de distance, en effet, de l’âge où nous vivons, nous apercevons déjà trois ou quatre civilisations, ou, pour mieux dire, trois ou quatre grandes ruches humaines, ayant des règles, un mode de vie, une langue, des rites religieux établis. Cela ressemblait fort aux républiques des abeilles et des fourmis. Les alluvions des grands fleuves paraissent avoir été très favorables à ce premier type de civilisation, dont la Chine, ce vieil enfant ratatiné, a conservé le modèle jusqu’à nos jours Le fleuve Jaune, à l’extrémité orientale de l’Asie, le Gange, au sud de l’Himalaya, le Tigre et l’Euphrate, dans l’Asie citérieure, le Nil, enfin, en Afrique, virent s’épanouir des sociétés très parfaites au point de vue du mécanisme général, mais où la liberté et le génie individuels paraissent avoir fait défaut. C’étaient des troupeaux humains, gouvernés par un roi fils du Ciel, au sein desquels on chercherait en vain le principe qui a formé la cité grecque, l’église juive, la ligue germanique, la féodalité, la chevalerie, la royauté constitutionnelle, la république rationnelle. Dans de telles sociétés, l’ordre est procuré administrativement par des mandarins, par des chefs de service, par une police organisée. Pas un grand politique, pas un grand orateur, pas un grand citoyen. Pas plus de révolutions, de protestations contre l’ordre établi, que dans une fourmilière. Il ne faut pas oublier, cependant, que ce sont ces vieilles sociétés qui ont posé les premières bases de l’édifice humain, et fait presque toutes les inventions matérielles. La Chaldée, et l’Égypte, en particulier, fournirent aux Grecs et aux Hébreux, non leur génie assurément, mais des éléments essentiels de leur œuvre extraordinaire ; elles leur inoculèrent une foule d’idées, devenues par eux fécondes et fructueuses pour l’humanité.

Vers deux mille ans avant Jésus-Christ, nous voyons apparaître dans l’histoire un élément tout nouveau. Les Aryens et les Sémites font sentir leur présence dans le monde. Loin de s’être civilisées d’abord par grandes agglomérations, ces races commencèrent, à ce qu’il semble, par l’idée de l’individu défendant son droit contre ce qui l’entoure. Leur début fut la famille. Comme tout ce qui est, grand, la famille a été fondée par des moyens atroces ; des millions de femmes lapidées établirent la fidélité conjugale. La jalousie, sans partir d’un principe fort élevé, devint une condition essentielle du progrès. Le male garda sa femelle. Armé d’un gourdin et secondé par son chien, le satyre honnête fit le guet devant la petite fortification qu’il s’était faite ; s’il avait un soupçon, il écrasait la femelle adultère à coups de pierre. Ces groupes, relativement nobles, se serrèrent les uns contre les autres et formèrent des camps assez forts pour s’isoler de l’immense nuit anarchique qui les environnait.

Ainsi émergea de la sauvagerie ce qu’on peut appeler la moralité barbare, que nous entrevoyons, dans la haute antiquité, sous deux types, le type aryen et le type sémite. La civilisation matérielle, quand ces deux types d’honnêteté relative apparurent, pouvait sembler déjà vieille ; mais la moralité véritable naissait bien avec eux. La Chaldée était en possession de ces institutions bizarres qui devaient être à quelques égards si favorables à l’éveil de l’esprit humain. L’Égypte avait atteint son plein épanouissement, et, dans sa maturité, on voyait poindre sa décadence. La Chine était à la fois jeune et décrépite, à peu près aussi bien administrée qu’elle l’a jamais été. Les nouveaux venus, au contraire, étaient rudes, très inférieurs aux Égyptiens et à la vieille Babylonie anté-sémitique, pour l’outillage matériel de la vie ; mais ils avaient le feu intérieur, la poésie, la passion, la mélancolie, le besoin d’une autre vie, le secret de l’avenir. La famille, impliquant la pudeur de la femme, avait chez les Aryens la force d’un lien de fer. La tribu, chez les Sémites, était une école de fierté, de respect, de dévouement réciproque.

Sur ce fond commun se dessinaient des différences morales et intellectuelles très profondes. La stricte monogamie fut la loi de l’aryanisme primitif[2]. La femme eut, tout d’abord, une large part aux devoirs, aux dangers de la famille, ce qui lui donna quelque chose de ferme et de viril. L’enfant fut l’élève en commun de son père et de sa mère ; il reçut l’empreinte de ses parents avec une force extraordinaire. Chez les Sémites, l’esprit de race ne se montra pas moins énergique ; mais la monogamie ne fut point stricte. L’homme respectable put connaître plusieurs femmes à la fois. — En religion, le contraste n’était pas moindre. La religion primitive de l’Aryen fut un polythéisme effréné. Dès les temps les plus anciens, le patriarche sémite eut une tendance secrète vers le monothéisme ou du moins vers un culte simple et relativement raisonnable[3].

Les langues surtout présentaient une profonde opposition. Les langues des Aryens et des Sémites étaient essentiellement diverses, bien qu’on pût remarquer entre elles certains airs de parenté. La langue aryenne avait une grande supériorité, surtout en ce qui touche à la conjugaison du verbe. Ce merveilleux instrument, créé par l’instinct d’hommes primitifs, contenait en germe toute la métaphysique que devaient développer plus tard le génie hindou, le génie grec, le génie allemand. La langue sémitique, au contraire, prit tout d’abord, en ce qui concerne le verbe, un parti défectueux. La plus grande erreur que cette race ait commise (car ce fut la plus irréparable) a été d’adopter pour la manière de traiter le verbe un mécanisme si mesquin, que l’expression des temps et des modes a toujours été pour elle imparfaite et embarrassée. Aujourd’hui encore, l’Arabe lutte en vain contre la faute linguistique que commirent ses ancêtres, il y a dix ou quinze mille ans.

La race aryenne, vers l’an 2000 avant Jésus-Christ, a son centre dans l’Arie antique (aujourd’hui l’Afghanistan), et de là elle a déjà projeté vers l’Est et le Nord les branches qui deviendront les Celtes, les Scythes (Germains et Slaves), les Pélasges (Grecs et Italiotes). Vers le même temps, le cœur de la race sémitique parait être l’Arabie, alors moins desséchée qu’aujourd’hui[4]. C’est d’Arabie que semble être partie la conquête qui fit de la Babylonie, jusque-là touranienne, couschite ou céphène, une terre sémitique. Les Araméens suivirent probablement la même voie[5]. Enfin, selon d’anciennes traditions, c’est aussi d’Arabie que seraient venus dans le bassin de la Méditerranée les peuples qui se désignaient eux-mêmes du nom de Kenaani et que les Grecs nommèrent Phéniciens[6]. Ces peuples s’étendirent le long de la mer, depuis la petite île de Ruad jusqu’à Jaffa. Ils parlaient une langue tout à fait analogue à ce que nous appelons l’hébreu[7]. On ne voit pas qu’ils aient jamais été nomades. Tout d’abord, ils étaient entrés dans les voies du commerce et de la navigation ; ils fondèrent les puissantes villes commerçantes et industrielles de Sidon, d’Aradus et la ville plus hiératique de Gébal (Byblos). Quoiqu’ils n’aient jamais formé de véritable empire continental, il y, eut des tribus chananéennes dans l’intérieur, et toute la Palestine, surtout à l’ouest du Jourdain, en fut peuplée.

La Syrie devint ainsi un pays tout sémitique. Les listes des noms de villes syriennes se rapportant aux conquêtes des Thoutmos et des Ramsès sont remplies de noms sémitiques[8]. Les Khétas, que les annales égyptiennes mentionnent si souvent comme des voisins haïs, sont très probablement les Hittim chananéens, dont le centre était à Hébron, mais dont le nom paraît avoir souvent désigné l’ensemble des populations chananéennes[9] et même la Syrie[10]. Le nom de Rotenou, qui sert aussi chez les Égyptiens à désigner les populations de la Syrie, est probablement le nom de Lotn, ou Lot, qui se rattache aux environs de la mer Morte[11]. Les races primitives d’Émim, de Zonzommim, d’Énakim étaient réduites à des restes insignifiants[12]. L’Égypte exerçait sur le pays une sorte de suzeraineté. Mais, en dehors des riches villes phéniciennes, cette suzeraineté était nominale. Elle se bornait à des expéditions renouvelées de règne en règne et toujours facilement victorieuses. Le peu d’art qu’il y avait dans le pays portait une empreinte égyptienne très prononcée[13].

 

 

 



[1] J’ai développé ce point dans les Langues et les Races, conférence faite à la Sorbonne le 2 mars 1878. Bulletin de l’Association scientifique de France, n° 540.

[2] Concevoir le mariage aryen sur le modèle du mariage romain, les Romains présentant le type le plus archaïque de la société aryenne.

[3] Voir, pour plus de développements, Hist. des langues sémitiques, l. I, ch. I, et l. V, ch. II, et Observations sur le monothéisme des peuples sémitiques, dans le Journal Asiatique, février-mars et avril-mai 1859.

[4] De nos jours, l’Arabie, surtout celle du Sud, se desséché encore. L’eau disparaît de lieux où il y en avait autrefois, et les populations émigrent vers la Perse.

[5] Les rapports intimes de l’ancien araméen et de l’ancien arabe sont un des résultats les plus frappants des progrès de l’épigraphie sémitique. Voyez Revue d’archéologie orientale, 1re année, n° 2 (1885), et les inscriptions découvertes par M. Doughty, publiées dans les Notices et extraits de l’Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, t. XVIII, 1re partie ; Revue des études juives, juillet-septembre 1884, p. 1 et suiv. Tout ce qui vient d’Arabie, en fait d’inscriptions, est araméen. Les Érembes d’Homère (Odyssée, IV, 84) miroitent étrangement entre יסךא et יבךע. Cf. Strabon, XVI, IV, 27.

[6] Hérodote, I, I, 1. Le système de M. Budde (Bibl. Urgeschichte, p. 343 et suiv.), sur la non identité de Kenaani et de Phénicien, est réfuté par la monnaie de Laodicée, par le chap. X de la Genèse, par Juges, XVIII, 7, où la mode sidonienne est sûrement la mode phénicienne, etc. Cf. Isaïe, XIX, 18.

[7] Voyez Corpus inscr. semit., 1re partie. Les noms des villes et des rois chananéens sont à peu près hébreux.

[8] Mariette, Karnak, pl. 17-26 ; les Listes géogr. des pylônes de Karnak, in-4°, 1875, avec atlas in-fol. ; Maspero, dans la Zeitschrift für ægypt. Sprache, 1881, p. 119-131, et dans les Mémoires du Victoria Institute, 1886 et 1887 ; Chabas, Le Voyage d’un Égyptien, in-4°, Paris, 1866.

[9] Voyez Gesenius, Thes.

[10] Ce serait là un emploi abusif, comme chez nous l’emploi du mot Allemand pour désigner tous les Germains, d’Anglais pour désigner tous les sujets britanniques.

[11] Voyez Gesenius, Thes.

[12] L’établissement des Philistins est postérieur.

[13] Voyez Mission de Phénicie, conclusions.